Fleurs de givre |
Le matin, j'avais fait une grande balade avec Rosie, le long de la berge escarpée que défigurent de plus en plus de nouvelles maisons. Il faisait dans les moins dix, une neige omniprésente sous un ciel gris sombre. Ce paysage monochrome revêt une sorte de terrible beauté figée, pareille au cadavre d'une mariée sous un voile de deuil.
Tout le long du chemin, et aussi plus loin, derrière les "baraques" abandonnées, des gens laissent des ordures qui forment des décharges sauvages. spectacle aussi affligeant que celui des maisons moches qui colonisent les parages du monastère saint Nicétas et la berge où seule une minuscule chapelle rappelle le monastère qui s'y dressait, avec le cimetière attenant. Les ancêtres antérieurs à l'année 17 n'ont pas eu droit au respect exigé maintenant pour ceux qui du passé faisaient table rase...
Mais dans les temps qui viennent, il faut apprendre à avoir la vision sélective et trouver la beauté là où elle subsiste. Je me suis enfoncée dans le bois, vers le lac, sous les arches des arbres. Puis, au retour, dans ce paysage désert et à moitié profané, j'ai chanté le dernier poème spirituel que j'ai appris: "Viennent les derniers temps, se dessècheront les sources des fleuves, s'assombriront le soleil et la lune, tomberont sur la terre les claires étoiles et surgira sur la montagne escarpée l'archange Michel..."
Chanter dehors n'a pas du tout le même effet que de chanter dans sa maison. La voix s'envole, même lorsqu'on ne chante pas fort. Chose étrange, dans ce paysage de cristal immobile, le vent s'est tout à coup mis à souffler doucement sa basse discrète au travers des herbes sèches et givrées. Cela m'a rappelé un cas semblable, quand je chantais les psaumes sur les chemins méridionaux et lumineux de Cavillargues, avec mon petit chien: le vent avait poussé à ma rencontre une sorte d'immense soupir.
"Il jouera de sa trompette d'or, ah levez-vous, les vivants et les morts..."
Je voyais soudain le paysage avec d'autres yeux: réuni, une immense symphonie de lignes, de taches complémentaires. Il se déployait comme une sévère étoffe brodée par des mains célestes et je le contemplais.
C'est que la nature écoute les chants qui s'élèvent, il y en a désormais si peu... Elle reconnaît la voix humaine priante, le son pur des chants d'autrefois qui naissaient en elle et par elle, elle reconnaît la présence de l'homme qui la sanctifie en s'unissant à travers elle à son Créateur.
Hier, j'ai regardé un film sur Ivan le Redoutable basé sur divers écrits de son temps, dont les siens. Et qui je vois soudain? Oh, Kolia Sakharov, de l'ensemble Kazatchi Kroug... et Nikiforitch! Et qui incarne le prince Kourbski? Micha, dont le physique médiéval le met dans tous les castings d'époque!
Ces écrits étaient très intéressants, bien que soigneusement sélectionnés pour faire d'Ivan une sorte d'ascète. Le texte d'un Anglais parlait de sa prestance, de ses traits harmonieux et de sa voix impérieuse. On citait le discours qu'il fit à ses sujets au moment de son couronnement, mettant en cause les exactions de la noblesse envers le petit peuple et concluant: "Je serai votre juge, et votre défenseur". Il est évident qu'il prenait sa fonction très au sérieux, et s'exprimait avec beaucoup de noblesse, c'était un orateur et un écrivain. Il affirme se sentir responsable devant Dieu de chacun de ses sujets, cela sonne parfaitement sincère, d'une gravité médiévale impressionnante. Il est évident qu'il était profondément croyant et l'on se demande comment ce que d'autres textes évoquent qui n'étaient pas mentionnés ici, et sont probablement en partie calomnieux, a pu être possible. Le tsar idéal a dérapé, si l'on s'en réfère à l'Opritchnina et à tout ce qui a conduit le métropolite Philippe a lui refuser sa bénédiction au prix de sa vie.
On récitait son canon à l'archange saint Michel "chef des armées redoutable" (l'épithète est la même pour l'archange que pour le tsar, ce qui prouve qu'elle n'était, à l'époque, absolument pas péjorative). Il est magnifique, ce canon, j'en avais déjà entendu parler depuis longtemps, j'ai même donné comme titre à mon deuxième livre le pseudonyme que le tsar avait pris pour l'écrire: Parthène le Fou. Et cherchant les paroles écrites du canon, je suis tombée sur un article passionnant sur les raisons de ce pseudonyme: Parthène (de parthenos, "vierge") le Fou (de юродивый fou-en-Christ). Aucun fou-en-Christ n'écrivant jamais rien par définition, la preuve était faite que le tsar était bien l'auteur du canon, et comme je l'avais déjà senti il y a trente ans, la fascination de celui-ci pour les fous-en-Christ n'est sûrement pas étrangère à l'affaire. Certains pensaient que le tsar avait choisi ce nom par dérision, "vierge" pour lui qui se vantait, selon certains, d'avoir défloré mille vierges, justement, mais en réalité, il s'agit au contraire d'une profonde humiliation de lui-même, car il fait probablement allusion aux vierges folles de l'Evangile qui, ayant oublié leur huile et s'étant endormies à la porte de l'Epoux ne peuvent pénétrer dans sa chambre nuptiale... Cette version est naturellement beaucoup plus convaincante, d'après le contenu du canon qui ne donne pas du tout l'impression d'une plaisanterie, et beaucoup plus fascinante.
J'ai trouvé ce canon, ici, en russe, incomplet:
Piotr Mamonov le récite dans le film de Lounguine "le tsar", cet extrait m'a permis de me rendre compte que ce n'était pas en vain que je n'arrivais pas à regarder cette oeuvre, en dépit de mon admiration pour cet acteur et pour le film "l'île".
J'ai regardé, ou plutôt survolé car ce n'est pas regardable, un autre film complètement caricatural sur le tsar et Fédia Basmanov où figure le chanteur patriote assassiné IgorTalkov.
Je me rendais compte combien tout cela était à côté de la plaque, en dépit du fait que je ne crois pas que le tsar ait été un saint et que la fumée qui l'entoure n'ai pas de feu originel. Mais je suis de plus en plus persuadée que sa personnalité était beaucoup plus complexe et intéressante que ce que l'on montre d'ordinaire.
Voici un magnifique acathiste à l'archange Michel, pour lequel le tsar avait tant de vénération:
Dans la tourmente qui vient, ma fin de vie rejoint le tsar qui en avait marqué le début, je m'en approche, je le cherche, et peut-être qu'il me cherche aussi.