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vendredi 28 décembre 2018

Avatars

Quand j'ai ouvert mon compte Skype, j'ai pris pour pseudo Lora, parce que c'est ainsi que les cosaques m'appellent, 52, parce que c'est ma date de naissance et Russie parce que j'habitais en Russie. Je n'ai pas arrêté depuis lors d'avoir, après les coups de fil impromptus plus ou moins pervers que j'ai bloqués, des invitations de veufs inconsolables ou d'Africains en quête d'exotisme ou de papiers. Or si j'avais ouvert un compte Skype, c'était pour discuter gratos ou presque avec ma mère, ma tante, ma sœur, pas du tout pour draguer, je pense que rencontrer l'âme-sœur sur Skype relève encore plus du miracle que dans la vie quotidienne. J'ai d'abord mis la photo de mon petit chien, pour calmer ces messieurs, mais cela n'y faisait rien, un petit chien de cocotte comme le mien ne faisait qu'exciter leur curiosité. J'ai mis ensuite la photo de mon arrière-arrière-grand-mère Caroline à largement 80 ans, mais sans succès non plus. Puis dernièrement, j'ai eu des tas de problèmes avec mon compte qui avait disparu, et il s'en était créé un nouveau, et pour le retrouver je tape mon pseudo sur google et tombe sur des tas de liens connexes de jeunes femmes suggestives. Lora, Russie, pas bon...
J'ai réfléchi et j'ai substitué à l'arrière-grand-mère et au petit chien l'amour de ma vie, Ivan le Terrible interprété par Tcherkassov. Eh bien depuis, PLUS UNE INVITATION!



jeudi 27 décembre 2018

Termites municipales....

Pierrelatte au XIX° siècle, avant les divers saccages

Je n’arrive plus à jouer de la vielle, parce que je dois me battre avec pendant des heures pour arriver à retrouver un son correct. Avant, même sans l’aide de Micha, à Moscou, j’arrivais quand même à la faire fonctionner. Mais là, c’est vraiment décourageant. Quand j’aurai reçu mon déménagement, avec celle de Vassia Yekhimov, j’irai retrouver celui-ci en Carélie et passer quelques jours dans son village touristique pris par les glaces, air pur et tranquillité assurée. Vassia Yekhimov est un type très doué et très marrant. Je ferai un petit stage avec lui. Il est important pour moi de me remettre au chant, car c’est un témoignage que je peux apporter. Celui d’une Française qui a appris à jouer de la vielle et à chanter des vers spirituels avec des folkloristes russes. Il faut une nuit de train pour aller là bas, la gare est perdue au fond de la taïga, des taxis emmènent les visiteurs dans le village touristique, au bord de la Svir.
Je parle toujours des destructions à Pereslavl, des ravages opérés par Sobianine à Moscou, mais voici que ma sœur , au téléphone, m’explique qu’à Pierrelatte, après avoir emmerdé les administrés avec deux ans de travaux pour refaire un centre déjà  tout à fait correct, ce qui a dû coûter un os, la municipalité a décidé de couper les micocouliers de la place de la Poste, enfin adultes, qui donnaient de l’ombre et dissimulaient les disgrâces d’une architecture des années 60 ou 70 pas vraiment sensationnelle. Pour replanter quoi qui mettra 30 ans à pousser, au bout desquels on coupera à nouveau ? Et pourquoi faire, pour faire travailler les pépiniéristes ? Autrefois, on plantait pour 500 ans, pour la vie d’un arbre, et on remplaçait au fur et à mesure, mais le consumérisme frappe même les végétaux. Je me souviens de toutes ces affreuses constructions, quand les arbres n’étaient encore que des poteaux avec une touffe de feuilles au bout, il y a 40 ou 50 ans, leur taille actuelle est la seule chose qui rend tout cela supportable. Mais la municipalité ne va pas s’arrêter là : elle va couper tous les platanes centenaires de l’avenue de la gare. Pour planter des pins parasols que l’on coupera dès que les racines soulèveront le bitume ? Des lauriers roses qui sont trop nombreux, trop bigarrés et ne donnent pas d’ombre ? Comme beaucoup de villes et villages, Pierrelatte a commencé à être saccagé au XIX° siècle. Son centre était occupé par une énorme moraine très spectaculaire, coiffée des ruines d’un château : le fameux Rocher, dont il ne reste qu’un chicot, après qu’un imbécile local en ait fait une carrière, le fric, pour le bourgeois, c’est sacré.  Le marché couvert médiéval a survécu jusque dans les années 60 où, dans la foulée des HLM en béton façon petit Mahattan, on l’a détruit pour construire un parking où on ne peut pratiquement pas se garer. Des destructions, reconstructions, aménagements, j’en ai vu passer je ne sais combien. Le centre est complètement désertifié : écrasé de taxes et persécutés par l’administration, soumis à la concurrence déloyale des grandes surfaces et des centres commerciaux que les différentes municipalités favorisaient fébrilement, les commerçants ferment tous boutique et l’on voit ce qui me frappait en Union Soviétique : des photos de marchandises dans des vitrines vides « pour faire plus gai ».
Dans les années 70, j’avais visité, avec un jeune Américain, le village de Lavaudieu, près de Brioude, en Auvergne. J’en garde un souvenir émerveillé. La cordialité et l’authenticité des paysans qui, dans l’unique bistrot, où le café au lait était servi dans des bols, nous avaient accueillis à bras ouverts... Ils étaient fiers de nous montrer leur village. Ils avaient envoyé cherché l’institutrice à la retraite qui avait les clés du musée d’art populaire local, et du cloître roman. Elle nous avait montré toutes les merveilles de la vie d’autrefois, alors d’ailleurs pas si lointaine, avec beaucoup d’amour, elle connaissait sans doute personnellement les auteurs des dentelles, des objets quotidiens, et ceux qui avaient porté ces robes, ces châles et ces blouses. Ensuite, nous avions vu le ravissant petit cloître, et l'église qui avait subi des déprédations de la part d’un ancien maire. «Mais pourquoi donc a-t-il fait cela, m’étais-je écriée, seul un imbécile peut faire un saccage pareil ! » La vieille institutrice m’avait regardée avec une sorte de calme curiosité, un peu réprobatrice, comme un petit élève qui aurait sorti une incongruité, une lapalissade : «Mais ma pauvre, c’est bien parce que c’était un imbécile qu’il était maire… Les gens intelligents ont autre chose à faire de leur vie. »
Et c’est la somme de tous ces imbéciles qui détruit la France, celle de l’institutrice, du cloître, de Lavaudieu, qui détruit maintenant le monde entier, sa flore, sa faune, toutes ses merveilles, et nos âmes par-dessus le marché.


Lavaudieu

mercredi 26 décembre 2018

« Mettez la musique plus fort, que l’on n’entende pas qu’on nous tue »



Anna Reviakina
03.12.2018, 07:15
Exclusif
traduction L. Guillon

saint Vladimir de Dokoutchaïevsk
Anna Reviakina, poétesse et publiciste, parle du destin de l’orthodoxie dans les territoires dUkraine hors contrôle, de l’inventaire des saints et de l’importance pour les orthodoxes de rester solidaires.
Le plus affreux qui puisse arriver à l’Eglise Orthodoxe Ukrainienne du Patriarcat de Moscou serait de ne subsister que sur les territoires qui, depuis déjà quatre ans et demie, ne sont plus l’Ukraine. Là est le paradoxe.
L’archiprêtre Nikita Panassiouk
Je suis liée au père Nikita par une vieille amitié et par une petite ville à la frontière de la RP de Donetsk  et de l’Ukraine. Le père Nikita Panassiouk est le premier et le seul recteur de l’église Saint-Vladimir de Dokoutchaïevsk. Du père Nikita émane une sorte de lumière absolue, il a un cœur énorme et des yeux clairs, impossibles à cacher, même derrière des lunettes. Il est le dépositaire et le participant de la légende du célèbre starets, le père Zossime.
Quand les arbres étaient encore grands et que Dokoutchaïevsk vivait dans une complète tranquillité, on fit inopinément au père Nikita la proposition de déménager en Russie, on lui promit une paroisse et une confortable maison. Le père Nikita avait surmonté, avec beaucoup de difficultés, les premières années de son ministère à Dokoutchaïevsk , son troupeau était petit, la ville de travailleurs ne se pressait pas trop de se tourner vers Dieu, le passé soviétique se faisait sentir. Le père Nikita n’avait pas baissé les bras, fait ce qu’il avait à faire dans la petite ville ukrainienne, mais il reçut la proposition d’un ministère en Russie comme une voie que lui ouvrait le Seigneur. 

Le starets de Donestk
Les relations du père Zossime avec le père Nikita étaient paternelles. Le père Zossime avait ce genre de relations avec beaucoup de gens, chaleureuses, bonnes, il donnait de nombreux conseils, il bénissait beaucoup de monde. On venait voir le père Zossime de tous les coins du pays et même des prêtres, et aussi quelques hommes politiques qui se considéraient comme ses enfants spirituels. Il trouvait des mots pour tous , des mots clairs, justes, il prévenait l’un  (comme Ianoukovitch, par exemple), il admonestait l’autre. Bien sûr, le père Nikita alla chercher la bénédiction du père Zossime pour son départ en Russie, le recteur de l’église de Saint-Vladimir ne pouvait pas faire un tel pas sans la bénédiction du starets.
Zossime répondit alors par un refus, il ne le bénit pas, il dit que son enfant spirituel  aurait encore une occasion d’aller servir en Russie. Le père Nikita en fut très désappointé, se rembrunit, ils s’assirent pour prendre le thé ou déjeuner, la conversation était déjà partie sur autre chose, il y avait alentour d’autres prêtres, d’autres questions. Le père Nikita ne participait pas à la conversation, il pensait qu’il s’apprêtait à partir en Russie servir, mais sans bénédiction, bien sûr, rien de bon ne pouvait sortir de ce dessein. Et voilà que le père Zossime se retourne vers le père Nikita et lui dit de ne pas augmenter mentalement son chagrin mais de continuer sa voie sur place à Dokoutchaïevsk. Et à la fin, de nouveau la phrase : «Tu auras encore l’occasion de servir en Russie ! »
Le père Zossime mourut en 2002. En guise de viatique, le starets dit : « …avant de partir pour la vie éternelle, je vous délivre mes dernières paroles, frères, sœurs, et tous ceux qui prient dans notre monastère : accrochez-vous à l’Eglise Orthodoxe Russe, en elle est le salut ». 
Un pays protégé par Dieu
Les frontières de l’église ne coïncident pas, et ne peuvent coïncider avec celles des états. Les états se divisent tous de façon horizontale, or l'église, au contraire, parle de division verticale. Les gens d’église pensent que leur patrie, c’est celle d’en haut. Le rythme de la vie ecclésiale ne correspond pas à celui de la vie de l’état. L’église est une structure plus puissante et plus ancienne que l’état, elle dispose d'une clairvoyance unique. Nous, les habitants d’un état séculier, ne pouvons même pas imaginer ce qu’il y aura sur terre dans un demi siècle. Nous, chrétiens orthodoxes, pouvons exactement donner le jour où tombera la Pâque. Dans cinquante ans, cent ans ou mille ans
« Autrefois, dans la liturgie, nous lisions ainsi : « notre pays protégé par Dieu, ses autorités et ses armées ». Depuis le début de la guerre, nous avons une bénédiction spéciale pour ne pas rappeler les autorités, car ce sont justement elles qui l'ont déclenchée. Maintenant, nous lisons « notre pays protégé par Dieu et son peuple orthodoxe ». Les lignes où nous prions pour les prisonniers ont pris un sens particulier » raconte le père Nikita.
Aujourd’hui l’église est une source de spéculations politiques. Chaque mot prononcé ici, sur le territoire de la République Populaire de Donestk, est entendu là bas, de l’autre côté. Nous pouvons porter, par certaines de nos déclarations, du tort à nos frères sur le territoire ukrainien. C’est justement pour cela que le père Nikita se tait plutôt que d’accepter de commenter quelque chose. C’est pour cela que les frères de la laure de la Dormition de Potchaïev ont publiquement adjuré les gens de croire seulement en l’information qui paraît sur le site officiel de la laure, de ne pas céder aux provocations des médias.
Aujourd’hui, ce qui se produit à Kiev n’a pas de relations avec le meurtre de l’église, il est impossible d’anéantir l’Eglise Orthodoxe Russe. S’il n’y a pas d’église où prier, les gens le feront dans les appartements, les caves, n’importe où. Pour l’essentiel, la coupole de l’église Orthodoxe Russe, c’est le ciel étoilé lui-même, au dessus de la tête de ceux qui élèvent leur prière. Ce qui est terrible, c'est autre chose, c’est qu’on oblige les gens à suivre les schismatiques, ils remplacent la vérité par leur propre demie-vérité à un seul éclairage, attentent cyniquement à la foi, déforment les faits, interprètent le passé, essaient d'acculer le chrétien orthodoxe dans un coin, et l’homme est faible, surtout l’homme contemporain qui est plus souvent conduit que conducteur.
Dans le giron du Christ
En un certain sens, les églises qui sont réparties sur le territoire de la RPD se trouvent en sécurité. « Oui, nous avons des privilèges. Ce dont, bien sûr, nous sommes redevables à nos dirigeants. Ce qui se passe là bas, sur l’autre territoire, dans un sens cela ne nous concerne pas, cette coupe est passée loin de nous, mais d’un autre côté, pouvons-nous ne pas penser à nos frères, aux difficultés auxquelles ils se heurtent chaque jour ? La guerre, c’est notre douleur commune, dit le père Nikita, les premières prières que nous adressons pendant la liturgie c’est pour notre grand seigneur et père sa Sainteté le patriarche de Moscou et de toutes les Russie Cyrille, notre seigneur et père sa béatitude le métropolite Onuphre de Kiev et de toute l’Ukraine, notre seigneur sa Sainteté le métropolite Hilarion. Prier pour le métropolite Onuphre est aujourd’hui un honneur particulier, c’est justement lui, au moment présent, qui est le soutien de l’Orthodoxie sur le territoire de l’Ukraine. C’est un véritable héros, qui conserve l’unité, console les gens ».
Inventaire des saints
L’église de Dokoutchaïevsk porte le nom du métropolite de Kiev Vladimir (Bogoïavlenski), qui fut glorifié par l’église Russe Orthodoxe en 1992 comme prêtre martyr. Son jour de célébration est le 25 janvier. Il y a cent ans, au concile Panukrainien, fut posée la question de l’autocéphalie de l’église ukrainienne en Ukraine. Le métropolite Valdimir avait alors défendu l’unité de l’église Russe. «A Kiev, c’étaient des temps particuliers, du reste, comme maintenant, dit le père Nikita, une tentative d’ukrainisation, la situation de la laure des Grottes de Kiev était conflictuelle, c’était lié au schisme, et à la révolution. Je parle souvent à mes ouailles avec les paroles du père Zossime et celles du prêtre martyr Vladimir, selon lesquelles il faut rester accroché à l’église orthodoxe Russe ».
Le 25 janvier 1918, cinq soldats armés vinrent trouver le métropolite Vladimir, l’emmenèrent hors de la Laure et le tuèrent férocement, près du rempart de la forteresse de Staraïa Petcherskaïa, non loin de la rue Nikolskaïa. « Les reliques du métropolite Vladimir se trouvent dans les grottes Proches de la Laure des Grottes de Kiev. Aujourd’hui, se déroule l’inventaire de la propriété. En quoi les gens qui le font sont-ils mieux que les mécréants de l’époque soviétique ? demande le père Nikita et il répond lui-même : en rien ! et ils prétendent lutter avec le passé communiste ! Que font-ils, là-bas ? L’inventaire des saints ! les reliques des saints et des justes qui se trouvent à la laure, ce sont aussi des propriétés ? Les gens deviennent fous, mais continuent à se prendre pour des gens ! »
Nous nous tuerons nous-mêmes
Et pendant ce temps, les problèmes humains qui ne concernent pas la guerre et autres folies ne changent presque pas. « Les gens ne changent pas beaucoup, et ils créent les mêmes problèmes, à eux-mêmes et aux autres. Seulement il y a quelque chose qui s’aggrave, dit le père Nikita, et ça me fait mal d’en parler, mais les gens continuent à forniquer et ne craignent pas de tuer leurs propres enfants. La guerre, ce n’est pas seulement la mort par les obus qu’on nous lance dessus. C’est aussi la dégradation morale, c’est la façon sans appel avec laquelle la femme est prête à ne pas recevoir l’enfant que Dieu lui donne. Elle va le tuer. Le nombre des avortements a augmenté. Les gens vont moins souvent se faire arracher une dent que commettre un avortement. Les gens souffrent de perdre leurs cheveux à cause du stress, mais que les enfants tombent de leur mère, tout le monde s’en moque ».
L’Ukraine, en s’enfonçant peu à peu dans l’obscurité de l’insuffisance économique, et maintenant, en plus, dans l’état de guerre, perd la foi non seulement dans le pouvoir mais dans la vie humaine, dans le droit même à cette vie. L’Ukraine occupe la première place en Europe pour les interruptions de grossesse. Près de 20% des habitantes de l’Ukraine par an refusent leurs enfants déjà conçus. En Europe occidentale, cet indicatif est de 3-4 pour cent. En Europe de l’Est de près de 14%.
« On entend souvent la comparaison : comment c’est là bas et comment c’est ici, dit le père Nikita, et ce n’est pas comparer, qu’il faut, mais s’occuper de soi. Les avortements, c’est un fléau à double tranchant ! Et si aujourd’hui on ne nous bombarde pas, nous continuons à faire des avortements, nous tuons notre futur. Nos ancêtres vivaient pendant la guerre bien plus mal que nous mais ils faisaient des enfants. Dans le vrai froid et la vraie faim ».
Plus fort, la musique
Très bientôt ce sera le 19 décembre, la Jour de la Saint Nicolas. Traditionnellement, nous aurons un service ce jour-là dans l’église saint Vladimir de Dokoutchaïevsk, après le service, sera ouvert un marché sur le territoire de l’église, les paroissiens feront cuire des brioches, des pirojki, les cosaques installeront des samovars, on servira le thé à tout le monde. Les moyens récoltés serviront à faire des cadeaux aux enfants. «Fasse le Ciel que cette année, on ne nous bombarde pas. L’année dernière, pour la saint Nicolas, nous étions allés féliciter les enfants de l’orphelinat municipal, il y avait eu un bombardement très puissant, les obus tombaient dans les rues de la ville. Mais nous marchions quand même, nous nous cachions derrière les maisons, nos genoux tremblaient, nos jambes se dérobaient, tellement nous avions peur. Arrivés à l’orphelinat, nous avions félicités les enfants, distribué les cadeaux, le spectacle avait commencé, c’était terrible, certains versaient des larmes, mais on n’a pas supprimé le spectacle. J’ai alors prié et demandé : « Mettez la musique plus fort, que l’on n’entende pas qu’on nous tue ».
« Père Nikita, mais qu’est-ce qui va se passer par la suite ? demandai-je
-Je ne sais pas, répondit le père, mais ce que je sais, c’est que Dieu est avec nous ».

le père Nikita



mardi 25 décembre 2018

Noël au café

un de mes pensionnaires

Les cathos, une partie des orthodoxes et ma famille fêtent Noël. Le père Constantin m’a invitée à venir à l’église à cette occasion, bien que je suive, comme lui, le calendrier julien.  Comme son sermon de dimanche portait sur la parabole des dix lépreux et la reconnaissance que nous ne manifestons pas à Dieu, en négligeant les offices et en ne communiant pas à Son Corps et à Son Sang, je me suis poussée, on peut le dire, je me suis traînée à la cathédrale. J’ai communié. Pendant la nuit, j’avais rêvé que j’allais à l’église, mais que j’étais si distraite et somnolente que je  laissais passer le moment de l’eucharistie, je ne le remarquais même pas et me disais tout à coup : « Quelle honte ! Tu as loupé la communion ! »
D’où me vient cette espèce d’épuisement, ce manque d’élan ? L’âge, la fatigue ? Les discours ascétiques me fichent le cafard. J’ai toujours aimé la vie, avec le sentiment qu’elle avait des prolongements métaphysiques, l’au-delà des choses de la poésie de Rilke. J’en ai aimé toutes les merveilleuses sensations, toutes les visions, toutes les symphonies. Je suis très reconnaissante à Dieu de m’avoir donné tout cela, même si la façon dont nous vivons, la société telle que nous l’avons organisée, ou laissé organiser, nous prive de ce qui était naturel à nos ancêtres, et qui était encore pratiqué par mon beau-père, rester au bord d’un champ à regarder le ciel en gardant les moutons, se manger un bon fromage avec du bon pain et un coup de rouge, et allumer une clope quand on aime le tabac. Je lui suis reconnaissante de mes émerveillements et de mes bonheurs plus que de mes souffrances, mais la souffrance est pleine d’enseignements, et comme elle fait partie de la vie au même titre que le bonheur, il faut savoir la supporter dignement et avec profit.
Cette même nuit, j’ai rêvé aussi de mon grand-père. Moi qui ne me souviens plus jamais de mes rêves, j’ai fait fort... Je le rencontrais avec joie, et lui aussi avait l’air joyeux. Oui, cet homme sinistre avait l’air très joyeux. «Papi, que je suis contente de te voir ! Et tu es toujours aussi élégant ! » Il avait un costume d’une matière brillante, glissante, un peu gaufrée, son visage était très précis, et le tissu aussi, je pourrais le sentir au bout  de mes doigts.
Après l’église, je suis allée au café français. Et là, j’ai ressenti une honte de plus, celle de me laisser aller sur les délices de Didier en plein carême. Mais enfin, c’était ma façon de m’associer au Noël de tous ceux qui me le souhaitent sur Facebook… Rita a fait du scandale pendant que je commandais. Je l’avais laissée dans son sac sur une chaise et de me voir m’éloigner de trois mètres, elle a poussé une lamentation si déchirante que tous les clients se sont émus. Il y avait deux charmantes jeunes filles orthodoxes, jupes longues et foulards, jolies comme des cœurs, avec des sourires frais et gentils. « Ne seriez-vous pas Laurence ? Me demande l’une d’elles, Katia. Je vous vois sur Facebook mais je n’osais pas vous écrire, et je voulais vous rencontrer… »
Katia et Nadia ont quitté Moscou pour Pereslavl, Nadia il y a deux ans, Katia il y a deux mois. Elles ne veulent plus vivre dans la capitale. Elles fréquentent le monastère saint Daniel, dont les abords ont été saccagés, mais du côté de l’étang qui le jouxte, il semble avoir gardé son environnement d’origine. Elles aiment le chant d’église znamenié, le chant ancien, sans fioritures académiques ni rossignols énamourés. Encore que je suis injuste envers les rossignols, dont le chant m’a toujours paru si mystérieux, à la fois abondant, virtuose et retenu. Une de leurs amies dirige le chœur d’une église de village où ce chant est pratiqué. Elles m’ont parlé d’un Français orthodoxe marié à une Russe, il travaille à Moscou mais il a une datcha près de Rostov et il a définitivement émigré.





lundi 24 décembre 2018

Joyeux Noël


JOYEUX NOËL

à ceux qui le fêtent ce soir.


C'était pour moi, dans mon enfance, un moment si magique....

Joyeux Noël

Ils n’aiment pas le petit Jésus,
Qui dort entre le bœuf et l’âne,
Les étoiles au ciel pendues,
Les angelots blonds et diaphanes.

Ils n’aiment pas les blancs moutons
Qui suivent le berger sévère,
Et pas non plus la poissonnière
Ni tout le peuple des santons.

C’est le peuple qu’ils n’aiment pas
Ses églises et puis ses calvaires,
Ses ancêtres au cimetière,
Les souvenirs qu’ils n’ont pas.

C’est la terre qu’ils n’aiment pas,
Et qu’ils nous ont privée de voix,
Et puis le ciel bleu par-dessus,
Qui leur blesse par trop la vue.

Ils n’aiment pas la vie qui sourd
Des moindres failles du béton,
Tout ce qui brûle avec passion
Et sanctifie le fil des jours.

Ils sont laids, morts, méchants et bas
Mais on n’entend plus que leurs voix,
Leurs mille voix dans le désert
De nos pays prêts à la guerre.

Petit Jésus de mon enfance,
Ouvre-nous ton blanc paradis
Prends avec toi tous les ravis
Qui conservent leur innocence.



dimanche 23 décembre 2018

Toujours le permis de séjour

L'église du métropolite Pierre, vue de l'hôtel arménien kitsch où reçoit la juriste....
Quand j'ai tout porté dans les temps à la juriste qui fait l'intermédiaire, pour établir mon permis permanent, elle m'a dit que je n'avais pas fait la traduction assermentée de mon passeport complet, toutes les photocopies attachées et certifiées de la première à la dernière page. Et il manquait des trucs, heureusement en possession d'Ilya, que je ne voulais plus emmerder avec tout ça, mais j'ai bien été obligée. Pour la traduction de la copie certifiée, c'est à Moscou, mais heureusement, quand j'y suis retournée ce matin, j'ai appris que les certificats médicaux n'étaient pas valables un mois mais trois mois. Quel soulagement... En revanche, il faudra refaire le papier de la banque, pour la troisième fois...
A moins d'être jeune, très combatif, très débrouillard, très tenace et parfaitement russophone, on ne peut pas s'en sortir sans intermédiaire.
Toujours pas de Rosie. J'ai envoyé des photos d'elle au tadjik du restaurant japonais, Berkhrouz, parce qu'il a vu un chien qui essayait d'entrer, mais c'était un chien roux, Rosie n'est pas rousse. Quelle tristesse de voir en photo la bouille de cette emmerdeuse, et la voilà toute heureuse au bord du lac, ou couchée dans la neige... Je sais que sa dresseuse m'accuserait de ne pas m'en être bien occupée, il fallait l'attacher, l'enfermer... C'est une chose que je n'ai jamais su faire. Ni avec elle ni avec les chats aventureux que j'ai eus et qui n'ont pas vécu vieux, me plongeant dans des chagrins terribles.
L'hiver est très beau, cette année. Il fait froid, mais pas trop, pour l'instant, et quand il neige, le ciel n'est pas sombre, il est nacré, presque rose, parfois on voit la lune au travers.
Quelqu'un m'a dit que mon roman était fluide et sincère. Je ne m'attends pas à un best-seller, mais j'aimerais le voir toucher un maximum de ceux qui pourraient l'apprécier, je l'ai tellement aimé, c'est lui qui s'est emparé de moi et non moi qui l'ai écrit. Je lui fais de la pub comme je peux, je le porte à la connaissance, mais je ne sais pas faire le trottoir pour vendre mon âme. Enfin, comme dit Dany, je l'ai fait, je l'ai lâché, il est enregistré à la BN. Maintenant, il faudrait s'occuper de la suite...
Dans une semaine, je laisse ma maison à des locataires provisoires et je vais me promener à Moscou. Je vais y passer le jour de l'an, dont je me fiche complètement, et Noël orthodoxe. En réalité, il faut vraiment que je me pousse pour partir, je suis bien, en hibernation dans ma tanière.
Je suis pleine d’admiration pour les gilets jaunes. Je n’attendais pas ce sursaut de la part des Français. J’ai toujours pensé que les seuls Français sympathiques étaient ces gens simples et travailleurs des campagnes et des petites villes, mais en même temps, ils me semblaient souvent si prosaïques et si dénués de tout besoin spirituel… Pour la spiritualité, je ne sais pas, mais les voilà capables de se lever et de s’unir, de se sacrifier, d’affronter avec courage des autorités infâmes, hostiles et terriblement répressives, ils me font penser aux gens du Donbass, des gens simples, aussi, affrontés à une mafia immonde. Et pour ce qui est de la situation du pays et du monde, certains ont vraiment tout compris.
Parallèlement, j’admire beaucoup les croyants ukrainiens, soudés derrière le magnifique métropolite Onuphre et son inébranlable clergé. Enfin à l’exception d’une poignée de traîtres, tellement traîtres qu'on les dirait sortis d'un mauvais film, l'ex métropolite Syméon qui manie l'inversion accusatoire avec tant d'aplomb qu'on se demande s'il a la moindre notion de ce qu'est une conscience. Maintenant, on peut le dire, tout est vraiment visible quand on est décidé à voir, comme dans ces tableaux de la Renaissance où le Christ et ses disciples sont environnés de créatures des ténèbres grimaçantes qui n’ont plus de visages mais des mufles, des becs et des groins : Epiphane et Syméon, le porcelet et le sanglier mitrés, Porochenko, le verrat rigolard et sanglant, et les deux vieux lézards aux regards fuyants sous leur coiffe, Philarète et Bartholomée… C'est Jérôme Boch. Quand aux fidèles qui préfèrent les drapeaux ukrainiens et le folklore néonazi aux bannières et aux icônes des vrais chrétiens qui prient, leurs trognes sont en rapport avec le contenu de leurs discours et le niveau de leurs interventions sur les sites orthodoxes…

Je ne sais pas pourquoi, j‘ai toujours l’impression que Rosie va finir par revenir, et je n’ai pas touché à son panier, à ses jouets, ni à ses boites de pâtée. Rita va voir l’énorme chienne enchaînée des voisins, qui copinait avec Rosie et qui est encore plus triste depuis qu’elle ne vient plus la distraire. Les oiseaux m'escortent à travers le jardin, mésanges et moineaux, car je les nourris. Il a bien changé, ce jardin, même l'hiver, il a une organisation, une forme, ce n'est plus un terrain vague encombré d'épaves. Il scintille, dans l'écrin de la palissade bleue et sous le ciel moiré et duveteux. J'aime bien déneiger, c'est propre, et je peux contempler la lumière, le ballet de mes passereaux dans les branches du poirier, les déplacements allègres de Rita.
Le portrait du tsar Ivan, que j'ai fait et choisi pour la couverture, m'apparaît partout, depuis que j'ai sorti Yarilo, je suis tellement sûre qu'il était comme cela, qu'il avait cette tête, cette expression et ce regard, il me semble qu'il n'est pas loin de moi, que je l'ai, d'une certaine manière, "rencontré" et cela m'impressionne.


La vie dans une autre dimension


J'ai traduit l'interview qu'a réalisée de moi le père Constantin Kravtchov pour la revue du diocèse de Pereslavl-Ouglitch Kovtcheg (l'Arche).

J’ai rencontré, par Facebook, Laurence Guillon, Française orthodoxe qui a quitté la France et s’est installée pour toujours à Pereslavl-Zalesski, et dès le jour suivant, nous étions assis dans le salon de thé français la Forêt, sur le bord de la rivière Troubej.
Je fus agréablement étonné non seulement par la maîtrise qu’avait mon interlocutrice de la langue russe,  mais par le côté imagé de son discours : ainsi s’expriment non seulement les intellectuels, mais les gens artistiquement doués et, surtout, les natures qui pensent par elles-mêmes, les gens de plus en plus rares qui ont «une personnalité d’expression peu commune ».
J’appris bientôt que Laurence ne se contente pas de chanter des chansons russes et françaises anciennes, participant à des concerts de collecteurs et d’interprètes du folklore russe, elle ne se contente pas de dessiner et de peindre des icônes, elle écrit aussi des livres .
Ainsi, je fis connaissance d’une nature créative qui réalise ses talents variés, et surtout, de quelqu’un dont je partage les idées, une sœur en Christ, avec laquelle on peut parler de tout, en observant chaque fois la complète coïncidence de nos avis et de nos approches des événements historiques et des personnalités, de ce qui se passe ici et maintenant.
Or le 2 décembre, dans ce même café, eut lieu le concert du duo « Soboriané », Dmitri Paramonov  (Moscou) et Sergueï Solomakhine (Omsk), interprètes de bylines et de chansons populaires recueillies à travers les villes et les villages de Russie et de Sibérie, anciennes polyphonies russes, pratiquement inconnues, hélas, de tous, qui s’effacent et ont presque disparu avec l’authenticité de la culture populaire. L’organisatrice de ce concert étonnant, Laurence, chanta deux chansons, une russe et une française, en s’accompagnant à la vielle à roue.
Et j’en vins à songer aux voies impénétrables du Seigneur : une Française orthodoxe nous découvre, à nous, Russes, l’héritage spirituel et culturel qu’un siècle de mécréance a extirpé de notre mémoire, l’âme de notre peuple, qui se déversait autrefois dans ce chant avec toutes ses peines et ses joies.
Et aussi que nous familiariser avec ce trésor nous est maintenant vital, comme un contrepoison à tout le mensonge et la boue de « ce siècle » qui nous assiège de toutes parts dans la « société de consommation » mondiale qui a exterminé chez les peuples autrefois chrétiens la possibilité même de se souvenir de ses racines spirituelles et de retrouver son véritable « moi ».

Laurence, parlez-moi de votre chemin vers l’Eglise, vous écrivez : « l’orthodoxie m’a donné quelque chose qu’il était difficile de trouver chez nous, si l’on fait exception du domaine gastronomique : une tradition intacte, vivante qui m’a plongée tout de suite dans la profondeur des siècles. En un certain sens, on peut dire que j’ai eu une éducation vieille France. Mais on ne m’a pas transmis cette tradition authentique, parce que beaucoup de gens des générations issues du XIX° siècle croyaient imperturbablement au Progrès ». Qu’est-ce donc que la tradition authentique ?
La tradition, c’est ce qui transmets depuis la nuit des temps : les ancêtres nous transmettaient tout ce qui existait depuis longtemps. C’est quelque chose de vivant, en devenir. On ne peut pas dire qu’il faut chanter maintenant comme on chantait alors, cela change tout le temps. Pour moi, le plus important, c’est que cela reste vivant et se transmette.
J’ai un ami qui chantait dans l’ensemble Pokrovski, il m’a beaucoup appris sur le folklore russe. Il me disait : « Tu comprends, nos chansons, ce sont des êtres spirituels qui peuvent disparaître, et tant que nous les chantons, ils existent ».
Et pour moi, c’est vrai. Je suis épouvantée quand je vois combien de ces êtres ont disparu déjà, chez vous comme chez nous.
La différence, à mon avis, entre la France et la Russie, c’est qu’en Russie, on rassemble tout cela avec un sentiment de piété, c’est une tradition très souvent chrétienne, parfois païenne, mais une tradition, et en elle, tout est clair. Mais chez nous, d’un côté, on la recueille mais de l'autre, on n’admet pas la vison du monde des générations précédentes et on ne veut pas avoir l'air d'y adhérer. On a souvent une mentalité de gauche, trotskiste, pourrait-on dire, et on se défend de tels sentiments.
J’ai vu par exemple des médiévistes qui aiment la musique médiévale, mais en même temps, ils me disaient : « mais je ne crois pas en Dieu ! » Je pensais : « Comment peux-tu t’intéresser au moyen âge et ne pas croire en Dieu ? Que peux-tu comprendre alors à tout cela ? » Alors qu’ici, ce n’est pas comme cela…
Je me souviens quand je suis revenue en Russie en 90, j’avais l’impression que les Russes étaient pareils à des amnésiques qui soudain se réveillent et commencent à se rappeler quelque chose. Ils cherchaient leur mémoire partout.
A ce propos, j’étais alors tombée dans un festival de folklore près de Novgorod, ce fut pour moi une révélation, parce que c’était du vrai folklore, pas du toc, pas ce qu’on appelle la « culture de kolkhoze », mais du vrai chant traditionnel. Il y avait là des jeunes filles, des grands-mères, des enfants, des gens de tous âges. Ils portaient leurs costumes, et non une stylisation quelconque, et chantaient très naturellement et spontanément.
J’étais ivre de joie, et il me semblait que j’avais trouvé la patrie qui m’avait beaucoup manqué. On m’avait tressé une couronne de fleurs, mais je ne voulais pas la prendre avec moi, pour ne pas la voir se faner. Je l’ai jetée dans le lac, et j’ai pensé : « Voici le jour de tes noces avec la Russie » !
Ensuite, j’ai pensé que je viendrais obligatoirement vivre en Russie, parce qu’ici j’avais reconnu quelque chose qui m’était très cher et nécessaire, que l’on ne m’avait pas transmis là bas.
Dans mon enfance, je chantais des chansons enfantines, parfois assez belles, mais c’était peu.
Ma famille n’était déjà plus paysanne. Mon beau-père était paysan, mais il chantait très mal, dans sa famille, ils n’étaient vraiment pas doués pour la musique. Il ne savait rien, malheureusement, et n’a rien pu me transmettre, à part l’esprit paysan, le savoir-vivre. Or en Russie, le folklore russe est particulièrement beau, archaïque et original. J’aime les chansons françaises mais elles sont allées en partie de la noblesse vers le peuple. En Russie, au moyen âge, les nobles et le peuple chantaient et dansaient la même chose, c’était une civilisation unique. La civilisation russe, que les communistes ont anéantie.
Mais elle fut détruite même avant cela, Pierre le Grand, par exemple, qui voulait à tout prix apporter ici une espèce d’Europe qui n’était pas la vraie. Comme il existe un faux folklore, il y a aussi une fausse Europe…
Ainsi, je suis venue vivre en Russie et au bout de quelques années, j’ai rencontré un ensemble cosaque. Un très bon ensemble,  l’ensemble «Kazatchi Kroug », dirigé par Vladimir Skountsev. Il est lui-même vieux-croyant, il connaît beaucoup de chansons très anciennes, et il a un énorme talent.
Cette rencontre fut pour moi un conte de fées. J’allais, épuisée, après le travail, dans la maison de la culture « la faucille et le marteau », qui était dans une ruine complète, il y faisait très froid, j’écoutais ces bonshommes et je les voyais se transfigurer quand ils chantaient, sans contrainte, personne ne les dirigeait.
Et je trouve très dommage que beaucoup d’intellectuels méprisent et ignorent le folklore. Ils ont une formation académique, et d’ailleurs soviétique.
Chez nous aussi, après la révolution, l’éducation académique a pris le dessus, on appelait culture seulement ce qui se passait dans une salle de concert ou un musée.  Or pour moi, au contraire, c’est à cause d’une telle approche que le peuple a été privé de ses moyens naturels d’expression.
Et c’est pourtant cela qui prépare les gens à la culture supérieure, si tant est qu'elle soit supérieure. Toute la musique classique est imprégnée de chant populaire, chez les Allemands, les Russes et les Français. Quand il n’y a plus de terreau populaire, nous obtenons ces constructions intellectuelles ennuyeuses, contemporaines, arides et sans âme.
Comment voyez-vous l’avenir de la culture traditionnelle populaire ?
C’est lié à la question de l’avenir de l’humanité en général. Je ne suis pas sûre que l’humanité ait un avenir. Ou alors ce ne sera plus l’humanité mais des espèces de biorobots, voilà ce que je redoute.
Je pense que le retour à la culture populaire peut sauver des gens. J’ai remarqué que dans les familles de folkloristes tout est normal, les enfants grandissent normalement, ils ne s’ennuient pas, ne se droguent pas, ils n’en ont pas besoin, parce que le chant, c’est  déjà vivre dans une autre dimension. Je l’ai remarqué en ce qui me concerne, quand j’étais petite, et sur mes élèves à l’école, les enfants ont besoin d’épopée, de contes, ils ont besoin de ce qui les élève.
Et voilà qu’en Europe, on les prive de cette dimension supérieure, et cela peut aussi arriver en Russie. On leur donne des livres avec des illustrations affreuses, des jouets en plastique affreux, on leur chante des chansons affreuses, dès le ventre de leur mère, ils entendent de la musique affreuse, d’affreux bruits techniques et ils vivent dans le béton.
Le folklore peut sauver des âmes. Le folklore peut même préparer les enfants à la vie spirituelle. D’autant plus qu’à notre époque, elle devient plus difficile.
Elle est difficile pour moi-même. Je vais à l’église en me poussant, je suis paresseuse, cela m’est difficile. Pour les enfants d'autant plus, avec la pression sociale autour d’eux, les tentations…
Or les enfants qui poussent dans le folklore, ils sont joyeux. Ils ont une autre dimension, ils sont reliés à leurs ancêtres, à la nature.
Mon ami de l’ensemble Pokrovski m’a raconté que sa mère l’amenait dans la forêt, près d’un ruisseau, pour qu’il pût entendre les sons de la nature, c’est comme cela qu’il est venu au folklore. Il faut s’en occuper dès la petite enfance, parce qu’ensuite, les gens ont des préjugés, des schémas dans la tête.
C’est pour cela que nous avons des adolescents qui s’ennuient, toujours insatisfaits, attirés par la drogue, qui ne voient pas de sens à la vie. Ils ne savent pas ce que c’est que de passer au dessus de soi, de rêver de choses élevées, par exemple, le grand amour.
Tout cela passe par le folklore, les contes, l’épopée. J’ai lu « l’Iliade » et « l’Odyssée » quand j’avais neuf ans…
Mais à quel point est-ce possible d’élever les enfants dans cet esprit ? Il est clair que cela passe par la famille. Mais la famille doit elle-même participer à cette culture traditionnelle populaire. Sans doute dans les écoles du dimanche, les paroisses, peut-on d’une certaine manière familiariser les enfants et les adultes ?
Par exemple Vladimir Skountsev donne des cours dans l’église saint Dmitri Donskoï  à Moscou, parce que le prêtre pense que c’est une thérapie pour l’âme. Y viennent des femmes orthodoxes du coin avec leurs enfants car elles ne savent qu’en faire.
J’y ai assisté. Au début, elles avaient peur de chanter et piaillaient timidement. Quelques mois plus tard, elles chantaient avec autant d’assurance et de joie que si elles avaient grandi au village. Et les enfants entraient naturellement dans leur sillage. Nous chantons, ils dansent autour.
Skountsev ne fait pas d’activités avec les enfants, mais il affirme qu’il leur suffit d’être là pour entrer dans le folklore. Et je vois que ces femmes aussi se transfigurent, se passionnent, comme moi-même.
D’abord, c’est un moyen de communication, cela relie les gens. Quand on chante dans un chœur, on apprend à écouter les autres. C’est beau, parce que nous résonnons ensemble. Mais cela ne concerne pas seulement le domaine des chants et des danses. Cela touche à tous les domaines. Quand je vois qu’on détruit les maisons anciennes, sans conscience ni pitié, pour les remplacer par des monstres…
Le plus affreux n’est pas qu’on les détruise. En Russie, les maisons de bois vivent cent, deux cents ans, après il faut les reconstruire. Mais autrefois, les constructeurs avaient des savoir-faire et des modèles traditionnels qui se transmettaient depuis la nuit des temps.
S’il fallait reconstruire une isba, ils le faisaient comme on chante aujourd’hui une chanson millénaire. On la chantait au XIX° siècle, nous la chantons au XXI°, mais c’est toujours la même, ou si elle change, c’est de façon organique. De même la maison, qui est autre dans la continuité. Chaque fois on ajoute quelque chose de soi, c’est intéressant, mais le modèle est le même. Cela crée une harmonie, dans laquelle il y a du sens, car tous les éléments de la construction en avaient un, que ce fût le cheval, le lion ou la sirène qui la décoraient. Le vêtement, c’était pareil, toutes les broderies avaient leur sens.
Et maintenant, tout est absolument privé de sens, rien n’est relié, aucune harmonie. Le mauvais goût total. On ne comprend pas qu’une couleur ne va pas avec une autre, même des choses aussi simples ont disparu.
Je regarde souvent les enfants, ils sont habillés n’importe comment. Ma mère ne connaissait pas le folklore, mais elle avait très bon goût, cela s’est conservé chez les Français, grâce à Dieu. Elle m’ a habillée avec goût dès ma petite enfance.
Parfois, je souffre vraiment quand je vois certains tableaux. Et c’est important, c’est important, car là où il n’y a pas d’harmonie, Dieu est absent. Là où est Dieu, règne l’harmonie.
Cela rappelle l’apôtre Paul disant que la connaissance de Dieu passe par la contemplation de la création, par la beauté…
- Et aussi Dostoïevski… Et c’était ça, le peuple russe. Il avait un sens étonnant de la beauté.
Quand ma mère était venue ici, je lui avais montré un musée d’art populaire à Serguiev Possad. Elle était enthousiasmée : « Oh, quelles merveilleuses choses ils faisaient ! »
Récemment, j’ai vu la photo d’un jouet du musée du jouet de Serguiev Possad, une petite vache en terre cuite, un sifflet, si tendre et si vivante. Et je peux m’imaginer quel genre de personne a pu faire cela et le donner à son enfant. Cet enfant était obligatoirement plus noble, plus intelligent et plus profond que nos enfants d’aujourd’hui.
Je me souviens, quand je travaillais à l’école, combien ils étaient nerveux, incapables de se concentrer. Je leur apportais le folklore, cela avait de grands résultats, bien que nous en fissions peu, car on ne m’en donnait pas la possibilité. En tous cas, sur les Français, car curieusement,  les enfants de riches Russes que j’avais dans ma classe avaient déjà des préjugés, les !français participaient plus volontiers, ils chantaient superbement des refrains satiriques et autres, et les petits Russes méprisaient tout cela.
De cette conversation sur la caractère salvateur de la culture populaire et à travers elle, du christianisme qui la pénètre et la nourrit depuis plus de mille ans, et la destruction catastrophique du code spirituel et culturel de l’homme actuel, nous ne pouvions pas éviter de passer aux « gilets jaunes » et à ce qui se passe en ce moment en France, mais c’est là le thème d’une autre interview.
Et combien de thèmes comparables ne surgissent-ils pas dans ces conversations avec une âme sœur, qui partage nos idées, une nature créative née en France mais ayant trouvé sa patrie spirituelle, perdue là bas, sa maison, ici, en Russie, dans l’ancienne ville de Pereslavl-Zalesski !
Saint-Exupéry avait raison : « Il n’y a pas de plus grand luxe que celui des relations humaines ».
Et l’on peut ajouter : c’est un luxe de plus en plus rare, à notre époque, quand toujours plus de questions alarmantes concernant l’avenir le plus proche et le plus discernable restent sans réponses, tout comme la principale d’entre elles : l’homme du futur sera-t-il un homme….

Prêtre Constantin Kravtsov pour la revue épiscopale  Kovtcheg