Translate

lundi 27 juillet 2020

Le sourire à quarante huit dents

Je ne sais plus dans quel livre de Milan Kundera, j'avais lu d'intéressantes considérations sur les sourires des photos. Il disait qu'on n'imaginait pas une minute de grands personnages du passé, comme Jules César,  Alexandre le Grand, les rois de France en train de se bidonner, bien qu'ils le fissent sans doute comme tout le monde à l'occasion, mais leurs portraits, qu'il soit peints ou sculptés, ne les montraient jamais hilares. Au moment de l'invention de la photographie, au XIX° siècle, quand les temps de pose étaient très longs, il n'était pas pensable non plus de sourire au petit oiseau qui va sortir. On avait donc de magnifiques portraits photographiques qui sont parfois presque iconographiques, et où l'on voit transparaître l'âme du modèle. Les gens du XIX° nous paraissent d'une grande dignité. Même ceux du début du XX°. Même les premières stars d'Hollywood. Puis, expliquait Kundera, on vit apparaître tous ces portraits grimaçants de présidents ou de célébrités américaines, avec le sourire obligatoire à quarante huit dents. Cela lui paraissait un signe des temps.
Cela m'est revenu à l'esprit, parce que j'ai publié la photo d'un prêtre russe avec sa famille qui illustrait l'étymologie du mot russe semia, famille, sem ia, soit " 7 moi", le père, le mère, 5 enfants. Et j'ai eu des réactions étonnantes.
Une amie me produit l'image d'une famille occidentale cool et décontractée, genre instantané de promenade, pour l'opposer à celle de la famille russe, sans voir qu'elles ne sont pas, pour commencer, dans la même situation. La famille impériale de Russie avait aussi des instantanés quotidiens où elle faisait parfois le clown, mais les photos la représentant au complet sont sérieuses. Justement, un intervenant ricane dans la foulée que la famille du prêtre fait une photo officielle de princes du sang et "bonjour la spontanéité". Mais un prêtre, ce n'est pas n'importe qui, il a une fonction sacrée, comme le tsar, comme le prince du sang. Celui-ci, avec sa femme et ses enfants, se tient dans son église, devant l'iconostase, il ne sont pas en train de faire une randonnée pédestre ou un pic-nic. Ils sont tous vêtus de rouge, ce qui me laisse penser que c'était pour la Pâques, qu'ils s'étaient fait beaux à cette occasion. Personne ne rigole ni ne se tortille, parce que ce n'est pas le moment, seules la mère et la petite fille sourient. Mais que les hommes ne sourient pas, c'est normal, chez les Russes, pour ce genre de photos. Hier, quand j'étais chez les cosaques, qui sont pourtant beaucoup plus spontanés que pas mal de Français, le petit Gricha était très sérieux, parce que pour lui, un homme, un cosaque, c'est sérieux. Les enfants qui font les enfants de choeur à l'église ne rigolent pas. Les types qui jouent de la musique dans les fêtes sont souvent aussi très sévères, ils n'affichent pas le sourire figé des ensembles folkloriques bidon, ils sont concentrés.
Je  me souviens d'une bande dessinée satirique de Lauzier où un publicitaire convié à rénover l'image de marque du PC français des années 70 ricanait devant le couple ringard, papa et maman et l'enfant bien sage (il n'y en avait déjà plus qu'un seul, à l'époque, dans la représentation familiale française, pas de "7 moi"...) et les remplaçait sur les photos par un couple cool et décontracté de jeunes fauves souples, habillés mode, avec un gamin chahuteur, c'était plus moderne et plus vendeur,
J'ai une autre réaction concernant la condition de la femme, peut-être à cause du nombre d'enfants et des foulards de la mère et de la fille, qui sont de rigueur dans une église: "mieux vaut être un homme". Oui, sans doute, moi aussi, j'ai toujours pensé qu'il valait mieux être un homme, ne fût-ce que d'un point de vue physiologique. Ce qui ne veut pas dire que la femme du prêtre soit forcément opprimée ou n'ai pas voulu ses cinq enfants autant que lui. Mon amie dit que le prêtre fait peur. Je ne le connais pas, c'est peut-être un tyran domestique, une Américaine, habituée au modèle photographique souriant, trouve que les garçons ont l'air effrayé. Or je sais que des enfants de prêtre vont rester aussi dignes que leur père, en une telle occasion, et que ce prêtre a forcément à leurs yeux du prestige, comme en a l'ataman des cosaques de Pereslavl ou son propre père aux yeux du petit Gricha. Leur père n'est pas un copain, c'est un modèle, et c'est le chef de famille.
Je livre ces quelques notations, avec les photos. Car devant ces réactions, et le besoin que j'ai ressenti de les analyser, j'ai tout à coup réalisé le fossé qui existait entre ma mentalité et celle du pays que j'ai quitté, du moins dans sa forme actuelle, et pratiquement l'impossibilité d'expliquer ce qui me paraît évident à des gens qui n'ont pas fait mon chemin ou qui n'avaient peut-être pas la même mémoire génétique. C'est pourtant cette différence de vision qui fait que la Russie s'en sortira peut-être, si elle résiste encore, alors que l'occident s'effondre, il s'effondre avec cette fausse spontanéité de rigueur qui n'est pas naturelle.cette "décontraction" qui devient si facilement débraillée et laxiste, cette confusion des valeurs complète qui ne permet plus de comprendre tout ce qui nous a précédés, et qui était notre ossature.
En réalité, ce n'est pas une découverte, c'est une confirmation, et je me souviens de ma fascination pour l'univers des films russes pleins de héros, de maris, d'amoureux et de pères exemplaires, où les sentiments étaient nobles, profonds, intenses, où la vie n'était pas une plaisanterie. J'ai toujours bien aimé rigoler, j'ai toujours été plus naturelle et plus spontanée que la plupart des gens que je rencontrais en dehors de ma famille, mais la vie n'était pas pour moi une plaisanterie. Cela m'a posé d'énormes problèmes relationnels, d'ailleurs, et quand j'avais dix-neuf ans, les seuls hommes qui avaient apprécié ma personnalité archaïque étaient deux cinéastes soviétiques dont le départ au bout de trois nuits blanches de promenades et de discussions dans un Paris beaucoup plus sûr que de nos jours, m'avait laissée inconsolable, avec le sentiment que je ne trouverais jamais dans la France des années 70 la qualité humaine que j'avais entrevue. On la trouvait encore sans doute à la campagne, mais j'étais déjà orthodoxe et la campagne française ne l'était pas.


"deux mondes contraires"


5 commentaires:

  1. Laurence, votre réflexion sur l'attitude d'une famille, lors d'un "cliché", version occidentale ou slave, me touche. C'est bien vu ! Vous êtes décidément une observatrice aiguë de notre décadence à l'ouest de la vieille Europe ! Je vous souhaite une belle fin de journée. A.

    RépondreSupprimer
  2. "l'étymologie du mot russe semia, famille, sem ia, soit " 7 moi", le père, le mère, 5 enfants".

    L'anecdote est plaisante mais cette étymologie est farfelue, le mot sept n'est pas une racine du mot semia.

    https://en.wiktionary.org/wiki/%D1%81%D0%B5%D0%BC%D1%8C%D1%8F
    https://www.reddit.com/r/russian/comments/dmg0r0/%D1%81%D0%B5%D0%BC%D1%8C_%D1%81%D0%B5%D0%BC%D1%8C%D1%8F_connection/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est l'explication que donne le prêtre qui a publié cette photo, et elle est partagée par beaucoup de gens, qu'elle soit exacte ou non, disons que c'est un jeu de mots.

      Supprimer
  3. En fait le sourire est un masque : penser au Joker - à l'homme qui rit. Un masque de chair.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, si je me souviens bien, c'était un peu ce que développait Kundera. En réalité, c'est surtout quand il devient systématique, un instantané d'un vrai sourire peut ne pas avoir le même caractère. Mais le sourire, ou à plus forte raison le rire, sont des états fugitifs du visage qui lorsqu'ils sont figés, peuvent devenir des grimaces ou une espèce de masque.

      Supprimer