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lundi 12 août 2019

Le camp des saints

Belle journée d'automne. La lune qui se lève dans un ciel vaguement turquoise est rose et ovale, une pierre lisse et transparente. Je ramasse des tonnes de poires, je fais des tas de pots de confiture. La voisine m'a donné, pour me remercier de sa récolte, un gâteau fait avec mes poires, et un pot de confiture.
Ce matin, j'ai fait dire une pannychide en mémoire de Bernard Frinking, mort récemment, à un âge avancé, et étant donné sa vie, il est sans doute heureux de se trouver là où il est à présent, auprès du père Placide, mais il laisse sa femme Anne, âgée elle aussi et inconsolable.

Natacha, avec le père Constantin et moi

Ensuite, je me suis retrouvée une fois de plus au café français, avec le père Constantin et une amie à lui, accompagnée de son jeune fils, une journaliste d'Ekaterinbourg, qui écrit aussi des vers, Natacha. Natacha, éberluée par le phénomène que je représente, a voulu m'interviewer. C'est une journaliste orthodoxe, et j'étais de mon côté intéressée par ce qu'elle me racontait. Par exemple, elle ignorait tout de la répression des gilets jaunes, des yeux crevés, des mâchoires et des pommettes explosées, des mains arrachées, des furieux coups de matraques jamais sanctionnés, des vieux piétinés, gazés ou même étranglés, comme je l'ai vu récemment sur une photo saisissante. On ne dit rien de tout cela aux Russes, qui doivent continuer à croire que l'Europe et l'Amérique sont des paradis prospères et démocratiques, que l'Ukraine est libérée et que seule "l'intervention russe" au Donbass l'empêche de vivre pleinement son bonheur national dans le concert des nations civilisées où les femmes ont des culottes en dentelles... Pas mal de Russes, d'après elle, et surtout des jeunes, sont très irrités par le Donbass et la Crimée  qui les empêchent eux aussi d'entrer dans le monde merveilleux de Walt Disney et croient volontiers les calembredaines de journalistes en tous points semblables aux nôtres, animés par les mêmes rancoeurs, la même détestation du peuple au sein duquel ils vivent, et qu'ils méprisent, au service des mêmes maîtres mondialistes. Il faut dire que d'après elle, Ekaterinbourg est en plus un endroit de pointe, pour ce genre de mentalité, avec l'infect centre Eltsine, à la gloire de celui qui a vendu la Russie en pièces détachées, où l'on couvre de boue l'histoire russe et le peuple russe, exactement comme on le fait actuellement du peuple français. Le sentiment antireligieux y est très vif, il faut dire que de ce côté-là, la propagande est aussi très active. Or si j'ai entendu raconter toutes sortes d'histoires de brigands sur l'Eglise et ses "popes en Mercedes", et admet d'ailleurs que certaines puissent être vraies, je n'ai jamais rien vu de tel de mes propres yeux. Ekaterinbourg est d'après une émission de Nikita Mikhalkov qui m'avait beaucoup intéressée, un endroit stratégique pour les ennemis extérieurs et intérieurs de la Russie, qui, depuis Ivan le Terrible, œuvrent toujours de concert pour y mettre la pagaille. Car le plan est de scinder ce grand pays en plusieurs morceaux et éventuellement, de le placer sous tutelle internationale, j'ai entendu de mes oreilles, au cours de cette émission, des libéraux le proposer, parce que "les Russes sont incapables de se gouverner eux-mêmes".
Cependant, Natacha ne pense pas que ce plan se réalisera, Dieu l'entende. Au bout d'une heure de conversation, elle m'a demandé ce que je voyais comme issue au problème mondial de l'installation de la dictature universelle à visée transhumaniste, et à la dégradation méthodique de nos peuples respectifs, en vue de les faire disparaître. Car toute révolution est exclue, et celles qui ont précédé nous ont préparé le monde affreux où nous sommes. Une révolution qui aboutit à un changement de régime ne réussit que parce qu'elle a le soutien de financiers ténébreux et de sociétés secrètes malfaisantes, comme on l'a vu en France, puis en Russie. Si elle n'est pas soutenue par ces gens-là, et donc manipulée, de manière à utiliser la colère populaire, justifiée ou non, pour servir les intérêts de ceux qu'elle croit combattre, elle échoue fatalement, et surtout de nos jours. C'est le Donbass, avec l'extermination planifiée des populations civiles, sous les calomnies ou le silence de la presse universelle. Ou les gilets jaunes. Une répression sauvage, sans aucune sanction des tribunaux, avec un cynisme total. Je ne suis pas politologue, mais ce que je ressens, c'est que nous ne nous en tirerons pas sans intervention providentielle, et que ce que nous pouvons mettre en pratique, c'est la création d'arches, de refuges, soit dans le fin fond des campagnes, car notre salut passe par la restauration d'une agriculture familiale normale, soit même simplement des regroupements autour de lieux sacrés, des regroupements culturels, spirituels, des communautés où l'on sauvegarde, soutient, échange, transmet. En attendant peut-être la fin des temps: le camp des saints... Refuser de jouer plus longtemps, refuser de participer et d'écouter le chant des sirènes.
Elle m'a demandé, elle aussi, si je n'étais pas nostalgique. Bien sûr que si... Et je pense que je refoule même cette nostalgie comme j'ai refoulé un temps les personnages de mon livre, pour rester concentrée et forte. Je ne peux écouter une chanson de Brel ou Brassens sans pleurer, même Trenet me tire des larmes. Mais je suis davantage nostalgique dans le temps que dans l'espace.


dimanche 11 août 2019

Visite de Yana et Génia



Au café la Forêt, avec Yana et Génia
Dans la foulée du départ de Ioulia, l'artiste-peintre, j’ai accueilli Yana et son mari Génia, qui sont absolument adorables, et malgré les contraintes inévitables, j’étais très heureuse de les avoir. Je ne connaissais pas Génia, c’est un gros nounours très bon, et d’une intelligence fine et sensible. Il m’a chanté une chanson populaire qu’il avait entendue dans un train de banlieue, interprétée en chœur par un groupe de gens. Elle était très savoureuse, dommage qu’il n’ait pas pu les enregistrer. J’en ai chanté une que j’ai apprise avec Liéna de Rostov, et il pleurait d’émotion en m’écoutant, parce que je suis française et aime tellement tout cela, que les Russes sont en train de perdre.
Yana apprécie beaucoup mes aquarelles et me conseille d’exposer, et je vais sans doute le faire, car l’encadreur, qui est également peintre, m’a dit la même chose, et sur ses conseils, je suis allée à la galerie de la cathédrale, où il y avait une belle exposition de paysages miniatures de divers peintres, et j’en ai parlé à la responsable, nous avons échangé nos coordonnées. Ce sera possible après janvier.
Yana et Génia m’ont sans cesse invitée soit au café français, soit au café Montpensier, et nous avons fini la série à « la Confiture », un restaurant de « cuisine européenne » qui fait aussi hôtel.  Cette cuisine européenne m’a fait penser à la nouvelle cuisine en France. L’avantage, c’est que j’ai mangé léger, pour une fois, et j’en avais bien besoin.  La déco était du genre design. Mais l’hôtel-restaurant situé sur la déviation Moscou-Yaroslavl, parcourue par les camions et les voitures, juste à côté d’une station-service. La vue n’était pas mal, elle donnait sur le massif forestier de l’autre côté de la route, il y avait une terrasse, inutilisable à cause du temps, c’était comme une sorte de restoroute gastronomique design, assez surprenant.
Yana et Génia me trouvent aventureuse, parce que j'ai roulé ma bosse, mais en réalité, j'ai fait tout cela contre ma nature et contre mon désir. Je cherchais désespérément ma place en ce monde où elle n'est pas.
Nous nous sentions bien ensemble, je pense qu'ils reviendront régulièrement.
Il a plu toute la journée, il pleut tout le temps. Je récolte les poires à toute vitesse, la voisine est venue en ramasser. Les arbres jaunissent et rougissent. Ma perception du temps est complètement bouleversée. Nous sommes au mois d’octobre depuis début juillet, de sorte que je m’attends à avoir novembre au mois de septembre, et décembre au mois d’octobre.
Pendant ce temps, la Sibérie est ravagée par le feu. J’ai lu quelque part qu’il n’y avait pas eu d’incendie de cette ampleur en Sibérie depuis 10 000 ans. En dehors des ravages sur la santé de la population, des milliers d’animaux sauvages ont péri. Ce qui n’empêche pas certains de braconner les ours pour vendre leurs pattes aux Chinois, lesquels les utilisent pour leur saleté de médecine, ils ont toujours une bonne raison pour exercer leur prédation sur tout ce qui bouge sans aucun état d’âme, avec une cruauté sans limites, Dostoïevski avait raison de dire que sans Dieu, tout est permis. J’ai lu également  sur plusieurs sites, y compris le site conservateur orthodoxe Tsargrad, que l’horrible incendie avait été, au départ, volontaire, pour dissimuler des coupes de bois sauvages, sur commande de ces mêmes Chinois ou de ceux qui fricotent avec eux. Il y a tellement d’événements sinistres, tragiques et révoltants que parfois, je ne trouve plus la force de me pencher dessus ni de les commenter, tellement mon horreur, ma douleur et ma colère deviennent  abyssales et sombres, un trou noir désolé, à l’intérieur de mon âme, un vide intersidéral totalement sidéré qui va s’élargissant dans un silence mortel. Et je sais qu’il me faudrait surmonter le spectacle de notre naufrage, de nos destructions et autodestructions, me raccrocher au Christ, notre seul espoir. Je ne sais pas si j’en aurai la force ni le temps. Je suis terriblement de la terre, et cette terre, on ne cesse de la profaner et de la détruire, avec toutes ses merveilleuses créatures, et en priorité, les meilleurs représentants de l’espèce humaine, systématiquement massacrés depuis deux ou trois cents ans, en gros depuis la naissance du capitalisme et la guerre impitoyable qu’il a menée aux sociétés organiques de paysans, de moines et d’aristocrates, à la vie dans sa beauté, sa noblesse et sa diversité. Mais j’ai confiance en la direction de mon existence que malgré toutes mes faiblesses et mes reculades, j’ai confiée à Dieu, avec le choix de ma fin, de son genre et de son heure.

Génia et Yana se sont mutuellement photographiés





mardi 6 août 2019

L'anniversaire de notre père Valentin



(photo père Vladimir)
C’était hier l’anniversaire de mon père Valentin, dans un café de la Novaïa Basmannaïa. J’y suis allée avec Dany. Il faisait un temps affreux et l’on se gelait, mais l’ambiance était très chaleureuse et très farfelue, comme d’habitude. Il y avait le père Vladimir Viguilianski et sa femme Olessia, ravis de rencontrer Dany, dont ils avaient soutenu le mari, le poète Iouri Iourtchenko, quand il était aux mains des bataillons punitifs ukrainiens, et un père Vadim qui connaît mon amie Katia, comme quoi le monde orthodoxe est petit. Le père Valéri, le père Dmitri, toute l’équipe... Les nombreux petits enfants du père Valentin (il en a 27...) J'ai porté un toast à mon cher père spirituel, en précisant que j'avais grâce à lui une famille russe dont j'avais vu grandir les enfants. "Laurence, nous vous aimons, nous vous aimons..." répétaient à sa table prêtres et amis. Les fêtes de ce genre, en Russie, permettent aux gens de se témoigner tous leurs bons sentiments, et ils y tiennent beaucoup. 
Le père Valentin ne pense pas que Poutine soutienne la « resoviétisation » du pays qu’observe Nazarov. Il n’exclut pas, comme moi, que ce soit là une manœuvre américaine sur fond de mécontentement et de naïveté pour diviser la population, qui était sur la voie d’une certaine réconciliation nationale, et pour justifier les campagnes contre « l’empire du mal » et la néonazification de l’Ukraine et des pays baltes. Il croit que la marge de manœuvre du président est étroite. D’après lui, il soutient et protège sincèrement l’Eglise, par foi et par patriotisme, raison pour laquelle l’Eglise le soutient aussi, à part une frange de religieux néostaliniens regrettables dont je ne comprends pas trop le raisonnement. Mais d’après lui, le patriarche est intraitable sur cette question et ne reviendra jamais sur les nouveaux martyrs de Russie. « Les persécutions peuvent très bien reprendre, me dit-il, si le pouvoir passe entièrement à des gens mal disposés. Mais cette fois, il n’y aura ni goulag ni exécutions. Il suffira d’étouffer les paroisses sous les impôts ». La répression par les impôts et les amendes, comme en France.
Il pense que les intrigues autour de Bartholomée et du tomos ukrainien sont en train d'échouer et de tourner à l’avantage du patriarcat de Moscou. Il faut dire que ces intrigues et les personnages qui les trament sont difficilement soutenables, même quand on est d’un naturel diplomate…
La population de la Russie, malgré tout, lui semble plus saine que la population européenne, et dans sa grande majorité, elle ne soutient pas les tentatives de déstabilisation de Soros par petits cons interposés, comme en Ukraine. J'en avais déjà parlé avec le comptable du café qui me disait: "Nous avons tous enfin un petit quelque chose et un peu de stabilité, et nous n'avons pas envie de laisser ébranler tout cela". De sorte que la différence avec les gilets jaunes n'est pas seulement dans la différence de comportement de la police ou dans la présence de commanditaires milliardaires mafieux internationaux derrière le mouvement, mais dans la nature des manifestants, populaires en France, classes moyennes paupérisées excédées, bobos en Russie. Le problème est que la technique consistant à exploiter politiquement de l'extérieur du pays les désaccords locaux peut compromettre toute action ciblée de la société civile. En réalité, comme nous vivrions tranquilles si on nous lâchait, si les voisins se mêlaient de leurs affaires et ne cherchaient pas à empiéter sur notre champ ni nous imposer leur façon de vivre, s'ils ne cherchaient pas à débaucher nos enfants, à les dresser contre nous, à nous voler nos maris et à monter le bourrichon de nos femmes. Je suis sûre que la Russie trouverait en elle-même les remèdes à ses maux si on lui fichait la paix. C'est d'ailleurs valable aussi pour la France. 

Ambiance... (photo père Vladimir)


Photo Dany

Photo Dany







dimanche 4 août 2019

Chez Nazarov. L'archipel des arches...


J’ai  laissé Ritoulia à mes deux hôtes. Si elle ne le vit pas trop mal, il est possible que j’essaie de la laisser à Katia et Nadia quand j’irai en France.  Cette fois-ci, sans voiture, avec l’expédition chez Nazarov qui ne tenait pas à la confronter avec ses chats, le bus, le métro, j’ai préféré ne pas m’en encombrer.
Nazarov,  analyste remarquable de l'histoire russe et des événements apocalyptiques en cours,  a vendu son appartement dans Moscou pour acheter une maison en dehors, mais la ville est en train de grignoter cette banlieue, ils auront bientôt le métro.  Comme d’habitude, c’est un chaos de grosses maisons rupines très moches, de bâtiments soviétiques et de nouveaux immeubles. Mais sa maison a un joli jardin sauvage au bord d’un ruisseau propre où vivent des canards, des grenouilles, un cours d’eau encore vivant et normal, et depuis les fenêtres, on ne voit que des arbres. Je me rends compte que dans le siècle qui vient, ces îlots de charme et de beauté seront les seuls refuges qu’il nous restera, c’est ce que je fais de ma maison, d’ailleurs, un refuge et un témoignage de beauté.
Sa femme est une aristocrate russe née en Belgique très distinguée, très douce et très bonne. Elle recueille tous les chats en détresse qu’elle rencontre.  Chez eux, il y a des chats partout, de tous âges, et j’ai dormi avec un chaton rouquin, qui m’adopterait bien et réciproquement, mais à mon âge, je ne veux pas de chaton, et j’en ai assez déjà chez moi.
Nadia, la femme de Nazarov, reçoit sa sœur, et nous avons pu parler français toutes les trois, Mikhaïl Victorovitch le lit et le traduit, mais le parle avec difficultés. Il m’a fait goûter son alcool de prune, qui est excellent, et m’en a préparé une bouteille pour le père Valentin qu’il connaît.
Il m’a pris une interview, je suis interviewée de tous les côtés, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse tête.
Il m’a lu un texte sur la patrie, les liens sacrés qui nous unissent à elle et m’a demandé si je n’avais pas la nostalgie etc. Si, j’ai la nostalgie, bien sûr. Oui, elle me tient à la peau, ma patrie d’origine. Non, je ne renie pas la France et ma culture. Il m’arrive souvent d’avoir la larme à l’œil à l’évocation puissante d’un coin du midi, une photo, un film, ou quand j’écoute une chanson, je dirais même que j’évite presque de les écouter, Brel, Brassens, Trenet, et tout ça ; mais mon exil est beaucoup plus situé dans le temps que dans l’espace. Comme dit Dany, tout ce que nous aimions là bas est parti. La Russie m’est profondément chère, mais je n’y ai pas grandi, et je le ressens souvent à la vue du paysage qui m’entoure, qui me fascine, mais qui n’a pas fait partie de la formation de ma personne. Le nord m’a toujours fait rêver, depuis les contes d’Andersen, et le père Valentin trouve que j’ai une personnalité boréale, néanmoins, j’ai grandi enivrée par les parfums et les couleurs du midi, par la mer Méditerranée et l’Ardèche… Donc oui, je suis en exil, dans un pays qui m’est très cher et qui m’a attirée toute ma vie. D’un autre côté, quand je reviens en France, j’ai le cafard, je n’ai plus la nostalgie, mais une grande tristesse, comme si je ne retrouvais qu’un décor, où errent les derniers Français, dont une bonne partie sont complètement dénaturés, à cet égard, le saccage de Notre Dame est fort symbolique, et trop peu nombreux sont les « Français de souche » à s’en émouvoir vraiment… Une sorte de cimetière de ce que fut la France, où tout ce que nous aimions est profané avec une haine et un mépris inimaginables.
Nazarov me dit que la Russie est aussi en train de mourir, il pense que les derniers temps sont venus et c’est sans doute vrai, encore que lui-même compte sur « le camp des saints et la ville bien aimée » qui seront sauvegardés jusqu’au bout mais il ne sait s’il s’agit d’un lieu déterminé, par exemple en Russie, ou de lieux disséminés à la surface de la terre, des îlots préservés. 
Il observe une resoviétisation de la Russie avec consternation. Il ne croit pas à la restauration d'un ordre communiste avec goulag et répressions mais pense que ceux qui ont volé et martyrisé le pays dans les grandes largeurs cherchent ainsi à se donner une légitimité historique, une légende accréditée et à effacer les traces des crimes commis, ce qui naturellement conduit à calomnier les victimes innocentes de ce Moloch, pourtant si étranger à la mentalité russe, à part son esprit communautaire dévoyé, mais le signe de notre temps est de tout dévoyer, de tout pervertir, de tout retourner et de plonger les foules, privées de leurs repères spirituels et culturels ancestraux, dressées, dénaturées et hypnotisées, dans une confusion hagarde et des confrontations néfastes et plus ou moins atroces entre camps faussement adverses.
Nadia et sa sœur ont voulu aller jusqu’à une église située « à cinq minutes », mais comme la première s’est égarée, nous avons marché longtemps, et mes articulations s’en ressentent. Rien que les couloirs du métro suffisent à raviver mes douleurs.  Nous avons vu un bonhomme qui tondait le long d'une rangée de spirées. Il entretient  le bas côté communal de la route, devant sa maison, et il en est très fier. « C’est plus joli comme ça…. » nous dit-il. Nous nous sommes extasiées.
Chez le père Valentin, j’ai trouvé Alissa, sa fille mariée à Clermont-Ferrand, avec ses enfants qui sont tous très beaux. Elle va de temps en temps chez le père Elie à Terrasson, mais c’est loin et ça revient cher, au prix de l’essence en France. Et aux églises roumaine et russe de Clermont.  L’absence totale de spiritualité chez les Français la sidère. « Vous avez des amis, en dehors des églises orthodoxes ? me demande-t-elle. Les seuls Français avec qui je m’entends sont ceux qui vont à l’église orthodoxe. C’est comme si on changeait de pays, tout-à-coup, ce ne sont pas les mêmes Français ». Nous avons commenté les opinions de Nazarov sur le camp des saints. Nous pensons qu'en effet, il y aura une sorte d'archipel d'arches diverses, et peut-être un endroit où elles seront plus concentrées. C'est le thème du roman de science-fiction orthodoxe de Ioulia Voznessenskaïa "le voyage de Cassandre ou aventures avec des pâtes", que j'aimerais bien traduire si on me trouvait un sponsor. L'archipel des arches plus ou moins grandes, une maison, une communauté monastique ou agricole, un morceau ou des morceaux de pays, l'archipel des arches comme pendant à l'archipel du goulag.







vendredi 2 août 2019

Les oiseaux




Sur cette photo de 1892, trouvée sur un fil de nouvelles, ces enfants russes écoutent les oiseaux. Regardez leurs expressions, leurs attitudes, leur attention paisible, presque leur ferveur, et vous comprendrez à quel point nous avons dégringolé, avec le fameux "Progrès". Ces enfants-là n'avaient pas, dès le ventre de leur mère, les oreilles et la tête farcies de musique synthétique aussi immonde qu'obsédante, ils n'entendaient ni la perceuse ni les motos, ni la débroussailleuse, ni la radio à tue-tête. Ils écoutaient les oiseaux.
Un ami violoniste et folkloriste de talent me racontait que sa mère d'origine paysanne, quand il était petit, dans les années 50, l'emmenait dans la forêt et le posait près d'un ruisseau, pour lui faire écouter l'eau, le vent, les oiseaux...
Maintenant, je suis obligée de choisir le moment pour pouvoir me livrer à cette occupation vitale, entre la tondeuse et la radio des voisins, les gosses circulent à vélo avec la radio, ils ne savent plus exister sans ce tintamarre, qui fracasse l'âme et l'esprit, et les ferme à le beauté du monde. Ils n'écoutent pas les oiseaux. Et ils n'ont plus du tout ce genre d'expressions, ils ont quelque chose d'obtus, de nerveux, ils sont façonnés par tout ce tohu-bohu survolté, dans lequel ils grandissent, par cette cacophonie, et par la laideur que produisent autour d'eux des gens qui jamais ne s’assoient pour écouter les oiseaux et le vent, et la chanson qui pourrait monter en eux et venir éclore sur leurs lèvres.
En quelque cent ans, les humains sont sortis, volontairement ou forcés, du cercle enchanté de la vie pour se faire la proie d'une grande machine grinçante qui dévore tout sur son passage. Tout ce que nous faisons est hideux, mortifère, nous nous sommes détournés de Dieu pour adorer le veau d'or et Moloch, auquel nous sacrifions les enfants, au propre et au figuré, les transformant en chair à canon, chair à débauche. Malheur aux sinistres bergers qui nous ont menés là où nous en sommes, la carotte dans une main et le bâton dans l'autre. Bouchers illusionnistes. Bonimenteurs du diable.
Combien de ces petits enfants ont été emportés plus tard dans la tourmente révolutionnaire?
Fervents petits enfants de la sainte Russie au coeur aussi ouvert que les oreilles.

Trous noirs

Le lac avant la pluie

Je devais aller ce soir à un festival, à Rostov, mais la sœur de l’électricien, Olga, qui devait y aller aussi et m’emmener en voiture, a déclaré forfait : sa mère est malade, elle ne peut pas lui laisser sa gosse, qui va s’ennuyer au concert. Or, sachant qu’Olga nous emmènerait en voiture, et que je rentrerais le soir, j’avais accepté d’aller demain chez l’historien Nazarov, près de Moscou, visite que j’avais déjà remise une fois. Aller en bus à Rostov, puis prendre le bus ou le train le lendemain pour rejoindre Moscou, sachant que Nazarov lui-même habite hors de Moscou et que je foncerai du bus dans le métro, cela me coupe bras et jambes. Même sans aller à Rostov, d’ailleurs… je n’ai trouvé de place que dans le bus de 8h, et je déteste me presser le matin. Ce sera l’expédition, et je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal… Liéna a beaucoup insisté, je ne savais comment m’en sortir. Mais c’est vraiment au dessus de mes forces, car j’aurais dû tout laisser tomber, faire mon sac à toute vitesse, courir essayer d’avoir de la place dans un bus pour Rostov, changer mon billet de demain pour un autre…
Nazarov est un homme remarquable, j’ai envie de le rencontrer, je pense qu’il ne prendrait pas bien que je lui fisse encore faux-bond. Son livre sur l’histoire contemporaine de la Russie est éclairant aussi sur l’histoire du monde en général, et de la civilisation infernale qu’a engendrée l’occident détaché de l’Eglise originelle et de sa vocation avant tout spirituelle. Le catholicisme a dérivé, puis provoqué la réaction protestante qui, par sa proximité avec le judaïsme et sa rencontre avec la franc-maçonnerie, a accentué la glissade progressiste, matérialiste, technologique capitaliste,  provoqué les révolutions qui nous ont livrés sans défense à de gros usuriers sans principes, et l’élimination de la paysannerie, dont les Anglais furent les pionniers. Je ressens depuis longtemps la Renaissance et ce qui a suivi comme un ensemble de symptômes morbides,  ce qui ne remet pas en cause à titre personnel les génies qui se sont succédés  dans le domaine des arts et de la littérature européenne, mais cette concentration même du talent sur des personnalités d’exception, souvent malheureuses et incomprises ou excessivement adulées, alors que l’ensemble des peuples était lentement privé de son génie collectif et de son expression traditionnelle ancestrale, combattus et accablés de mépris par les autorités bourgeoises, que notre vie quotidienne devenait de plus en plus hideuse, vulgaire, indigne, dégradante et infernale, me paraît le signe qu’à un certain moment, nous avons déraillé: alors que jusqu’en 17, la Russie, contrainte de suivre plus ou moins le mouvement ou de disparaître, a essayé de sauver sa paysannerie, qui était sa chair et son âme, et l’essentiel de ses traditions, même si  sa noblesse et son intelligentsia étaient  coupées de leurs sources.
J’ai compris que l’été était fini. Cette année, il a duré environ un mois, le printemps trois semaines,  et nous aurons un automne de 5 mois, à moins que la neige ne tombe dès novembre. Mon amie Dany se cramponne toujours à l’idée de l’été indien, mais même si nous avons quelques beaux jours d’automne, nous n’aurons pas juillet-août en septembre-octobre, ça, ce n’est pas possible. Au moindre rayon de soleil, je me précipite sur le perron, sur le banc que j’ai acheté au printemps, et je regarde les fleurs, les nuages, les étourneaux qui se rassemblent, comme à Pierrelatte au mois d’août, mais moins nombreux. Le peuplier d’en face vibre de leurs conversations pour moi incompréhensibles, et voilà qu’avec un bruit ronflant d’ailes froissées, une nuée d’oiseaux se soulève et se déplace dans le vent, vers un autre lieu à hanter de sa frémissante multitude.
Mon petit pommier, et le poirier devant  la maison, que je n’avais jamais vu porter de fruits  depuis que je suis ici, en sont couverts, cette année, mais faute de chaleur et de soleil, ils ne mûrissent pas.
...
Les Français de ma connaissance ricanent devant les vidéos ou les photos des « répressions policières » à Moscou : des gamins impudents et narquois qu’embarquent sans grande brutalité des policiers calmes. Je poste sur les fils de commentaires des divers sites russes des photos de tous les gilets jaunes éborgnés, mutilés, défigurés, sans dents, sans mains, sans visage… Je me souviens de cet homme de cinquante ans sauvagement matraqué devant sa fille de vingt ans qui hurlait. Où sont-elles, les violences policières ? Du côté de la dictature mondialiste des banques, des dingues richissimes et sataniques qui veulent complètement détruire nos peuples, leur mémoire, leur histoire, leur foi, leurs traditions, leur culture, pour nous faire plonger dans une société de science-fiction cauchemardesque dont ils seront la caste toute puissante et qui n’aura pas d’issue. Ceux qui gênent la caste sont sauvagement réprimés. Ceux qui la servent sont emmenés avec toutes sortes de précautions, et se pavanent. Comment différencier un gilet jaune français d’un libéral russe ? Le second a ses deux yeux, ses deux mains, marche sur ses deux jambes, et garde un sourire que n’a pas déparé un projectile en pleine gueule.  Ceux qui gênent la caste sont emprisonnés, conspués, vilipendés, ruinés. Ceux qui la servent peuvent  casser, violer et massacrer tranquilles, on leur trouvera toujours des excuses, puisqu'ils sont là pour éliminer et terroriser les autres...
Ce qui me chagrine au plus haut point, c’est que j’ai des amis russes libéraux, par ailleurs fort sympathiques, et même intelligents, et que tout cela ne leur effleure absolument pas la cervelle. Quand je vois Navalny, qui d’ailleurs n’emballe qu’une petite frange de neuneus citadins, je retrouve la même foncière félonie qui me frappe chez Macron, Trudeau, Tsipras ou Guaido : des types à qui je ne confierais ni mon chien, ni mon porte-monnaie, ni ma petite sœur. Les satrapes de la mafia, fabriqués dans le même chaudron.  De ce côté-là, je trouve que vivre en province n’est pas mal, les gens ne se laissent pas embarquer de la même manière par de pareils escrocs. Ils sont parfois nostalgiques du communisme, mais cela m’est plus compréhensible, et puis c’est moins dangereux. Parce qu’il suffit parfois d’une meute d’excités largement financés et soutenus par l’étranger et les banques supranationales pour faire basculer un pays et le transformer en trou noir. C’est ce qui s’est passé dans la Russie de 17, et c’est ce qui s’est passé dans l’Ukraine de 2014…

mardi 30 juillet 2019

Garçon manqué


Je me lève dans les brumes, un chat avait dégueulé sur le dessus de lit. J’arrive dans la salle de bains, je monte sur la balance : elle était mouillée. Une mare de pisse. De chat, de chien, je ne sais pas, j’espère que ce n’est pas mon artiste peintre… Voilà qui fait bien débuter la journée.
Le père Constantin m’avait engagée à venir à la liturgie aujourd’hui, car il n’aime pas lorsqu’en semaine, il n’a personne à qui donner la communion. Je n’avais aucune envie d’y aller. Mais aucune. C’est même étonnant que moi, qui suis si orthodoxe, je n’arrive pas à surmonter mes petites faiblesses pour aller à l’église ou respecter les carêmes qui me compliquent la vie et me cassent les pieds. Mais c’est comme ça…
Enfin pour finir, j’ai lu les prières de communion que je n’avais pas lues la veille, et je suis partie en traînant les pieds, en jupe, avec les collants et tout, et le fichu sur la tête, pour enfourcher mon vélo, direction la cathédrale. Il faisait un froid d’automne profond, 12°,  vent du nord, le mois d’octobre. Hier, il ne faisait pas beaucoup plus chaud, mais il y avait au moins du soleil. Cela dit, quand il ne pleut pas, qu’il y a du vent, de beaux nuages, c’est vivifiant, le pire c’est les rideaux de flotte et le ciel gris.
Quand je passe au pied de l’église de la Transfiguration, où saint Alexandre Nevski a été baptisé, j’ai toujours un élan du cœur : elle est si belle, si pure, elle me parle d’un temps où tout était simple et sacré, elle a survécu à tout, elle a vu le beau prince du XII° siècle et les affreux bolcheviques, et elle est toujours là. Ouvre-moi la porte, saint Alexandre, de la ville invisible de Kitej et protège ce qu’il reste de Pereslavl…
J’aurais bien aimé être madame Alexandre Nevski, encore que je ne suis pas sûre d’avoir ce qu’il faut pour remplir la fonction de princesse à longue tresse penchée sur son métier à tisser aux côtés d’un guerrier qui va périodiquement risquer sa peau en vous faisant des enfants entre deux campagnes, mais on ne se posait pas la question, et la question ne se posait pas, et cela me paraît psychologiquement tellement reposant. Et puis au moins, on l’avait d’office, le mari, et les enfants aussi. A cinq ans, on commençait à préparer son trousseau, on n’avait pas à se demander si on passerait son bac, quelles études on ferait si on « réussirait sa vie », on avait de la chance ou l’on n’en avait pas, et ce qui comptait, c’était ce qu’on faisait de son âme, si on avait aimé les siens, si on leur avait été utile.
Alexandre Nevski avait dix neuf ans, quand il a commencé à remporter ses victoires. Je n'aime pas tellement les bustes de lui qui hantent la ville. J'aimerais bien voir la tête qu'il avait. Je pense qu'il était beau, beaucoup de Russes le sont, et à l'époque, ils devaient l'être encore plus, avec la vie qu'ils menaient, rude et saine.
Je me suis confessée, j’ai communié, j’ai pris le petit déjeuner au café Montpensier avec le père Constantin. Il est anti Poutine, mais pense que de toute façon, depuis la mort du tsar, la Russie est aux mains de n’importe qui, et que suivre Navalny, avec sa tête de faux témoin, il faut être idiot ou vouloir le malheur de sa patrie. Comme moi, il voit dans la ferveur et l’élan de la procession ukrainienne une sorte d’événement mystique qui est notre lueur d’espoir. Je lui ai fait part de mon sentiment d’inadéquation de ma nature aux exigences chrétiennes orthodoxes. « Oh mais nous en sommes tous là, me dit-il. D’ailleurs il ne faut pas projeter sur l’ensemble des fidèles ce qui relève du monachisme et qui n’est pas à la portée de tout le monde.
- Dimanche, vous avez dit dans votre homélie qu’à notre époque, garder figure humaine était déjà un exploit. Le métropolite Onuphre aussi avait demandé à ses fidèles de prier pour garder figure humaine. Eh bien, c’est à peu près tout ce que je suis arrivée à faire de ma vie : garder figure humaine… »
Dieu aime bien qu’on fasse un effort, même insignifiant, car cette communion à l’arraché m’a fait du bien. 
J'ai dit au père Constantin que j'aimais bien les monastères de Pereslavl, et les moines que j'y voyais, que j'aimais bien aussi le monastère saint Théodore, mais que je préférais les moines aux moniales: "Vous voyez, à la limite, je voudrais bien être moniale, mais dans un monastère d'hommes, et cela ne se fait pas. Parce que les vertus domestiques des moniales, cela me casserait vite les pieds, alors que je vois des moines tellement intéressants, qui ont l'air d'avoir des vies spirituelles ardentes et des activités intellectuelles profondes, enfin j'aurais rêvé d'être une femme au foyer modèle et je suis quand même un garçon manqué..."
Il pense que néanmoins, Dieu m'avait choisie dès mon enfance pour un destin particulier, et gardée à l'écart des erreurs de l'époque.