J'ai repris depuis quelques temps la rédaction de mes souvenirs d'enfance, entreprise étonnante, parfois déroutante et même douloureuse. Et coup sur coup, je tombe sur deux vidéos qui m'ont rejetée plus de cinquante ans en arrière. J'avais envoyé à Dany la chanson de Trenet "Nationale 7", et youtube m'a proposé un reportage de 1968 sur cette route légendaire. Et que vois-je? Tout a été tourné entre les Blaches et Donzère, autour de Pierrelatte, où maman tenait l'Hôtel du Rocher. Le mistral souffle, les cigales chantent, et voilà le patron du Fer à Cheval, un relais routier, avec qui maman avait des relations professionnelles, il va faire ses courses, et l'espace d'un éclair, je revois l'épicier de l'époque, son grand nez et son béret... Tout cela si vivant, bien qu'en noir et blanc, il me semblait que je n'avais qu'à pousser une porte pour retrouver la cuisine de l'hôtel, son odeur de café, les croissants frais et maman qui fredonnait, la cigarette au bec, en garnissant un plateau pour les clients...
Mais cette porte est malheureusement fermée, et je vois tout cela en perspective, à l'autre bout de mon trajet de vie. Comme tout a changé... les gens d'abord, simples, contents de leur sort. Ils travaillent, ne partent pas en vacances, mais ils sont contents, ils sont à leur affaire, ils ne se plaignent pas. C'est que justement, c'était leur affaire, les patrons de routiers, le paysan dans son champ, avare de paroles, qui laboure encore avec un cheval et laisse l'entreprise à son fils, tous ces gens-là, comme maman, et comme mon beau-père, travaillaient pour eux et chez eux. On s'apprêtait à les priver de tout cela, et déjà, artisans et petits commerçants protestaient, je me souviens. La machine infernale était en route.
Le jounaliste n'avait que peu d'affection pour les Américains, on n'était pas encore complètement à leur botte, c'était l'année maudite qui nous a fait basculer dans l'idiotisme total, avec sa révolution de couleur en peau de lapin, son Cohn Bendit impudent, ses petits trotskystes pustuleux. Je me rappelle mes condisciples en transes qui se prenaient tous pour Sartre ou Juliette Gréco et moi, qui faisais déjà le mauvais esprit et n'adhérait pas du tout à ce cirque. La Nationale 7 était encombrée et dangereuse, bruyante et puante au delà de ce que je me représentais dans mes souvenirs. On avait peur de la traverser, c'est vrai. Les gens, encore normaux, sans prétention, naturels, avec un français correct, se ruaient vers le midi dans leur jouet à quatre roues, pourquoi n'étaient-ils pas au boulot ou en vacances dans toutes les régions du pays? "Vous ne les enviez pas?" demande-t-on au garagiste, aux patrons des routiers, au paysan qui ne partent jamais. Non, non, ça va, ils ont tous leur affaire, ils ont leur maison, parfois bruyante, au bord de la fameuse route, mais on s'habitue. Ils sont leurs propres maîtres, ce que ne sont déjà plus les employés des villes qui se déversent vers les bacchanales du sud, une fois par an, au risque de leur vie.
Ce paysan, si ça se trouve, mon beau-père le connaissait, il connaissait tous les paysans de la plaine. Sa fille est secrétaire à Paris, mais le second qui n'était pas doué pour l'école, allait reprendre la ferme. Comme disaient les profs de l'époque aux cancres: "L'agriculture manque de bras..." Mais de toute façon, le cancre en question, il ne voulait pas étudier. C'était peut-être pour cela qu'il étudiait mal. Parce qu'il n'entrait pas dans les cases. Mon beau-père avait eu son bac latin-grec; mais quand il s'était retrouvé en ville, il avait fait de la claustrophobie. A la ferme, il ne pouvait pas souvent partir, mais il était chez lui, il organisait son temps comme il voulait, il avait celui de se tenir au bord du champ et de regarder le ciel.
Deuxième vidéo, qui vient à ma rencontre: un an plus tard, en 1969, juste après la mort du père Grégoire Krug, dont il est question ici, j'arrivai à Paris pour étudier le russe aux Langues O, et mon professeur, madame Marcadé, en 70, m'emmenait à Vanves, pour me présenter le père Serge, père spirituel du père Grégoire, et les icônes de ce dernier. Les icônes du père Grégoire, ont été pour beaucoup dans ma conversion à l'Orthodoxie. Je dirais que trois événements culturels m'y ont poussée au départ: les romans de Dostoievski, le film de Tarkovski "Andreï Roublev" et les icônes du père Grégoire. J'étais allée au skite du Saint Esprit, et le père Barsanuphe m'avait fait une visite guidée, avec un cierge à la main. Il m'avait expliqué la structure symbolique des icônes, leurs couleurs, leur place symbolique dans l'architecture de l'église, les correspondances entre les unes et l'autre, et avec le rite, les chants... Je découvrais un univers médiéval vivant où tout était relié, les vivants et les morts, le passé et le présent, l'homme et le cosmos, où tout avait sa place complémentaire dans une cathédrale divine immémoriale. Je regardais ces icônes, et je les regarde à nouveau, en parallèle avec la vie du peintre, ce fol-en-Christ iconographe qu'était le père Grégoire. Je revois cette icône vivante qu'était le père Serge, et tous ceux qui tournaient autour de Vanves, madame Marcadé, Ouspenski, le père Barsanuphe, dont je n'avais pas entendu la voix depuis des années. Je découvre même des icônes que je ne connaissais pas. Je redécouvre celles que je connaissais. "Le père Serge enseignait sans parler", me disait son fils spirituel, le père Jean. A l'époque, je n'avais pas besoin de comprendre le slavon d'église, ni même les livres ascétiques auxquels je n'ai jamais trop accroché, parce que j'étais toute dans la contemplation inépuisable de ces icônes magnifiques, de ces visions, je voulais aller dans ce monde, celui que me dévoilait le père Grégoire, et qui manquait à ma jeunesse des années soixante-dix, abasourdies de politique sinistre, de débauche vulgaire et de consumérisme béat. Je trouvais une issue lumineuse et insondable à la modernité opaque, à ses mensonges, son manque d'intensité, de véritables sentiments, en un mot, ou plutôt en deux, ou plutôt en trois, d'amour, d'espérance et de foi.
Le père Grégoire peignait sans arrêt, et n'importe comment, sans se soucier de la qualité de l'enduit, ni des couleurs, ni du vernis, il peignait dans l'immédiat, et c'est ennuyeux, bien sûr, car ses icônes et ses fresques s'abîment déjà terriblement, mais à notre époque apocalyptique, on ne crée déja plus pour la postérité. Ici, je vois beaucoup d'icônes "bien peintes", avec un vernis, un enduit, une dorure, des couleurs impeccables, mais dans le meilleur des cas, ce sont des copies honorables, je vois rarement des icônes vivantes, et elles sont bien loin de l'extraordinaire intensité qui s'est révelée à moi dans ce skite, il y a plus de cinquante ans. Ces deux vidéos coup sur coup m'arrivant à la veille de la Théophanie, fête très importante pour moi et souvent accompagnée de révélations, m'apparaissent comme un puissant message: "Réveille-toi. Fais ce que tu as à faire. Cherche ce que tu dois trouver. Et décolle. Envole-toi enfin. N'as-tu pas perdu assez de temps? Ne t'avons nous pas convoquée alors? Ouvert le ciel au fond de cette humide église de banlieue, à la lueur d'un cierge?"
En ce qui concerne le naufrage qui s'annonçait alors et s'accomplit en ce moment, j'ai trouvé deux vidéos très complémentaires. Celle d'Emmenuel Todd:
et cette traduction d'une vidéo américaine:
Je dis complémentaires, car en elles se trouvent concentrée l'analyse presque complète de l'essentiel de nos problèmes. Emmanuel Todd est un homme extrêmement estimable par son sérieux et son objectivité, qui n'est peut-être pas totale, on est toujours enclin à interpréter selon sa sensibilité, mais son honnêteté intellectuelle en fait une référence. Cependant, il n'aborde pas la question sous l'angle de la deuxième vidéo qui présente le pouvoir exorbitant de la mafia sur le gouvernement américain et les métastases qu'elle étend partout, y compris en Russie, par le chantage et l'intimidation.
Dans les deux cas, cet historien, cette politologue perspicace oublient un paramètre que je prends en considération, et qui est d'essence mystérieuse.
Je pense comme vous qu'il y a une dimension spirituelle dans les temps fous dans lesquels nous sommes pleinement entrés depuis quelques années. Wihtney Webb est toujours intéressante à écouter. Todd je suis circonspect. Certes l'Occident est engagé dans une glissade folle, et on ne voit pas encore si cette glissade va enfin buter sur la résistance interne croissante et de plus en plus articulée contre le wokisme qui se met peu à peu en place. Je dis que je suis circonspect sur Todd : ça n'est pas tant sur la Russie (même si Todd, de son propre aveu, n'y a plus mis les pieds depuis le milieu des années 90 !), que globalement sur la rigueur et l'honnêteté intellectuelle, la personnalité, les amitiés du chercheur. Il est par exemple l'auteur du très mauvais "Qui est Charlie ?", vision marxiste et misérabiliste du pauvre Musulman français. Surtout, Todd a co-écrit deux ouvrages avec son ami et collègue Hervé Le Bras. Le Bras est tout sauf un électron libre. On peut dire au contraire qu'il a été le démographe officiel du Système pendant les années 80, 90, 2000. Il faut savoir que depuis les années 90 les deux compères nous ont refilé en contrebande l'idée que l'immigration se passe bien et va bien se passer en France... avec comme une de leurs "preuves" maîtresses les chiffres sur les mariages mixtes franco-algériens... Mais sans évoquer la réalité de ces unions ! qui consistent le plus souvent à unir un Français d'origine maghrébine avec une femme du bled... Pour cette seule raison je ne dirais pas que Emmanuel Todd est objectif et intellectuellement honnête. Je pense même qu'on peut dire que Todd, par idéologie antiraciste, a participé consciemment à la grande occultation de l'invasion migratoire qui s'est jouée à partir des années Mitterrand. Etant donné que nous avons des journalistes le plus souvent incompétents ou/et pressés je n'ai pas souvenir d'avoir vu les thèses de Todd et Le Bras être confrontée sur un plateau à la démographe Michèle Tribalat, qui - depuis notamment un article de 1997 ("Une surprenante réécriture de l'histoire"), a courageusement ferraillé, de plus en plus isolée à l'INED, face aux thèses très contestables de Le Bras.
RépondreSupprimerOui, vous avez sans doute raison, et le connaissez mieux que moi, je pensais essentiellement à ce qu'il dit sur la Russie, et je ne suis pas entièrement d'accord, mais sur le fond du délire habituel, sa dignité et son sérieux font une impression agréable...
SupprimerBonjour Laurence, quelle est ce paramètre d'essence mystérieuse ?
RépondreSupprimerEt même si cela vous est indifférent, il me tient à coeur d'émettre le voeu que cette année vous soit douce et paisible.
Philippe
Cela ne m'est pas indifférent, et je vous la souhaite de même. Le paramètre, c'est la providence divine, dont parfois les acteurs de la politique ne sont que les instruments.
SupprimerEt puis regardez : le monde n'est pas aussi futile qu'il n'y paraît.
RépondreSupprimerhttps://www.anguillesousroche.com/actualite/le-sound-of-freedom-depasse-le-parrain-au-box-office/
Philippe
Oui, je sais, et je ne dis pas qu'il soit entièrement futile, il y a des gens normaux surtout parmi les gens simples, mais on nous a fait quand même beaucoup de mal, et nous avons laissé faire, nous avons pris les vessies pour des lanternes.
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