C'est la Théophanie. J'aurais dû aller à l'office hier soir, mais après la pâtisserie et les courses, je n'ai plus eu le courage. J'y suis allée ce matin, avec une bouteille à remplir d'eau bénite. Beaucoup de neige était tombée, et il faisait froid, pas ce qu'on appelle "les froids de la Théophanie" qui ont la réputation d'être les plus féroces, mais moins dix degrés avec un peu de vent. Peut-être que ce sont là les plus basses températures que nous aurons au cours de cet hiver tiédasse.
Au moins nous avons de la lumière, et même du soleil, j'ai vu ce matin une magnifique aurore. La neige blanche et poudreuse recouvre les disgrâces des rues et étincelle.
J'ai honte de ma flemme, de ma faiblesse. A Cavillargues, je ne manquais pas une liturgie ni surtout les vigiles des fêtes, surtout une fête comme la Théophanie, si pleine de sens, si belle, et c'est à la Théophanie que je suis devenue orthodoxe, il y a... 46 ans.
Après avoir tout fait pour cela, je me souviens que j'avais peur. Ma tante Renée, qui est aussi ma marraine, avait voulu venir, bien qu'elle ne comprît pas du tout ce que je faisais là. Et tout à coup, j'avais eu l'impression de me séparer de ma famille bien aimée, et aussi de mon pays. Je ne m'étais sentie allègrement orthodoxe qu'à la Pâque suivante.
Je m'étais convertie en même temps que ma meilleure amie Béatrix, devant le père Serge Chevitch qui, la première fois que je l'avais vu, m'avais fait l'effet d'un saint. J'avais annoncé à mes tantes et mes cousines: "J'ai vu un saint". Ce qui était sûrement le cas, mais cette déclaration n'a pas eu sur les miens grand effet, sinon d'accroître ma réputation d'originalité.
Trente ans plus tard, à Moscou, je suis allée à la Théophanie comme aujourd'hui sans entrain, avec lassitude, et je me tenais dans ma paroisse moscovite en me demandant quand tout cela allait finir, et quand je pourrais rentrer chez moi, et j'en avais éprouvé, comme aujourd'hui, tant de honte, que j'ai supplié Dieu de faire quelque chose pour moi, ou avec moi. J'avais alors connu un moment de grâce indescriptible et compris, en voyant mon père Valentin plonger sa croix dans la cuve d'eau, qu'il était réellement, quand il officiait, investi de l'Esprit Saint. J'avais alors réalisé que cela faisait exactement trente ans que j'avais franchi le pas et qu'une telle grâce était la confirmation divine que j'avais fait le bon choix.
La soeur Larissa a tenu une fois de plus à me garder à déjeuner, et je me suis retrouvée avec la dame qui dirige le choeur. Elle connaît Sacha Joukovski, folkloriste qui a fabriqué ma vielle et mes gousli, et m'a passé le bonjour de l'accordéoniste Boris, elle a l'intention de venir au concert demain. Elle s'occupe de l'ensemble folklorique local, mais de son aveu même, c'est de la "stylisation", ce qu'on appelait sous l'URSS "la culture de kolkhose" qu'on cherchait à substituer au folklore traditionnel authentique... Une culture de kolkhose qui a découragé bien des intellectuels de s'intéresser à leur propre tradition. Cette dame qui, à priori ne paraît pas spécialement marrante, chuchotait à table où nous étions censées écouter la lecture en silence et pouffait comme une gamine parce que son portable se mettait tout à coup à diffuser de la musique quand elle essayait de me montrer des vues de ses concerts.
Il y aura du monde à notre concert, en réalité nous commençons à craindre qu'il y en ait même trop.
L'autre jour, le taxi qui m'a emmenée chercher la voiture, et qui se signait devant chaque église devant laquelle il passait, m'a dit qu'il jouait enfant dans le monastère saint Théodore fermé par le pouvoir soviétique, et qu'il avait trouvé dans une cave, avec des copains, un sac contenant des chasubles liturgiques brodées, datant d'avant la révolution, mais qu'il ne se souvenait plus de ce qu'ils en avaient fait...
Les gens trouvent partout des vestiges, des objets, des monnaies, des icônes, des croix... Etre exilé dans l'espace est parfois difficile mais être exilé dans le temps est sans remède... Encore qu'ici, et c'est ce que j'apprécie, tous les temps se télescopent, une réalité russe se poursuit plus ou moins déformée, mais obstinée, irréductible, tandis que parallèlement, une réalité contemporaine coupée de ses sources saccage au hasard de son idéologie ou de sa cupidité, comme un camion dont le conducteur s'est bourré la gueule et va zigzagant, écrasant et défonçant tout ce qui se trouve sur son passage.
Au moins nous avons de la lumière, et même du soleil, j'ai vu ce matin une magnifique aurore. La neige blanche et poudreuse recouvre les disgrâces des rues et étincelle.
J'ai honte de ma flemme, de ma faiblesse. A Cavillargues, je ne manquais pas une liturgie ni surtout les vigiles des fêtes, surtout une fête comme la Théophanie, si pleine de sens, si belle, et c'est à la Théophanie que je suis devenue orthodoxe, il y a... 46 ans.
Après avoir tout fait pour cela, je me souviens que j'avais peur. Ma tante Renée, qui est aussi ma marraine, avait voulu venir, bien qu'elle ne comprît pas du tout ce que je faisais là. Et tout à coup, j'avais eu l'impression de me séparer de ma famille bien aimée, et aussi de mon pays. Je ne m'étais sentie allègrement orthodoxe qu'à la Pâque suivante.
Je m'étais convertie en même temps que ma meilleure amie Béatrix, devant le père Serge Chevitch qui, la première fois que je l'avais vu, m'avais fait l'effet d'un saint. J'avais annoncé à mes tantes et mes cousines: "J'ai vu un saint". Ce qui était sûrement le cas, mais cette déclaration n'a pas eu sur les miens grand effet, sinon d'accroître ma réputation d'originalité.
Trente ans plus tard, à Moscou, je suis allée à la Théophanie comme aujourd'hui sans entrain, avec lassitude, et je me tenais dans ma paroisse moscovite en me demandant quand tout cela allait finir, et quand je pourrais rentrer chez moi, et j'en avais éprouvé, comme aujourd'hui, tant de honte, que j'ai supplié Dieu de faire quelque chose pour moi, ou avec moi. J'avais alors connu un moment de grâce indescriptible et compris, en voyant mon père Valentin plonger sa croix dans la cuve d'eau, qu'il était réellement, quand il officiait, investi de l'Esprit Saint. J'avais alors réalisé que cela faisait exactement trente ans que j'avais franchi le pas et qu'une telle grâce était la confirmation divine que j'avais fait le bon choix.
La soeur Larissa a tenu une fois de plus à me garder à déjeuner, et je me suis retrouvée avec la dame qui dirige le choeur. Elle connaît Sacha Joukovski, folkloriste qui a fabriqué ma vielle et mes gousli, et m'a passé le bonjour de l'accordéoniste Boris, elle a l'intention de venir au concert demain. Elle s'occupe de l'ensemble folklorique local, mais de son aveu même, c'est de la "stylisation", ce qu'on appelait sous l'URSS "la culture de kolkhose" qu'on cherchait à substituer au folklore traditionnel authentique... Une culture de kolkhose qui a découragé bien des intellectuels de s'intéresser à leur propre tradition. Cette dame qui, à priori ne paraît pas spécialement marrante, chuchotait à table où nous étions censées écouter la lecture en silence et pouffait comme une gamine parce que son portable se mettait tout à coup à diffuser de la musique quand elle essayait de me montrer des vues de ses concerts.
Il y aura du monde à notre concert, en réalité nous commençons à craindre qu'il y en ait même trop.
L'autre jour, le taxi qui m'a emmenée chercher la voiture, et qui se signait devant chaque église devant laquelle il passait, m'a dit qu'il jouait enfant dans le monastère saint Théodore fermé par le pouvoir soviétique, et qu'il avait trouvé dans une cave, avec des copains, un sac contenant des chasubles liturgiques brodées, datant d'avant la révolution, mais qu'il ne se souvenait plus de ce qu'ils en avaient fait...
Les gens trouvent partout des vestiges, des objets, des monnaies, des icônes, des croix... Etre exilé dans l'espace est parfois difficile mais être exilé dans le temps est sans remède... Encore qu'ici, et c'est ce que j'apprécie, tous les temps se télescopent, une réalité russe se poursuit plus ou moins déformée, mais obstinée, irréductible, tandis que parallèlement, une réalité contemporaine coupée de ses sources saccage au hasard de son idéologie ou de sa cupidité, comme un camion dont le conducteur s'est bourré la gueule et va zigzagant, écrasant et défonçant tout ce qui se trouve sur son passage.
l'aurore |
La veille du baptême d’Arthur, qui avait été fixé à la fête de la Théophanie, le tsar lui avait fait porter une longue tunique de lin blanc, qu’il avait prise avec lui. Arthur assista à la bénédiction des eaux. Un trou en forme de croix avait été ouvert dans la glace de la rivière Seraïa. Emmitouflé dans sa touloupe, coiffé d’une chapka, les mains au chaud dans des moufles fourrées, les pieds dans de douillettes bottes de feutre, Arthur regardait la cérémonie avec un intérêt révérencieux. « Dans ton baptême au Jourdain, ô Christ, s’est manifestée l’adoration de la Trinité. Car la voix du Père te rendait témoignage en t’appelant Fils bien aimé ; et l’Esprit, sous la forme d’une colombe confirmait cette parole inébranlable. Toi qui as paru, ô Christ notre Dieu, et illuminé le monde, gloire à toi ! » chantait le chœur. L’Anglais regardait le métropolite Philippe, venu pour l’occasion, qui, dans ses brillants habits liturgiques, plongeait une croix d’or dans l’eau noire. Des diacres projetaient de grands arcs cristallins sur la foule aux vêtements bigarrés. Suspendues dans une brume neigeuse, les coupoles des églises de la Sloboda luisaient d’un éclat sourd. Alors Arthur vit une chose inconcevable : un certain nombre d’opritchniks, parmi lesquels Fédia, qui se déshabillaient et allaient se plonger dans le trou. Avec une terreur respectueuse, il les regardait sortir vivants de l’épreuve, et se sécher mutuellement dans de grands draps en riant, quand le père Arkadi lui fit signe d’approcher : « Nous allons procéder au baptême, Artour Robertovitch !
- Ici ?
- Eh bien oui : ici, nous ne manquons pas d’eau !
- Tu veux dire, père Arkadi, ici, dans ce trou ?
- Oui, oui ! approuva le père Arkadi, avec un sourire confiant. Ici même ! Monseigneur Philippe a manifesté le désir de te baptiser de sa main… »
Arthur croisa le regard du tsar, à la fois attendri et railleur. Le métropolite s’avança vers lui, prononça les trois exorcismes, et, se tournant vers l’occident, Arthur renonça par trois fois à Satan, et récita le Credo en slavon, sans le filioque. Vint le moment où il dut se déshabiller, et posant ses pieds nus dans la neige, marcher jusqu’à la terrible croix noire et scintillante, enchâssée dans ses brèches de glace, et se laisser glisser dans ce froid liquide et consumant. Le prenant par les cheveux avec une douce autorité, le métropolite l’immergea par trois fois, en prononçant la formule rituelle : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit… » Et chaque fois, suffoqué, il entrevoyait, brouillés par le ruissellement de l’eau glaciale, la croix d’or brûlante, comme une grande étoile, le saint vieillard resplendissant, dans l’étincelante armure de sa chasuble, le soleil voilé et miroitant dans les brumes fuligineuses, et pensait qu’il allait mourir ou que c’était même déjà fait. Mais il en ressortit vivant, hoquetant et à moitié noyé, et se laissa envelopper, frotter et sécher par des mains compatissantes, qui lui passèrent la tunique blanche : « Accorde-moi la tunique de clarté, toi qui te drapes de lumière comme d’un manteau, trésor de tendresse, ô Christ notre Dieu. »
Fédia glissa un tapis sous ses pieds nus, et sur un signe du tsar, lui apporta la propre pelisse du souverain, dans laquelle il le drapa. Arthur s’inclina profondément, car c’était là un grand honneur. Il porta la main à ses mèches rousses et les sentit craquer comme du verre : ses cheveux étaient en train de geler. Le métropolite lui administra la chrismation, traçant avec de l’huile sainte une croix sur ses mains, ses pieds, sa bouche, ses narines et ses oreilles : « Sceau du don du saint Esprit ». Arthur se sentait bien, mort et ressuscité, la chaleur revenait doucement dans son corps paisible et régénéré. Tout prenait autour de lui un nouvel éclat : l’azur du ciel qui perçait à travers les mailles lâches et translucides des nuées défaites, les oiseaux planant, le tintement des encensoirs et leurs bouffées odorantes, la splendeur hiératique des vêtements sacerdotaux, les visages recueillis, les cierges, les lanternes, les icônes et les bannières, le lumineux métropolite, tout lui semblait saint et magnifique, miraculeusement réconcilié, les fidèles ordinaires, les boïars richement vêtus, les sombres gardes et leur tsar. Ils ne formaient plus qu’un seul corps, relié par des myriades d’invisibles nervures à un unique tronc cosmique, exubérant d’une joie calme et infiniment croissante à laquelle, lui, Arthur, se trouvait intégré désormais sous le nom d’Artiom, Arthème, qui venait de lui être donné.
« Vous tous qui avez été baptisé en Christ, vous avez revêtu le Christ, alléluia… »
C’était sans doute cela, revêtir le Christ. Revêtir un nouveau corps et une nouvelle âme qui se trouvaient tout à coup mystérieusement solidaires de toutes les autres, pris dans ce Souffle unique qui pénétrait toutes choses. C’était sans doute cela, la grâce, la descente du Saint Esprit, sous la forme d’une colombe…