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lundi 13 juillet 2020

Formalisme

La veille de la  fête  des saints Pierre et Paul, je suis allée aux vigiles à l'église des Quarante Martyrs. J'aime bien cette église, et on peut en profiter pour regarder le lac, qui, le soir, avait presque un air automnal, par ses couleurs assourdies et nordiques, ses eaux verdâtres où dérivaient des mouettes et des canards. Le recteur semble très fervent. Je voulais voir le père Ioann, qui était avant chez nous à la cathédrale, mais il n'était pas là.  Je vais aller à Moscou, demain, pour la première fois depuis quatre mois.
Juste en face de l'église, une isba est en vente, elle semble en bon état, elle est petite, et son jardin aussi. Mais il n'y a que la rue à traverser pour aller prier, ou nager, ou regarder le soleil se coucher sur le lac, ou les barques glisser sur la rivière. Et ce n'est pas une hideuse baraque en plastique, c'est une isba en bois. 
J'avais un pneu crevé, car les routes sont telles que ce genre de choses arrive, et pendant qu'on me le réparait, je vois un barbu s'approcher de Rita avec un air amène. Cet air amène, assorti d'un discours sur les grandes vertus de la fréquentation des animaux pour l'attendrissement des coeurs, m'a fait soupçonner un ecclésiastique. Comme il me parlait de son village, je lui ai adroitement demandé s'il comportait une église, et il m'a répondu qu'il y officiait. Il m'a dit qu'il y avait un Français, dans son village, un certain Jean-Pierre, qu'il travaillait à Moscou mais s'était replié dans sa datcha avec sa famille pour cause de Covid. Ce Français est orthodoxe, marié avec une Russe, installé pour de bon. Tout cela me disait vraiment quelque chose, et quand le prêtre m'a donné son nom et son numéro de téléphone, après m'avoir parlé de l'évêque, pour lequel il a la plus grande affection, et de sa page facebook, où il avait vu certaines de mes interventions, j'ai eu une illumination: le père André! Il m'avait fait visiter son église de campagne qui n'avait jamais fermé et qui était pleine d'antiquités dont on lui avait déjà volé un certain nombre. J'avais escaladé son clocher, et il m'avait aidée à redescendre avec beaucoup d'obligeance. C'est peu de dire qu'il a l'air gentil, on dirait la bonté incarnée.
Jean-Pierre le Français dit au père André qu'en Russie, il y a de la spiritualité dans l'air, même après des décennies de persécutions et d'antithéisme, alors qu'en France, il avait l'impression que Dieu était complètement absent. C'est ce que m'a dit à son tour le père Vadim, de Moscou, passé inopinément chez moi avec sa femme, à propos de l'Amérique, où ils ont vécu des années.
Comme je parlais des vieux-croyants restés si authentiques, quelqu'un m'a répliqué qu'ils étaient haineux et hérétiques. Pour ce qui est de l'hérésie, avec tous les emprunts malheureux faits aux catholiques et même aux protestants par l'Eglise russe depuis le XVII¨siècle, sans compter les dérives oecuménistes actuelles de certains clercs, je prefère penser, comme mon père spirituel, qu'ils sont schismatiques. et pour ce qui est de l'amabilité, Skountsev est tout ce qu'il y a de plus cordial, ses cosaques Nekrassovtsi aussi. En réalité, j'ai vu parfois des bigotes et bigots orthodoxes réfrigérants et raides comme la justice. Et Skountsev me dit qu'une femme de prêtre dans une paroisse où il enseigne fait la chasse aux contenus "immoraux" des chants cosaques, du genre "buvons un coup", ou certaines chansons un peu lestes, ou satiriques. La bigoterie et la pudibonderie sont deux défauts qui me révulsent et momifient la religion, la dévitalisent. J'ai peur d'ailleurs de m'y heurter si mon livre sort en russe.
On dit que les vieux-croyants sont formalistes, mais j'ai vu des orthodoxes qui l'étaient tout autant. Il me semble surtout qu'ils ont gardé le sens du symbole, que depuis la renaissance et pour les Russes le XVII° siècle, nous avons perdu. Or je suis tellement imprégnée de cela, de cette appréhension cosmique, symbolique, médiévale de la vie, que je me demande parfois si mes contemporains ne sont pas des extraterrestres. Il y en a qui ne comprennent pas du tout la portée de l'incendie de Notre Dame, par exemple, et maintenant, il en est d'autres, qui ne comprennent pareillement pas celle de l'attentat commis par Erdogan sur sainte Sophie de Constantinople. Sainte Sophie, pour eux, c'est du décorum inutile, ils ne font pas la différence entre la beauté d'un sanctuaire, avec tout le sens qu'il recèle, et la salle de bains en or massif d'un émir arabe.
Quand j'avais lu pour mon roman les récits de voyageurs étrangers en Russie ancienne, j'avais vu que les somptueux vêtements d'apparat des boïars et du tsar étaient liés à leur fonction, de la même manière que ceux des métropolites, des évêques et des prêtres, et que la cérémonie achevée, tous ces gens étaient habillés simplement, les moines d'autant plus. Mais tout étant ritualisé et sacré, les offices à l'église comme les réceptions du tsar ou des grands-princes se devaient d'être magnifiques, et de correspondre aux descriptions de la Jérusalem céleste. Ces vêtements étaient même prêtés aux dignitaires et ambassadeurs, qui devaient les rendre dans leur état initial. Quand les bolcheviques ont spolié l'église de ses biens, le saint patriarche Tikhon leur dit que ce n'était pas lui et son clergé qu'ils spoliaient, mais toute la Russie, toutes les générations de Russes qui avaient au cours des siècles constitué cet héritage. Car le patriarche Tikhon, comme toute la Russie jusque là et moi-même, était dans cette communion mystique trans temporelle et trans spatiale que l'homme moderne, si appauvri, ne comprend plus. Pour lui, Notre Dame ou Sainte Sophie ne sont plus son héritage, il n'a plus d'héritage, et n'ayant plus d'héritage, il n'a plus non plus de patrie.
On m'a apporté du sable, pour rehausser certains endroits du jardin qui baignent dans l'eau, en unifier d'autres, et c'est un ouzbek  qui s'est chargé de répartir tout cela, bien que je me sois tapée moi-même une dizaine de brouettes. Il m'a pris cher, mais j'étais pressée. A la fin, il a voulu se rafraîchir, et je l'ai fait entrer, lui ai donné une serviette: "Paix à cette maison", a-t-il proféré.
C'est beau, c'est évangélique. C'est traditionnel.




5 commentaires:

  1. L'islam à vendre, je suppose... Merci, encore une fois, pour votre chronique. Il est minuit trente au bout ouest de l'Europe. Le récit de votre simple et belle journée m'a laissé comme un "goût" de sérénité... et l'envie de connaître le prix de cette diva, au bord du lac !

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  2. BON... le correcteur auto me joue des tours... Il s'agit de l'ISBA, bien évidemment !

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    1. j'avais cru que votre enthousiasme pour l'isba vous la faisait qualifier de diva!
      il me faudrait appeler pour savoir le prix, la proximité de la rivière et du lac doivent le maintenir plus haut, malgré l'exiguité de la maison et du terrain, je dirais à vue de nez entre 20 et 30 000 euros.

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