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mercredi 5 juin 2019

Clôture de la fête de Pâques à Rostov.

Ces jours-ci, j'ai regardé une magnifique série télévisée russe sur les Démons de Dostoïevski. Les jeunes acteurs qui incarnent les personnages du roman de façon médiumnique ont été interviewés par la chaîne culturelle. Celui qui jouait l'abominable Piotr Verkhovenski a commencé par proclamer sa foi en l'esprit russe et en la renaissance de son pays. Il a expliqué qu'en jouant ce rôle, il s'était purgé de ses propres démons. Ces garçons étaient si profonds et si beaux, et abordaient de tels sujets, que je comprenais encore mieux, et avec émotion, pourquoi j'avais été fascinée dès mon jeune âge par leur pays, et pourquoi j'avais finalement décidé d'aller y finir mes jours. Et cela malgré les démons toujours à l'oeuvre, que je vois grouiller dans les commentaires des sites orthodoxes, trolls libéraux ou néostaliniens, ou néopaïens, égarés ou malfaisants, ricanants et haineux comme leurs équivalents néonazis ukrainiens, ou chez nous gauchistes, islamistes et antifas. C'est que nous ne sommes plus armés pour identifier nos démons, en France, même ceux qui croient en Dieu trouvent obscurantiste de parler du diable. Alors qu'en Russie, on ose en parler, et la lutte se poursuit. En Russie, ceux qui croient savent à qui ils ont affaire, et l'on ne se heurte pas sans cesse à des faux-semblants. A la limite, même les démons y sont plus francs et plus lucides sur eux-mêmes.
Jamais on n'aurait produit une telle série en France, et jamais on ne l'y montrera. Et jamais on n'y fera une telle émission, jamais je n'entendrai de jeunes acteurs discuter de cette manière. Je voyais apparaître des liens profonds entre l'acteur et l'écrivain, l'acteur comme l'écrivain, quand ils sont sincères, laissent arriver et se révéler en eux  les passions et les aspirations humaines à la façon d'un bain photographique, ils endossent les péchés des autres, comme Mitia dans les frères Karamazov, et comme Dostoïevski lui-même. Ils deviennent eux-mêmes un théâtre, celui de la lutte éternelle des ténèbres et de la lumière.
Je suis tombée il y a quelques temps sur cette citation du starets Sophrony:
Par la repentance, nous ne vivons pas notre propre drame individuel : Nous vivons, en nous-mêmes, la tragédie de toute l'humanité, le drame de son histoire depuis le commencement des temps.
Katia et Nadia m'avaient offert d'aller à Rostov pour la liturgie épiscopale de clôture de la fête de Pâques à la cathédrale de la Dormition. Elle date du XVII° siècle, et garde un très beau style russe original, comme tout le Kremlin qui est à côté. Elle est également dans un piteux état, mais en voie de restauration, comme en témoignent des échafaudages. Mais les chasubles flamboyantes du clergé, les lampes et les cierges, prenaient un éclat particulier sur ce fond ravagé, il existait entre ces restes malmenés par les démons et ceux qui les avaient récupérés pour y célébrer une harmonie organique, qui n'est pas toujours aussi apparente dans les églises mal restaurées, par exemple. Le choeur était de grande qualité, on m'a dit plus tard que c'était le choeur du séminaire de Yale, en Amérique. Je priais. Des tas de choses me traversaient l'esprit, mais sans m'empêcher de prier, au contraire, elles entraient dans ma prière, et je pensais à la citation du père Sophrony, je me sentais participante de la grandeur humaine et de sa terrible chute, je prenais en moi tout ce que j'avais vécu et aimé mais aussi détesté.
On a prié pour l'Ukraine, pour la réconciliation et l'arrêt de la guerre civile et de l'effusion de sang. Des gens hochaient la tête. autour de nous résonnaient des chants pascaux, car c'était la clôture de la fête, et les fidèles répondaient avec ferveur, pour la dernière fois de l'année, "en vérité, Il est ressuscité" aux appels des prêtres: "Christ est ressuscité". Et puis le bourdon s'est mis à sonner et c'est devenu inexprimable, quelque chose qui se passait à la fois aujourd'hui et hier, car c'est une cloche ancienne, pré révolutionnaire, avec une voix vibrante, profonde et pure, faite pour nous soulever tous, morts et vivants, une voix pareille à la trompette du jugement dernier, comme dans le vers spirituel russe:

Ils viennent, ils viennent, les derniers siècles
Les sources des rivières vont se tarir
Le soleil et la lune vont s’assombrir
Les claires étoiles tomber sur la terre
Et l’archange Michel va surgir
Il va sortir sur la haute montagne
Et jouer de sa trompette d’or :
Debout, les vivants et les morts…[1]

Autrefois, toute la Russie vibrait de cloches pareilles, qui assourdissaient les étrangers, dont le coeur n'était pas en résonance, les Allemands et les Anglais déjà coupés des sources lumineuses, mystérieuses auxquelles mon âme, ici, se désaltère. 
Ensuite, nous sommes tous partis en procession, portés par ce carillon incomparable, car Rostov est la capitale du carillon russe, c'est là qu'ils sont traditionnellement les plus beaux, à travers le kremlin féerique, et le long du lac Nero, vers le monastère saint Jacques. Je voyais encore beaucoup de très jolies maisons, non seulement des isbas, mais des immeubles du XVIII° ou XIX° siècle, tout cela est délabré, et souvent déparé par toutes sortes d'épaves, mais cette ville pourrait facilement redevenir un joyau. "Dire que toute la Russie devait être comme cela", a soupiré Katia. Elle portait Rita dans son sac, et elle m'a vite distancée, car la procession galopait littéralement, et je traînais la patte. J'ai remarqué qu'elles sont toujours menées au pas de charge, quand il s'agit de faire le tour de l'église, je ne les suis même plus, j'attends leur retour, mais sur deux, trois kilomètres ou plus... Pourquoi faut-il aller si vite, ne laissant pas le temps de prier, chanter, et contempler, aussi, sans compter que de nombreuses vieilles bonnes femmes comme moi ont du mal à suivre...




[1] Идут идут последние веки
Иссохнут, иссохнут источники реки
Солнце и месяц помелкнут
Ясные звезды на землю скатятся
Взойдет, взойдет Михайл архангел
Узойдет, на гору крутую
Затрубит трубу золотую

Le carillon de la cathédrale


dans la cathédrale

fresque d'origine au dessus de l'autel

l'iconostase 


sortie du clergé





le clocher




Katia me précède encore

Le long du lac, je ne suis plus du tout! Je n'entends même plus les chants et les prières...

Le monastère


une belle isba

et cet ornement ravissant


Ce bâtiment date de 1914. A l'époque, on avait du goût, et il s'intègre très bien.
Il était destiné à devenir une hôtellerie, il a été un hôpital militaire, puis la révolution a éclaté...
Il ferait un hôtel superbe, à côté du monastère, mais cela n'a pas l'air d'effleurer
qui que ce soit. Mieux vaut le laisser pourrir pour le remplacer par un hôtel arménien
affreux, comme à Pereslavl Zalesski.... 




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