Après la liturgie d'aujourd’hui, l’évêque a pris le
thé avec les paroissiens. Il m’a présentée comme une célébrité, et cela me met
un peu mal à l’aise, parce qu’en fait, cela
me met trop en vue, comme il me l’a demandé auparavant, suffit-il d’être
français pour cela ? Il m'a dit avec un air d'entre deux airs, qu'il était allé sur internet voir tout ce qui me concernait!
J’ai compris d’après les discussions ultérieures, que l’éparchie
était non seulement très fauchée, mais même endettée, et pour ce qui est des
églises en piteux état, il m’a déclaré : « Je ne dirai rien, parce que
sinon, j'en dirai trop ! »
Les belles églises de Pereslavl et autres lieux de
Russie, profanées et ruinées par le pouvoir communiste, quand elles n’ont pas
été détruites, ont été restituées à l’Eglise qui doit se débrouiller pour
réparer les dégâts de l’Etat. Cela ne serait rien, s’il ne nous gênait pas, et
si nous pouvions tous retrousser nos manches et agir. Mais c’est que sur les
églises considérées comme des monuments historiques et dont l’état ne s’occupe
pas, on ne peut pas planter un clou sans autorisation, que l’on doit passer par
une commission spécialisée ruineuse pour tous travaux, et celle-ci s’adresse à
des entrepreneurs avec qui elle est en cheville, et qui sont tout aussi chers. On espérait que l’état
allouerait de l’argent à l’occasion des festivités de l’anniversaire de la
naissance de saint Alexandre Nevski, mais tous les crédits sont partis sur
Saint-Pétersbourg et sa région. Pierre le Grand y avait fait transporter ses
reliques, mais le prince n’y a jamais mis les pieds de son vivant. Il est né à
Pereslavl, il a régné à Novgorod…
J’ai dit à quel point j’étais scandalisée, et à
quel point c’était même idiot, car des villes comme Pereslavl et Rostov,
arrangées avec goût deviendraient beaucoup plus attractives et donc rentables.
« Je ne dirai rien, sinon, je vais trop parler ! » me rétorque
l’évêque. On lui a posé des questions politiques, sur l'Ukraine, notamment. Mais il n'a pas voulu trop en parler non plus. "La position de l'Eglise russe est de prier pour tous les Ukrainiens de n'importe quel camp, bons ou mauvais, tout ce qu'on peut dire, c'est que le patriarche Bartholomée a passé les bornes. Mais j'ai assez à faire avec l'éparchie qui dépend de moi, et vous avez assez à faire avec votre salut personnel".
L’éparchie a une population réduite, beaucoup d’églises
et de monuments historiques à sa charge, pas d’argent. La légende du pope en
Mercedes, chère aux russophobes, en prend un coup mais c’est ainsi. Notre
évêque n’a pas de Mercedes ni de BMW, ni même de chauffeur. Il a de l’humour et
de la bonne volonté…
Notre cathédrale est encore bien délabrée, avec sa coupole barbouillée de hideuse peinture verte, son sol carrelé n'importe comment. Elle a une belle iconostase récente, de bois simple, sans dorures boursouflées. Sous l'URSS, à la place du sanctuaire et de l'autel, on avait mis des toilettes et des douches...
Il y a des
moments où je me demande comment je surmonterai tout cela, ce triomphe des mutants
stupides, laids et cupides de la modernité sur tout notre héritage humain de
beauté, de noblesse et de spiritualité, et sur la nature qui l’a porté. Sans
doute en ne vivant plus trop longtemps. En partant avant qu’on ait fait de la
planète une poubelle et un enfer sans plus aucun refuge . C’est ce qui me console d’être vieille, et de
ne pas avoir d’enfants. On nous a fait un monde, où l’on n’a pas envie de
laisser des enfants, et où ne sait plus comment les éduquer et les soustraire à
tout ce qui va polluer leurs âmes neuves, à une tyrannie avilissante à
laquelle il sera de plus en plus difficile de s’opposer, même par la résistance
passive.
J’ai revu une de mes jeunes femmes, Anastassia,
avec une amie très sympathique, aux yeux lumineux. Elles essaient de rénover
une église récemment « rendue » aux croyants, et complètement
défigurée, et elles y chantent aussi pendant les offices de semaine. « Je
lisais beaucoup de science-fiction quand j’étais plus jeune, me dit la jeune femme
aux yeux clairs, et je vois avec autant d’horreur que de stupéfaction, tout
ceci se réaliser au-delà de mes craintes ».
Avec la publicité que me font le père Constantin
et l’évêque, en effet, je deviens une célébrité, ici. Tout le monde me salue,
et chose extraordinaire, une vieille voulait me céder sa place assise à l’église,
j’ai refusé, car elle était plus décatie que moi, et j’avais eu la possibilité
de m’asseoir auparavant. Le fait que
tout le monde me reconnaisse m’angoisse un peu, car je suis loin de reconnaître
tout le monde, de sorte que je dispense des sourires égarés pour ne vexer
personne.
La veille, j’avais dîné carême au café Montpensier.
On y fait de très bons plats carémiques. On a faim au bout d’une heure, mais c’est
bon. Rita est la vedette de l’endroit, les serveuses se l’arrachent et lui
donnent du blanc de poulet et une écuelle d’eau, elle en devient même insolente.
C’est à côté de la cathédrale, et c’est pratique pour le père Constantin, qui,
en principe, doit m’aider à traduire mon livre. Il est content, parce qu’il
voit se former une sorte de noyau culturel à Pereslavl, l’évêque, les jeunes femmes
moscovites, un moine récemment arrivé d’un monastère de Moscou, et moi… et je m’en réjouis également, je suis sans
doute venue par la volonté de Dieu sur le territoire sinistré de la Russie
historique, mettre mes pas dans ceux d’Alexandre Nevski et Ivan le Terrible,
dont les traces sont partout, dans la région. Le père Constantin le pense :
«Vous êtes venue apprendre aux Russes à aimer leur propre pays ». Il croit
que notre sainte Russie est gardée intacte par Dieu en son Royaume et que nous
la retrouverons. Oui, la ville invisible de Kitej. Une ville légendaire devenue pour moi la métaphore de la sainte Russie: elle s'est faite invisible pour échapper aux Tatars, mais on peut parfois en apercevoir le reflet dans le lac près duquel elle s'élève et entendre résonner ses cloches et ses chants.
Très beau texte de vie qui décrit tellement bien ton âme dans cette sainte Russie chère à ton coeur !...tes mots sont comme un miroir qui émerge d'un lac et dont on voit et ressent les reflets lumineux...
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