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vendredi 20 septembre 2019

Des signes

Je me suis poussée pour partir à Ferapontovo, le but premier de l’opération étant d’aller voir des personnalités qui m'avaient marquée,  le potier hongrois et les Pesterev, Olia et Sacha. C’est quand même loin, de six à sept heures de route, car il y a beaucoup de camions, de limitations de vitesse et de caméras. La dernière partie de la route, après Vologda, est la meilleure, car il y a beaucoup moins de trafic et l’on aborde de vrais paysages du nord, grands lacs, forêts d’automne sous un ciel fantastique. Tout mon séjour a été hanté par des nuages hallucinants, s’élevant depuis des horizons plats, à la fois dorés et sombres, jusqu’à des abîmes d’azur, où des portes s’ouvrent pour laisser jaillir la lumière dans les ténèbres ; des ponts colossaux se dressent, des contreforts, où défilent des créatures célestes d’un bleu émouvant, presque imperceptible, sur de formidables chaos, sur des vagues dont l’écume se retourne et se déverse d’un mouvement très lent et très puissant, inondant un paysage à la fois morne et mystérieux, humble et paré de mille joyaux jetés au pied de fugaces arcs-en-ciel.
La maison des Pesterev est à la fois modeste, agréable et très jolie. Celle de leur voisin, beaucoup moins modeste, est néanmoins confortable, contemporaine et esthétique, d’un style russe local épuré. Je peux rester des heures devant la fenêtre du salon chez les Pesterev, elle donne sur le lac et le ciel, c’est le cinéma permanent.
au premier plan, la maison contemporaine "riche", et au second, celle
des Pesterev.

Le potier Sergueï a eu la bonne idée de m’envoyer un de ses amis et élèves, Victor, pour m’emmener chez lui, car avec l’automne et les pluies, la route qui mène à son village est presque impraticable. Il est venu à notre rencontre avec une vieille camionnette militaire soviétique qui passe partout, mais on se demande comment elle ne se désintègre pas dans les cahots. D’énormes nuées montaient verticalement au dessus des pins et des bouleaux, comme des colonnes éblouissantes qui se perdaient dans le ciel, emportant oiseaux et feuilles mortes.



Je me suis retrouvée à boire le thé avec lui, Victor, et un autre élève, qui vient de Vologda apprendre la technique traditionnelle des poteries du coin. La conversation roulait sur les difficultés du métier, on en vit très mal, plus personne ne veut le pratiquer, et cela demande beaucoup de travail et de patience ; puis sur les vieux, qui peuvent encore transmettre quelque chose, et de là sur une certaine bonne femme qui, veuve, traînait ses pots à travers 40 km de marécages pour aller les échanger contre leur contenu de céréales ou autres, afin de nourrir les enfants.  Ensuite on en est arrivé à la dékoulakisation, qui a beaucoup frappé les esprits dans le secteur, car c’est la deuxième fois que je viens dans ce village et qu’elle est évoquée par des personnes différentes. « On nous prenait notre seule vache, ou notre seul cheval, comment pouvait-on faire pour vivre ? Dès que tu avais un petit quelque chose, tu étais un koulak, les seuls qui n’étaient pas des koulaks, c’étaient les ivrognes et les bons à rien, qui dénonçaient les autres pour les spolier.
- Il y a un village dans le coin, les gens y étaient tous également pauvres, et il fallait dékoulakiser, parce qu’il y avait un plan pour ça. Et ils cherchaient tous qui pourrait être leur koulak. Or l’un d’eux avait un samovar, qui passait de génération en génération, alors on le lui a confisqué.
- Les gens ne pouvaient faucher pour leurs bêtes que lorsque le kolkhose avait fait le plein et le leur permettait. Seulement ils savaient qu’en fin de saison, ils n’en auraient jamais assez pour franchir l’hiver, et comme il fallait nourrir la vache, ils fauchaient de nuit, dans les bois, le long des routes, comme ils pouvaient. Or ceux qui étaient aux postes de responsabilté, c’étaient les plus pourris, et l’un d’eux, lorsqu’il remarquait une meule de foin chez quelqu’un avant la fin du travail au kolkhose, il y foutait le feu, et c’est comme ça qu’un jour il a brûlé le foin de sa sœur, qui s’est brouillée avec lui pour le restant de ses jours. »
Sergueï m’a montré sa rivière, au bout du terrain, derrière sa maison. Il s’y baigne l’été. C’est une très jolie rivière, d’autant plus avec les feuillages d’automne et les gros nuages changeants. Je regardai s tout cela, il y a un contraste incroyable entre cette nature mélancolique et plate, et ces grandioses dérives de vapeurs tour à tour éblouissantes et violacées, ce mouvement, ces empilements de rayons et de gouffres, un immense silence s’étire sur les eaux et leur miroitement, un silence absorbant et étrange, où frémit un souffle d’air, où tombe une feuille, ou un oiseau répète une note monotone à intervalles réguliers. Tout cela semble attendre, prier…
Il pousse dans ce coin des pommiers que je n’avais jamais vus, avec de minuscules fruits rouges au goût acide et sauvage, les « kitaïka ». Les trois bonshommes m’en ont cueilli un sac.
Au retour, Victor m’a expliqué comment il était venu à la céramique après avoir été chauffeur routier. Il m’a dit qu’il ne remarquait plus la beauté de sa région, mais en réalité, il a très bien su me la vanter. Elle est rude et magnifique, les gens sont vrais, simples, spontanés et honnêtes. Victor me dit qu’à part une bouteille de vodka, on peut laisser n’importe quoi dans sa voiture ouverte, personne ne volera rien…
J’ai avec Sacha et Olia des conversations intéressantes et profondes, ils ont beaucoup d’humour, et ils s’entendent admirablement bien. Ils hébergent provisoirement leur fils, sa femme et leur nouveau-né. Ils ne veulent pas vivre en ville, ils veulent de la beauté, de la paix, et des relations humaines normales. Le jeune homme travaille au musée de la petite ville voisine de Kirillov.
Sacha aussi me parle abondamment des répressions politiques qui ont frappé pratiquement tout le monde. Mais il n’est pas libéral pour autant : « Dans les années 90, nous étions à deux doigts de finir comme les Ukrainiens, le trou noir irréversible sous contrôle étranger, et nous nous sommes relevés, nous n’avons plus de dette extérieure, nous vivons un peu mieux, vous avez vu, nos routes  fédérales redeviennent praticables, la situation se normalise. Il ne faudrait pas, évidemment, déstabiliser tout ça. Ces gens qui s’agitent à Moscou, cela représente 2 % de la population…
- Ils sont extrêmement impudents et déplaisants…
- Et agressifs !
- Et agressifs. Alors que vos flics prennent des gants, les nôtres défigurent et mutilent les gilets jaunes, qui sont soumis à de lourdes peines judiciaires. C’est que nous, notre Maïdan, nous l’avons eu en 68, et nous nous battons contre ceux que vos imbéciles de libéraux servent avec zèle. Echo Moskvi,  c’est plutôt Echo Washington ou Echo Tel Aviv…"
Sacha est un grand peintre abstrait. Il me dit qu’il vend peu, que la société post-moderne n’a pas besoin d’artistes, ni d’artisans, que la tendance est de transformer la société en un immense baraquement ou des foules d’esclaves tarifés vont travailler pour des salaires misérables, sous le règne d’une caste internationale, c’est exactement ce que je vois venir, il espère quand même que la Russie tiendra le coup.
D'après Olia, la région de Vologda remonte  la pente, beaucoup de gens vivent de la terre, ont des fermes, vendent leurs produits, et le folklore va avec. Elle est née à Férapontovo, sa mère également. Sa mère m’appelle jeune fille. « C’est gentil à vous, lui dis-je, mais je suis une vieille dame !
- Vous ne pouvez pas être plus vieille que moi. J’ai 92 ans ».
Le lendemain, en sortant dessiner, je vois un homme qui me regarde fixement, avec des yeux infiniments doux et profonds, et me salue. Sur le moment, je l’ai pris pour un moine errant, mais c’est un peintre de Moscou, Oleg, que j’avais rencontré l’été dernier, j’avais participé à une petite fête chez lui, avec les Messerer. Il m’a invitée à prendre le café. Arrivée dans son jardin, j’ai eu un instant d’intense ravissement.  Toujours ces nuages, suspendus, énormes, comme de grandes pensées bienveillantes, des matrices, des anges tutélaires qui jettent de la pluie pleine de rayons, ou déploient des arcs-en-ciel. Il faisait froid, mais le soleil chauffait encore, je me suis laissée tomber sur un banc de bois, pour regarder les bouleaux dorés, leur silencieux et frémissant ruissellement, les pins sombres, et une clématite Jackmanii, pareille à la mienne, qui fleurissait encore abondamment, bravant les frimas à venir. Oleg avait même des colchiques, c’était la première fois que j’en voyais en Russie. Je n’avais pas envie de rentrer dans son isba, mais de rester là, au dernier souffle de l’été, ce chaud et fugitif baiser entre deux passages nuageux. Mais j’ai fini par me laisser entraîner à l’intérieur. J’étais absolument captivée par le visage d’Oleg, ce visage de mystique russe, allongé, inspiré et paisible, sa barbe et ses cheveux bouclés, ses yeux insondables, calmes, infiniment compréhensifs, attentifs, intériorisés. On ne voit pas souvent un regard pareil. Il m’a raconté qu’il était allé aux Solovki, et sur l’île d’Anzer, où je n’avais pu me rendre, car il est le beau-père du jeune homme qui nous avait donné les coordonnées de son propre père, photographe devenu moine. Oleg ne s’était visiblement pas remis des Solovki, comme tous ceux qui y vont, et surtout de l’île d’Anzer.  C’est là qu’à l’endroit où 200 martyrs ont été fusillés, un bouleau a poussé spontanément en forme de croix. Oleg m’a confié qu’en peignant près de cet endroit, il avait distinctement entendu trois rafales de mitraillette. Il n’en a parlé à personne jusqu’au moment, où les moines, qui prient tous les jours pour chaque victime, ce qui rend leurs offices interminables, ont mentionné des phénomènes semblables. Il m’a offert le tableau qu’il était en train de faire alors.
Il était venu avec un intellectuel hollandais passionné par la Russie, les films de Tarkovski.  Celui-ci avait reçu des avertissements, dans son université, parce qu’il avait proposé une série de cours sur la culture russe, et quittant à regret  la Russie, il s’est écrié : « Ici, c’est la liberté, la liberté… »
« L’histoire que vous me racontez, lui dis-je, ce moment à l’île d’Anzer, cela n’arrive pas en France, ou si cela arrive, les gens ne le remarquent pas. Sauf ceux qui ont prié à genoux, quand Notre Dame a brûlé, ou bien des orthodoxes de ma connaissance, autrement, les Français donnent l’impression de n’avoir pas d’autre dimension et de n’en avoir, par-dessus le marché, aucun besoin, de sorte que j’ai l’impression que l’Europe et la Russie vivent dans des réalités absolument différentes.
- Chez nous aussi, il y a des gens de cette sorte…
- En effet, c’est un phénomène mondial, lié au progressisme matérialiste, mais quand même, je trouve que les Russes sont plus souvent occupés de questions profondes, ils sont plus naturels, donc plus près des sources vives.
- Oui, j’ai vu des touristes français, aux Solovki, c’est vrai qu’ils sont très souriants, volubiles, mais ce qui s’est passé là bas, et la charge émotionnelle et spirituelle de l’endroit, cela semblait leur glisser complètement dessus, on se demandait même ce qu’ils faisaient là, ils n’étaient pas du tout dedans. J’ai remarqué que tous ces gens qui viennent d’Europe, ils sont propres comme des sous neufs, je ne sais pas comment ils font, ils voyagent, ils passent dans des endroits boueux, et malgré tout on dirait qu’ils sortent d’une boite.  Moi, voyez, j’ai besoin de marcher pieds nus, j’ai besoin de sentir la terre sous mes pieds, et l’air dans mon nez, sur ma figure, je veux dire que mon hygiène principale, c’est de ressentir tout cela par tous les pores de ma peau, c’est pour cela que je suis venu au monde, et quand je dis cela, je ne parle même pas de sensualité, c’est juste que l’on connaît le monde par ses sens, et que si l’on bloque tous les accès, alors le courant ne passe pas…
- Oh que je vois bien ce que vous voulez dire, et en effet, tout est imbriqué, et ce qui nous est révélé par l’appréhension de nos sens, c’est la profondeur insondable de ce qu’ils appréhendent… »
Olga m’a fait à nouveau une visite privée du musée, mais cette fois-ci, j’ai vu avec elle le département consacré à l’art populaire : coffres et meubles peints, quenouilles décorées, broderies, métiers à tisser, traîneaux … Olga connaît aussi bien tout cela que les fresques de Dionysi.  Elle et Sacha pensent que les fondateurs russes de l’art abstrait, Kandinsky, Delaunay, Malevitch, dont on dit qu’ils étaient inspirés par les icônes, l’étaient tout autant par l’art populaire, les signes très anciens qu’on y retrouve, tous ces symboles de fertilité ou de conjuration, ces symboles cosmiques, aussi. 
Sur une quenouille, on voit la montagne de la vie, surmontée du soleil, le tout dépouillé jusqu’à l’abstraction. Sur l’autre, le soleil et les étoiles résumés à des sphères de différentes couleurs. Ces quenouilles inspirent également beaucoup Sacha, qui leur a consacré toute une série de travaux. Elles étaient fabriquées par les futurs maris, pour leurs épouses, et celles-ci les gardaient  toute leur vie, certaines sont rapiécées, réparées de toutes parts. La quenouille était même le symbole du mari, car les femmes s’asseyaient sur la partie horizontale, comme sur les genoux de leur époux, et travaillaient sur la partie verticale décorée. Beaucoup de quenouilles portent d’ailleurs des dédicaces du genre : à Macha pour toujours ! Quand les filles du village filaient, les célibataires venaient passer la soirée, chanter et danser avec elles. Si un garçon s’intéressait à une fille, pour le lui faire savoir et marquer son territoire, il cassait un des éléments des festons qui ornaient la partie supérieure de la quenouille.
Olga m’a dit que les aryens venaient probablement de Russie, le « pays des Hyperboréens » dont parlait Héraclite, et que tous ces éléments de folklore étaient d’une antiquité positivement insondable ; c’est exactement ce que je ressens, ce que je reconnais, comme si je me le réappropriais, et pas seulement dans tous ces éléments de décoration, dans tous ces signes, mais aussi dans les motifs musicaux et les thèmes. Devant ce monde merveilleusement riche et ses arrière-plans, comment ne pas déplorer l’assassinat de cette civilisation, et le mépris imbécile des communistes d’abord, des libéraux ensuite, et de leurs rejetons occidentalisés, si indignes de leurs ancêtres ?
Tout cet univers archaïque s’est transmis pratiquement jusqu’à nos jours, il a été inclus dans celui de la Russie orthodoxe et maintenant, quoiqu’en pensent les uns et les autres, ils sont les éléments fondateurs déterminants de l’identité russe. La perte de l’un ou de l’autre, c’est la perte de l’âme particulière de la Russie, et sans doute de la nôtre, de l’âme collective de l’Europe que la mienne a reconnue avec ivresse.
Sacha m’a dit qu’Olga était une très grande spécialiste de toutes ces questions, et plus particulièrement du grand iconographe Dionysi : «C’est même mystérieux, elle sent tellement bien tout ce qu’il a fait qu’on peut parler d’une véritable rencontre avec cet homme, son art, et son époque ».
Sacha pratique l’art abstrait, qui réduit ce qu’il voit à des signes, comme une façon de communiquer des choses incommunicables, c’est chez lui une forme d’ascèse. C’est un petit homme rondouillard, plein d’humour, malicieux, secrètement triste, et d’une immense profondeur, d’une intelligence très subtile qui procède par associations, il lit les signes de la vie, et il les retranscrit, il les assemble et les unit. C’est une démarche d’esprit qui m’est proche et qui exclut toute forme d’endoctrinement. Les gens ainsi faits ont une liberté intérieure et une hauteur de vue, une honnêteté aussi, qui les protège de tous les faux-semblants dont sont victimes beaucoup d’intellectuels, par ailleurs doués et intelligents, mais affligés d’une sorte de défaut de fabrication qui donne prise à la vanité, aux hallucinations collectives et aux suggestions démoniaques.
Il m’a montré ses tableaux, et je ne faisais pas de commentaires, parce qu’il communique des choses indicibles. « Si on savait comment les dire, m’a-t-il répondu, aurait-on besoin de recourir à la peinture, à des symboles » ? Il n’avait que des œuvres anciennes, car sa dernière exposition est encore en place, à Moscou. Je regardais certaines peintures, extrêmement dépouillées, au départ paysage ou nature morte plus ou moins identifiables, ou simples signes… « tout passe, me dit-il, je regarde par exemple ces lettres ou graffitis, laissés par ceux qui ont bâti le monastère ; lorsqu’ils sont isolés, ce sont juste des gribouillis, mais si on les met tous ensemble, alors on peut lire un message cosmique, les traces de la vie ». Ces peintures ont une sorte de vibration intérieure étrange et captivante, et je pensais à « l’au-delà des choses » de Rilke. Sacha a commencé autrefois à peindre avec une joie immense, mais il a payé son art de migraines terribles et d’une sorte de tension intérieure permanente où il puise son inspiration.
Il m’a semblé qu’à Ferapontovo vivaient des gens d’une profondeur et d’une authenticité que je ne rencontre pas souvent. Sacha et Olga sont natifs du coin, et ils y ont passé leur vie, elle avec Dionysi, lui avec sa quête des traces et des signes, révélatrices de l’au-delà du monde, et de l’abîme éternel de notre présent riche de tout son énorme passé, dans leur jolie maison à la fenêtre magique, béant sur les splendeurs infiniment renouvelées des nuages au dessus du lac. Ferapontovo est un lieu un peu miraculeux, où je me sens loin de tout ce qui me révolte et m’inquiète, proche de tout ce qui est fondamental, inaltérable, profondément nôtre...
Pourtant, Sacha me dit avec un sourire triste et malicieux, que tout sera détruit, tout ce que nous aimons, tout ce qui nous porte, nous inspire, qu’il n’y a pratiquement aucun moyen d’arrêter ce sinistre processus apocalyptique, sinon par l’ascèse personnelle, de quelque façon qu’elle se manifeste, et par la venue du second avènement.

Vue de la fenêtre des Pesterev
Je crois nécessaire de mettre en post-scriptum ce texte trouvé sur Facebook, il est d'un intellectuel de Vologda, Anatoli Elakhov, et me paraît bien refléter ce que je trouve dans le nord. Je dois dire que c'est là ce que je suis venue chercher en Russie, et je donnerais toute la "classe créative" et les petits dégénérés qui s'agitent dans les manifestations de Moscou pour sauver un seul accordéoniste comme Anatoli Ptitsine... Je le crois nettement plus essentiel à la survie de l'humanité :

Ame à vendre

Je tournais un film sur les non-possesseurs contemporains , évoquant saint Nil de la Sora, grand non-possesseur dans l'orthodoxie, dans le vilain petit monastère duquel se trouve déjà depuis plusieurs décennies un hôpital psychiatrique.
La première fois que je suis venu dans cet établissement,
s'y dressait encore une statue de plâtre de V. I. Lénine. Comme si elle avait fait le guet, voilà l'idole à adorer, derniers non-possesseurs de la nouvelle Russie.
Du reste, Nil de la Sora lui-même avait demander à être enterré anonymement, afin que ses cendres fussent piétinées par les gens. Pour que le corps mortel connût sa place et que l'âme s'envole. Dans les années 2000 on renversa aussi la statue de Lénine et on la mit au rebut. J'ai eu le temps de filmer les pieds du guide prolétarien qui dépassaient des ordures.
Or à cette époque, à Goritski, triomphaient les relations mercantiles. Les tractoristes locaux, ayant perdu leur travail, s'étaient vêtus de guenilles, s'étaient laissé pousser la barbe et, feignant d'être invalides, mendiaient aux étrangers de l'argent pour se faire opérer.
Et moi aussi j'acquis dans une baraque de vente à une amie qui travaillait dans la culture et avait gagné sa vie des années en vendant des souvenirs chinois, une chapka avec une étoile, j'y mis un billet de cent roubles, et la posais sur l'asphalte. Puis je pris mon accordéon.
Là dessus arriva un ferry de touristes, je me mis à jouer "Si j'avais des montagnes d'or...", les touristes jetèrent dans ma chapka des monnaies et même des billets.
Le soir, j'allai au village de Volokoslavino, chez mon vieil ami, accordéoniste et apiculteur Anatoli Ptitsine. Nous nous assîmes sur son divan, et il se mit à jouer sur un acordéon qu'il avait fait un jour lui-même dans son artel.
Il faut dire qu'Anatoli était un virtuose extraordinaire, comme il y en a peu. Anatoli Mekhnetsov, le plus important folkloriste d'URSS, avait édité tout un disque de lui. Et cette fois il joua de telle façon que j'en avais le souffle coupé.
- Eh bien, dis-je, aujourd'hui, à Goritski, j'ai joué pour de l'argent devant les étrangers.
Il me regarda avec perplexité.
- J'en avais besoin pour mon film.
Il se taisait.
- Moi pour de l'argent, jamais je n'aurais joué, dit-il avec décision.
- Mais pourquoi? Qu'y a-t-il de mal à prendre de l'argent pour ton jeu? Regarde Kirkorov et Baskov, quel fric ils ramassent!
- Mais parce que chez moi, ce n'est pas l'accordéon qui joue, c'est mon âme... Comment pourrais-je donc vendre mon âme pour de l'argent? répondit-il.
... Il me revient que quelqu'analyste du monde capitaliste avait dit qu'un peuple incapable de s'inscrire dans les lois du marché était condamné à mort...
Eh bien, combien l'âme coute-t-elle aujourd'hui?


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