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mercredi 12 juin 2019

au lac Nero


Encore une journée passée avec Katia, hier. Nous sommes allées à Rostov, où nous devions rejoindre Liéna pour la reprise de nos répétitions de folklore. Nous voulions nous baigner dans le lac Nero avant de dessiner, mais nous nous sommes contentées du dessin, la baignade est interdite dans ce beau lac, pollué par les égoûts…

Je pensais aux générations de Russes qui avaient dû s’y baigner et pêcher, nous vivons vraiment une époque formidable.
Le long du chemin qui borde le lac, il y a encore beaucoup de jolies maisons traditionnelles, qui épousent les courbes du terrain et accompagnent les fantastiques architectures du kremlin, ses tours et ses coupoles. Mais déjà, une affreuse baraque prétentieuse est tombée  là au milieu avec arrogance, comme un OVNI. Je ressens une vraie souffrance morale au spectacle de cette laideur contemporaine, de cette disgrâce vulgaire qui écrase tout, qu’elle soit visuelle ou sonore, d’ailleurs.  Je dois dire que si Rostov est assez délabrée, elle est moins ravagée par la modernité que mon pauvre Pereslavl.
Les gens y sont très gentils, spontanés, communicatifs et serviables, comme presque toujours en Russie, à part dans els administrations, mais c’est souvent aussi un rituel que de faire la gueule pour avoir l’air sérieux, et après, on se montre parfois tout à fait compréhensif.
Nous avons passé Rita en contrebande dans la maison des Pionniers, et elle s’est tue au fond de son sac comme un vrai partisan. Liéna avait convié deux autres apprenties folkloristes, et un homme aussi, qui n’est pas venu. Avant, j’étais toujours avec un ensemble d’hommes, avec mes cosaques bien aimés,  et maintenant, je suis entourée de nanas. Mais d’un autre côté, les hommes et les femmes, dans la tradition russe, ne chantent généralement pas les mêmes chansons, parce qu’ils n’avaient pas le même genre de vie. Il y a des chansons mixtes, et ils chantaient ensemble aux champs, certainement, et pour les fêtes, mais quand même, une grande partie du répertoire est « regrettablement genré », comme on dirait chez nous aujourd’hui : les femmes chantaient en filant, tissant, brodant, il y avait les déplorations de noces, les déplorations funéraires, les hommes chantaient à cheval, à la guerre, et tout cela imprimait aux chants une marque particulière. Donc, je me trouve avec  des bonnes femmes en train d’apprendre un répertoire de bonnes femmes. Et puis, à vrai dire, elles sont extrêmement bonnes. Liéna est la douceur même, et Katia a tant de points communs avec moi que j’en suis sidérée. Elle trouve l’amour purement physique décevant et pas seulement sur le plan affectif. Un prêtre lui avait dit : «On sait d’instinct ce qu’il faut faire, quand on aime, et on n’a pas besoin de toute cette pornographie, ces kama soutra et autres », et c’est bien aussi mon avis, même dans l’amour les gens ne savent plus être vrais et simples, et abandonnés. Ils ont théoriquement « le choix » et ne choisissent presque jamais, se mariant peut-être  encore plus mal que du temps des mariages arrangés,  par lassitude, conformisme, faiblesse ou intérêt.
Donc Katia et moi avons la même croix, et nous en sommes venues à la conclusion que nous étions victimes de l’époque qui a complètement bouleversé et anéanti les rapports entre les sexes.
Nous avons parlé aussi de l’éducation, des écoles confessionnelles qui semblent, d’après ce qu’elle dit, offrir le même risque de dégouter à jamais les gosses de la religion que les écoles  catholiques. Nous avons évoqué le cas d’un lycée orthodoxe où les enfants sont élevés loin de tout comme au XIX° siècle, avec la perspective d’affronter à la sortie le monde post-moderne dans toute sa démence et sa perversité. Cependant, les écoles non confessionnelles deviennent de plus en plus le théâtre de toutes sortes d’expériences  déconstructrices et de pressions perverses, et ne préparent plus des êtres humains, mais des individus atomisés en compétition les uns avec les autres pour la meilleure place possible dans une société aliénante, déshumanisée que toute personne normale ne peut avoir qu’en abomination.  Et moi qui étais contre l’école à la maison, essentiellement pour des raisons de socialisation, j’en viens à considérer maintenant que c’est une mesure salutaire dans le contexte, quand on peut s’en charger, ce qui est loin d’être toujours le cas. «Pour te dire le fond de ma pensée, Katia, je crois que l’école n’est pas quelque chose de naturel, et je l’ai ressenti dès mon enfance. J’étais en révolte complète contre l’école, et comme je ne suis pas quelqu’un de violent, cela se traduisait par une sorte de résistance passive, d’émigration intérieure. A part les conformistes et les malléables que sont les premiers de classe, quel sens peut avoir l’école, pour un enfant ? On l’arrache à sa famille et on le colle dans un établissement où des gens qui ne lui sont rien le soumettent à un formatage social décrété par un ministre dans son bureau, c’est-à-dire par un individu nuisible et dénaturé. J’ai ressenti cela très tôt, et si je faisais un léger effort pour passer d’une classe dans l’autre, c’était uniquement pour plaire à ma mère, et parfois à certains professeurs, car c’est comme cela qu’un enfant fonctionne, par amour, par respect. L’éducation normale, pour moi, c’estl’éducation traditionnelle. Selon les hasards de la vie, un enfant naissait chez les paysans, les nobles ou les artisans, et sa destinée était, sauf exceptions, tracée : remplir sa fonction là où il avait été placé, de la meilleure manière possible. Naturellement, il arrivait toujours qu’un artiste ou un guerrier, ou un mystique naquît à une place qui n’était pas forcément la meilleure pour lui, mais cela se corrigeait généralement de soi-même, car quelqu’un le remarquait, où il fichait le camp lui-même pour s’enrôler, ou se faire embaucher ou étudier, ou entrer au couvent.  Autrement, l’enfant apprenait au fur et à mesure qu’il grandissait ce dont il avait besoin pour survivre et s’inscrire dans son milieu et communiquer avec les autres, y compris le répertoire de contes, chants et danses transmis de génération en génération. Il participait, il était responsabilisé, et il apprenait très tôt toutes les ficelles de son métier.  Il en était récompensé par l’estime et l’affection de sa communauté familiale ou élargie, et même s’il n’était pas bon à grand-chose, on lui trouvait quelque chose à faire, il ne finissait pas SDF sous les ponts, à moins d’une guerre, de la peste ou autre cataclysme.  A « l’âge ingrat », il était capable de fonctionner, d’assumer et même de se marier. Il ne passait pas son temps à geindre et à fumer des joints en écoutant une musique d’abrutis, ou en regardant des films pornos, pétrifié d’horreur devant l’existence absolument insensée  dans laquelle on lui demande de s’insérer coûte que coûte.  L’être humain n’est pas fait pour fonctionner dans des structures anonymes dont il n’est qu’un rouage. Je me souviens que l’école de la république se vantait des « petits paysans qui deviennent ministres », ce qui à mes yeux n’est pas du tout une promotion, un paysan valant beaucoup mieux qu’un ministre, mais si cela se produisait, c’était grâce à tout cet héritage que la république s’est employée à déconsidérer et à supprimer.  Mon beau-père n’avait jamais pu entrer dans ce système, bien qu’il eût étudié et obtenu son bac latin grec, mais il avait besoin de la liberté de la terre, et de sa vérité. Il ne pouvait partir, dans un sens, avec les animaux et tous les impératifs de son métier, mais à l’intérieur de son royaume qu’était la ferme, il était son propre maître. Maintenant, il n’y a plus de possibilités de vivre de cette manière, c’est pour tous un esclavage qui ne dit pas son nom, et ce qu’il reste de paysan a appris le métier auprès d’abrutis déconnectés dans des lycées agricoles, au lieu de le recevoir de leur père qui l’avait reçu de son propre père. Je ne parle pas de toute la culture qui allait avec, remplacée par ce qu’on appelle maintenant « la culture populaire » soit la culture de masse fabriquée en série, comme tout le reste, pour remplir les poches de quelques uns en décervelant tous les autres. »
Je remercie Dieu de m’avoir fait rencontrer toutes ces jeunes femmes. Elles sont de bonne qualité humaine, et nous avons en plus, avec Katia et Liéna, la possibilité de monter quelque chose ensemble, un groupe de chant traditionnel qui nous unit et peut faire boule de neige. Le fils des voisins, Aliocha, a dit à sa mère : « J’ai entendu Laurence chanter avec une amie, c’était si beau, mais je n’ai pas osé aller écouter… »
Rita adore Katia. Quand elle arrive, elle se met à moduler des sons extatiques jusqu'à ce qu'elle la prenne dans ses bras.
C'est un détail, mais virez l'isba du premier plan pour mettre un château américain, un cottage pseudo normand ou un hangard en plastique, et cette harmonie russe à la fois poétique, modeste et fantastique sera perdue à jamais.




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