Je suis
allée chercher à la banque une attestation comme quoi j’avais bien 65 000
roubles sur mon compte courant.
Auparavant, j’avais dû faire un petit virement, car j’avais été obligée
d’acheter mon billet d’avion avec ma carte russe. D’abord, comme d’habitude, et
bien que la dernière fois, une spécialiste des problèmes m’ait assurée, à l’issue d’une très longue attente, que tout serait désormais en règle, j’ai attendu
aussi longtemps, car cette fois, c’était mon compte courant qui n’apparaissait
pas. Et en fin de compte, le virement était trop récent et n’apparaissait pas
non plus. Or il faut absolument que j’ai la somme sur ce compte, pour obtenir
mon permis de séjour. Si j’ai en tout
plus que cela, mais sur plusieurs comptes, ça ne marche pas. Et il me
faut faire tout cela rapidement, car les analyses médicales qui m’ont coûté
tant de tourments, avec les tadjiks à Yaroslavl, sont valables un mois. Pendant ce temps, on me lavait ma voiture en
face. Le liquide pour nettoyer les
vitres gèle dans le réservoir. Il faudrait le vider et le remplacer :
comment on fait ça ? De plus, après le lavage, la serrure du coffre arrière est gelée, je ne peux plus l'ouvrir!
J’étais
tellement contrariée que je suis allée du côté du monastère Nicétas, que je
voyais, tout blanc, parmi les arbres givrés, et j’ai même suivi le lac. Mais je
n’ai pas tellement marché, car j’avais des bottes de ville et la princesse Rita
qui n’aime pas le froid. Elle a une fourrure plus courte que mes précédents
spitz, ce n’est pas tout à fait le même modèle, et puis tout cela est
décoratif, c'est pour faire joli dans les salons, Rosie avait un poil plus court, mais incommensurablement plus serré
et impénétrable.
Le
paysage était si beau que j’avais cette impression d’avoir changé de monde qui
me prend ici, une impression très étrange et que j’ai du mal à définir :
irréelle, surréelle ? Dans les branches emmêlées d’un buisson, le ciel
apparaissait comme une explosion de gouttes de vif émail dans un fin
cloisonnement. Le soleil se prenait aux ramures cristallisées d’un bouleau et
le rongeait des pieds à la tête. Sous le givre bleu brûlaient partout des
rameaux d’or. Et le monastère semblait un grand vaisseau, prêt à appareiller,
un vaisseau extraterrestre, une construction pas de ce monde. Des lueurs
flamboyaient doucement au creux de ses murs froids et purs, et ses coupoles
miroitaient : il y a quelque chose, dans l’architecture russe ancienne,
qui ne ressemble à rien d’autre sur la terre, quelque chose à la fois d’enraciné
et d’aérien, d’ici et d’ailleurs, et cela apparaît particulièrement sensible
quand la neige et la glace recouvrent tout, même les abominables cottages qui
infestent ses parages, et que de pudiques fichus blancs rendent plus discrets.
Je pensais à ces cavaliers et ces traîneaux qui passaient par là il y a quoi ?
Un peu plus de cent ans, à cette lande que rien alors ne profanait, et plus
loin encore, mais pas si loin en fin de compte, deux cents, trois cents ans,
quelle impossible beauté devait être celle de ce lieu que traversaient le tsar
Ivan et sa suite, ou bien Alexandre Nevski ? Une beauté hallucinante, car
j’étais déjà ensorcelée par ces nuances de bleu où couvaient des feux jaunes,
et ces massifs de forêts roses, la glace et la neige faisaient de tout ce que
je voyais un subtil arc-en-ciel, et la lune se levait, une demie-lune pâle dans
un ciel mauve. La jour déclinait très vite, en déployant toutes les secrètes couleurs
de la pure blancheur.
Imaginer
tout cela quand aucun de nos monstres n’existait encore, que tout était si
grand et si vide, que les maisons à la fois modestes et fantastiques menaient leurs
rondes aux pieds des murailles encore neuves, et qu’elles résonnaient de chants,
sans nul fracas mécanique, sans le tohu-bohu de la radio, et aussi de cloches, et de cris d’animaux. Quand tout était en place, toutes les églises et les monastères de la ville, toutes ces constructions étranges et poétiques, et que les gens avaient de beaux vêtements nobles. Quand tout
était tragique et merveilleux, fervent et magique, quand tout était sacré.
Merci pour ce beau voyage intérieur/extérieur, raconté avec tant de poésie et de réflexion
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