Au réveil, de la neige
partout. Très joli, avec un ciel bleu et rose, et la lune, des arbres
fantomatiques, mais les féeries hivernales un 25 mars ça commence à bien faire.
Et encore bon, il y a de la lumière, hier, sur la route de Rostov, c’était le
mois de novembre…
Après la liturgie du
dimanche, le père Andreï et le père
Constantin ont invité les gens à prendre le thé dans un local voisin. Ils
veulent restaurer une tradition qu’avait abolie l’évêque précédent. Mais peu
répondent à leur appel, et il faut dire que la chose nécessiterait une autre
organisation, et en particulier, l’apport collectif généreux de plats et de
victuailles pour nourrir les paroissiens affamés, même en carême, car là
c’était un peu de thé avec trois biscuits et quatre bonbons. Ils envisagent des
manifestations culturelles, ce qui serait aussi une très bonne chose.
Une jeune femme m’a
abordée : encore une moscovite venue se replier ici, où elle est assez
seule. Elle s’appelle Anastassia. Je vais lui faire rencontrer Katia et Nadia, bien
esseulées également. J’observe une
tendance, chez les gens de 25 à 40 ans, à fuir Moscou, même sans conjoints,
pour l’instant, surtout des filles. Et le développement des communautés à la
fois agricoles et orthodoxes. Quand on
commence à retrouver ses racines spirituelles et culturelles, on trouve
insupportable la vie de cyborgs qu’on nous impose de tous les côtés… cela n’est
pas compatible.
Je suis retournée
chanter avec Katia chez Liéna. Elle avait convoqué deux autres personnes, qui
chantent habituellement à l’église du chant znamenié, le chant liturgique
ancien, un jeune homme et une jeune femme. Comme c’est le carême, nous avons
travaillé des « vers spirituels », si méditatifs et si profonds qu’on
oublie tout le reste, et il y a ces moments, où les voix s’unissent, résonnent
ensemble, dégagent à l’intérieur de chacun un être beau et immémorial qui est
sa quintessence. Pas besoin de drogue pour oublier la laideur et la vulgarité
du monde où la modernité nous impose de vivre.
Pour nous rendre à
l’endroit où Liéna enseignait, nous avons traversé d’autres quartiers de
Rostov : que cette ville pourrait être jolie, que de choses encore à
sauver, il y a plein d’églises, souvent fort anciennes, de belles constructions
du XVIII ou du XIX° siècle, de charmantes isbas, beaucoup trop d’affreuses
cliches récentes également, mais quand même, si se trouvaient dans les
administrations des gens normalement cultivés et sensibles à la beauté, on
pourrait faire de Rostov un bijou et ce serait, en plus, rentable, cela
attirerait les gens, non pas ces hordes hagardes qu’on débarque d’un car, qu’on
promène à travers le kremlin et auxquelles ont fait acheter des merdouilles « typiques »
dans des cabanes qui défigurent les sites, mais des gens qui viendraient passer
leurs vacances, ouvriraient des galeries de tableaux, de jolis restaurants,
donneraient des concerts, vendraient de belles choses, feraient vivre cet
endroit. Mais non, les gros crétins qui décident n’ont jamais pensé à cela,
j’imagine d’ailleurs leur goût, leurs maisons, leurs meubles et leurs fringues…
"C'est vraiment une honte, soupirait Katia, la ville est dans un tel délabrement qu'on se croirait juste après la guerre"...
Pour Pereslavl, c’est
quasiment trop tard, mais Rostov pourrait être sauvé. Enfin même Pereslavl
pourrait encore l’être en partie mais la lèpre de la hideur moderne le dévore à
toute vitesse.
Mais il y a le chant, le
« patrimoine immatériel », au retour, et ce matin en me levant,
j’avais le chant d’hier qui résonnait toujours en moi, il me suit, il vit.
Liéna a dit hier en riant : «Laissons Laurence commencer la chanson, c’est
drôle à dire, mais elle a une voix si authentique ! On se croirait dans un
village perdu ! »
En effet, cela peut
paraître bizarre, mais je me suis rendu compte que, contrairement à ce que
j’avais cru toute ma vie, j’étais une sorte de medium, je ne vois pas de
fantômes, ni ne les fais apparaître, mais trouvant au fond de moi la porte
ouverte, ils s’y précipitent, et ils vivent là, en ma compagnie, c’est même
comme cela que j’ai écrit mon livre, et c’est comme cela que je chante, je
dirais même que c’est comme cela que je prie.
Je suis un peu comme le
petit tsarévich Féodor de mon livre :
Fédia glissa prosterné et cacha son visage sur les genoux de l’enfant,
qui lui caressa doucement les cheveux. « Je sais tout, murmura-t-il, je sais
tout. Je sais tout de naissance. Toutes les portes sont au fond de moi, il
suffit d’avoir les clés… Je sais, Fédia, je sais tout… Les gousli, le cheval
noir ! » Il avait presque hurlé, henni le dernier mot, et Fédia avait gémi en
écho, réfugié dans les reflets chatoyants de sa robe angélique. « Le cheval
noir… répéta l’enfant, d’une voix brisée par les larmes. Et le loup des
forêts…. Fédia, mon frère, mon frère ! Que fais-tu de toi ?»
C’est comme cela que
lorsque je prétends que le tsar Ivan m’accompagne, je ne le vois pas hanter ma
maison, mais il hante le tréfonds de mon âme, et il n’est pas le seul. Quand je
chante avec trois Russes qui chantent vraiment, qui ne braillent pas de la
culture de kolkhoze mais font de leur être un canal qui laisse passer l’eau
vive, c’est tout le peuple russe, depuis la nuit des temps et sans doute même
les ancêtres du mien, qui se met à chanter dans mon cœur.
Rostov, photo de la page facebook "малые русские города" |
Les poules à la rigueur mais les chèvres... cela suppose qu'elles aient des petits pour faire du lait, et cela implique la mise à mort des chevreaux. Je ne connais pas beaucoup de gens, séduits par un retour aux sources, capables de le faire, et même capables d'en assumer la responsabilité, si elles le font faire par quelqu'un d'autre.
RépondreSupprimerOui, j'en suis bien incapable, et je pense ne plus pouvoir assumer tout cela, de toute manière.
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