La matouchka
Alexandra, qui m'avait fait ses adieux il y a quelques mois, puis m'avait déclaré qu'elle n'arrivait pas à mourir, a fini par y parvenir, avant hier soir tard, et je l’ai appris le jour suivant. Le
lendemain, je devais aller chez l’ophtalmo, j’avais pris rendez-vous depuis un
mois, j’ai absolument besoin de lunettes à verres progressifs, et je n’ai même
pas pu décommander, car lorsque j’ai eu confirmation que les obsèques auraient
bien lieu aujourd’hui, j’étais invitée chez l’Anglais, et l’ophtalmo était
fermé.
J’ai fait une route horrible, neige fondue, des gerbes d’eau sale sur le pare-brise à chaque passage de camions. Je râlais tant que je pouvais, pourquoi l'enterrer si tôt, et par un temps pareil? J’étais furieuse et n’en revenais pas. Je me disais : «La matouchka vient de mourir, et tu ne penses qu’à toi, tu en veux à la terre entière, comment est-ce possible ? » Eh bien le diable, sans doute, mon démon râleur et rechigneux qui se déchaînait devant mon ange gardien consterné.
Arrivée à la
Laure, j’ai trouvé l’église, qui est très ancienne et très jolie, blanche, avec
un bulbe rayé bleu et or. Elle est aussi assez petite, et nous étions plutôt serrés. J’avais raté la
liturgie, mais je ne pouvais pas partir avant qu’il fît jour, j’ai une fois de
plus un feu de code qui ne marche pas. Comme l’office funèbre lui-même a
duré une heure et demie, je ne l’ai pas trop regretté, je ne pouvais pas m’asseoir et j’aurais eu du mal à tenir le coup.
Il y avait
beaucoup de nobles moines vêtus de blanc, et les chants étaient magnifiques. Je
demandais pardon du fond du coeur à la matouchka et me réjouissais pour elle, car tout se
déroulait comme elle l’avait prévu et souhaité. Elle était couchée dans son
cercueil, au milieu de nous, le visage recouvert d’un tissu brodé. Je pensais à
son destin de Russe émigrée, née en France, et revenue mourir ici, cet office à
la Laure me paraissait le couronnement de sa vie.
Au cimetière, qui n’était heureusement pas trop loin, les gens ont commencé à passer des larmes au rire. Les moines étaient très gais, ils racontaient qui des anecdotes sur la matouchka, qui leurs voyages en France, et avec une malice bon enfant très réconfortante. Nous avons chanté : « Fais reposer ta servante parmi les saints, là où il n’y a plus ni peine ni douleur mais la vie éternelle », puis « Mémoire éternelle », « Saint Dieu, saint fort, saint immortel », et enfin le tropaire de la Résurrection. Un moine a expliqué qu’il devait à la matouchka, qui l’avait aidé à traduire des textes en français, d’avoir brillemment terminé le séminaire, et il s’est incliné pour déposer un baiser sur le cercueil, avant qu’on le descendît dans la fosse : « matouchka, je t’aime ! »
Avant de partir, nous avons tous déposé sur sa tombe des fleurs et des branches de sapin.
« Christ
est ressuscité ! » a crié un moine en français.
- En Vérité,
il est ressuscité ! » ont répondu les francophones de l’assistance,
et il y en avait pas mal, des descendants d’émigrés, Aurélie la Belge et moi-même. « Qu’est-ce
que c’est, comme langue ? a demandé le fossoyeur, aussi gai que les
autres.
- Du
français ! » a répondu le moine avec une espèce de fierté, comme s'il l'était un peu devenu lui-même..
Au repas des funérailles, tout le monde a évoqué tour à tour la matouchka, à commencer par son père spirituel qui ne doute pas une minute qu’elle arrivera direct au Ciel. Il ne doutait pas non plus qu’elle eût continué la veille à organiser les choses, et que son âme fût parmi nous. Et je n’en doutais pas non plus, on sentait partout sa présence affable et primesautière. Les moines racontaient combien elle avait été pour tous secourable et généreuse et prenaient des fou-rires au souvenir de ses plaisanteries, et de sa gentille excentricité. Je racontai comment j’étais partie fumasse, et combien je ne regrettais pas de l’avoir fait, car c’était le plus joyeux et le plus bel enterrement que j’avais vu de ma vie. Je dis mon estime pour le courage et la foi d’une amie que j’avais connue trop peu de temps, mais qui m’avait certainement été envoyée par Dieu pour me rassurer et m’encourager, car je suis seule ici, et n’y ai pas de famille. Cette sacrée matouchka avait réussi à partir au sein d’un amour unanime, et d’une allégresse générale, comme elle me le disait à notre dernière entrevue: "Ce n'est pas parce que je suis en train de mourir qu'on va s'arrêter de rigoler".
«Elle avait une sorte d’éternelle jeunesse, dit son père spirituel,
elle s’intéressait à tout et à tous, et elle avait beaucoup d’humour, l’humour
me paraît la marque des coeurs purs, l’aptitude à rire en toutes circonstances est un trait de l’enfance inaltérable ! »
Mon retour a été encore plus épouvantable que l’aller, car la navigateur m’a amenée sur l’autoroute, où je pouvais aller plus vite, et arriver avant la nuit, mais d’un autre côté, il y avait plein de camions, et des gerbes d’eau sale aveuglante, je suis entrée dans Pereslavl complètement épuisée. Mais qu’il eût été donc dommage de rater ce magnifique adieu de la Laure et de la Russie à la matouchka... Car c’était la Russie, la vraie, qui la mettait au tombeau, avec quelques Français d’origine ou d‘éducation, une Russie qui l’avait accueillie à bras ouverts et la garderait désormais pour toujours. Son enterrement aura été son dernier cadeau et peut-être le signe que je lui avais demandé de me donner, quand elle serait passée de l'autre côté.
partie dans la joie et l'amour. |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire