Jacob
Shtellin sur la musique folklorique russe
« Nouvelles
sur la musique dans la Russie du XVIII° siècle."
La
musique populaire russe des villages, lieux-dits et villes se fonde
principalement sur le chant et la rare utilisation d’un ou deux instruments que
je décrirai plus bas.
Une
seule mélodie prédomine dans les jeux et danses de la Russie, depuis la Dvina
jusqu’à l’Amour et la mer Polaire. En dépit des nombreuses modifications qui
sont introduites dans cette mélodie par des chanteurs habiles ou plus
ordinaires et par les particularités des nombreuses provinces de l’Etat russe à
l’espace largement ouvert, elle conserve toujours ce caractère particulier,
propre au pays russe et introuvable ailleurs.
Comparées
aux chansons d’autres nations, les mélodies russes pourraient être appelées
moitié tatars (que j’ai assez l’occasion d’écouter et d’étudier), moitié
romanes et slaves, car elles contiennent des caractéristiques spécifiques de
ces deux types de chansons. Le peuple russe en entier chante et joue selon ce
type de mélodie; les filles et les femmes la chantent dans leurs chansons et dansent
dessus, cette mélodie résonne dans tous les cabarets et les tavernes, les paysans
la chantent en travaillant durement dans les champs, les cochers, les facteurs
- sur les routes. Ces refrains ne se trouvent nulle part ailleurs sur la planète,
sauf en Russie, où ils sont communs partout.
Plutôt que de continuer
à la décrire, j’aimerais donner ici quelques-uns des meilleurs exemples de
cette mélodie universelle. Les voici:
Comme dans la
versification, chaque vers a un paragraphe ou une moitié, appelé césure, de
sorte que la mélodie du village russe a le même paragraphe, tombant toujours
sur un quart et servant à prendre une respiration. Il convient également de
noter que de nombreuses mélodies se terminent à cet intervalle au lieu du ton
principal.
Si l’on
demande ce qui est chanté en fonction de ce type de mélodie, on peut répondre
sans équivoque: en partie - tout ce qui vient à l’esprit du chanteur, en partie
ce dont il s’est souvenu en écoutant les autres, à savoir: un vieux récit,
l’épopée du héros, Ilya Mouravitch, une fable, une déclaration d'amour, une
conversation entre amants, des chansons de brigands, la description de belles
filles, etc. Tout cela est transmis principalement par la prose, une grande partie
se constitue d'une façon impromptue sur une mélodie existante et se rime en
partie selon un ancien vers syllabique. Ce dernier est l’apanage des femmes des
villages et, en général, des gens du peuple qui, selon ce chant, exécutent leurs
danses de village et leurs rondes, sans instruments de musique.
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.. Il arriva une fois
que chez mon ami ... des parents et amis réunis chantèrent la
chanson
folklorique « Un faucon volait très haut »; au même moment entre Sarti,
célèbre par ses magnifiques compositions musicales; il s'arrête, écoute avec
attention; on le remarque enfin et arrête de chanter. Il s'enquiert du nom du
compositeur et reçoit une réponse indiquant qu'il s'agit d'une chanson russe
courante. Surpris, il demande qu’on la répète.
Couvrant de louanges cette
composition d’un excellent genre musical, il s'émerveille devant l'art des
chanteurs qui exécutent ce chœur, à son avis, difficile. On lui répond qu'il
n'y a rien de plus simple et que les chanteurs populaires ordinaires le
chantent avec la même précision. Ce savant musicien ne veut pas y croire.
Une heure plus tard,
ils lui demandent de sortir dans une grande cour où douze rameurs ...lui
chantèrent ce chœur. Stupéfait, le vénérable Sarti court d'un chanteur à
l'autre, écoute attentivement et finit par admettre qu'il avait été témoin
d'une chose incroyable; qu’avec des voix si grossières, il était impossible
d'assumer une telle précision dans l'exécution; De plus, les chanteurs, chacun
en particulier, n’observaient pas, dans leur motif, les notes propres à chaque voix, mais les
changeaient souvent, sans perturber l’harmonie générale du chœur.
Il assura que pour étudier
cela, il fallait utiliser les meilleurs chanteurs d'opéra italien pendant une
semaine entière, selon les notes écrites pour chaque voix; mais qu'il était
impossible de chanter une chorale si difficile sans les suivre. "
Vospominaniya
dramaturga i poeta V. Kapnista o znakomstve kompozitora Dzhuzeppe Sarti (1729 -
1802), priyekhavshego vo vtoroy polovine 18 veka v Peterburg i prozhivshego tam
semnadtsat' let, s fenomenom muzhskogo khorovogo narodnogo mnogogolosiya.
N.
Kulakoovskaya, L. Kulakovskiy. Za narodnoy mudrost'yu. M. 1975, s. 55 - 56.
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Hier, dimanche, je suis allée chanter à Rostov, avec Katia, Liéna, Véronika et une autre participante, nous étudions des "vers spirituels", répertoire de carême méditatif et profond, et j'observais la création entre nous de ce cercle enchanté du chant traditionnel russe, celui qui relie les chanteurs de Kazatchi Kroug, "le Cercle cosaque", et tous les folkloristes que je connais dans la contemplation de plus en plus absorbée d'une sorte de paradis perdu invisible et extrêmement ancien, et pourtant toujours jeune et vivace, dès qu'on l'invoque à plusieurs, dans une étrange et merveilleuse communion. A l'issue des moments de chants, notre initiatrice, Liéna, pousse toujours un soupir: "oh, c'était bien... " même si elle a des critiques à formuler, parce qu'en effet, c'est bien, c'est bon de revenir dans l'aura bienfaisante des relations ancestrales, et qu'on en ressort rénové.
Dima Paramonov, le roi des gousli, a de son côté publié ces deux témoignages historiques qui m'ont énormément frappée, et que j'ai traduits pour les publier. Une phrase m'a particulièrement intéressée:
Une seule mélodie prédomine dans les jeux et danses de la Russie, depuis la Dvina jusqu’à l’Amour et la mer Polaire. En dépit des nombreuses modifications qui sont introduites dans cette mélodie par des chanteurs habiles ou plus ordinaires et par les particularités des nombreuses provinces de l’Etat russe à l’espace largement ouvert, elle conserve toujours ce caractère particulier, propre au pays russe et introuvable ailleurs.
Là est je crois le secret de l'âme russe, l'âme russe est cette mélodie qui unit tous les Russes sur cet immense espace, mélodie unique aux variations infinies, que l'on ne trouve nulle part ailleurs sur la planète et qui ne lâche plus ceux qu'elle a enchantés.
Je devrais dire "qui unissait tous les Russes", mais je laisse quand même au présent, ceux qui ne connaissent plus cette mélodie n'étant plus tout à fait russes, et les étrangers qui la connaissent en étant naturalisés, on peut dire qu'elle unit les Russes, ceux qui restent russes dans les trois Russie, également unies par cette même mélodie et par la foi orthodoxe, ou qui le sont devenus, par la vertu conjuguée de la foi orthodoxe et de l'enchantement local. On comprend naturellement que toutes sortes de malfaiteurs et les démons qu'ils servent cherchent à faire oublier aux Russes des trois Russie ces liens profonds, spirituels et ancestraux qui faisaient qu'un Russe ne pouvait exister qu'en Russie et avec des Russes quels que fussent les charmes de l'étranger, de son climat, de ses mœurs, de ses usages ou de ses monuments. On comprend l'acharnement des bolcheviques contre la culture traditionnelle; sa transformation en parodie, son avilissement en caricature. Et la fermeture du centre de folklore de Moscou par un ministre russophobe.
Cette mélodie se traduit du reste de façon visuelle dans les motifs de broderie ou les motifs décoratifs, qui sont extrêmement anciens et qui constituaient un autre genre de langage et de lien.
Mais là où cela devient pour moi très mystérieux, c'est quand cet art collectif russe qui n'existe nulle part ailleurs dans le monde devient absolument irrésistible et complètement captivant pour quelqu'un dans mon genre. Je suis sûre, d'après les multiples traces qu'il nous a laissées, que notre moyen âge m'aurait beaucoup plu, j'y retournerais volontiers, et il me reste inscrit dans les gènes, mais en dépit de toutes ces traces visuelles, je n'arrive pas à retrouver avec lui un lien qui me le restituerait complètement, alors qu'à travers ce chant russe, je plonge dans la nuit des temps, et plus étonnant, la nuit des temps plonge en moi comme une cascade, vivante, avec tous ses poissons, ses reflets, ses murmures, les milliers de voix des morts qui soudain reprennent vie. Le moyen âge français était incontestablement plus doux à vivre que le moyen âge russe. Et pourtant, quand on a pénétré ce cercle magique et qu'on en a été irrigué, on devient semblable à de nombreux Russes qui mouraient de nostalgie dès qu'on les arrachait à cet océan de terre où tanguent des forêts et des églises, dans la boue et la neige, sous de captivants nuages et un soleil rare. On devient un habitant de la planète russe où se passent des choses qui n'arrivent nulle part ailleurs, et où résonne la mélodie universelle...
Alors qu'est-ce qu'on y trouve, de véritablement essentiel, de vital, qui a disparu partout ailleurs? Ou bien est-ce la Russie qui est en elle-même un phénomène culturel et spirituel unique au monde? Et on laisserait cela se perdre, comme on nous a perdu la France? Ont-elles dans les profondeurs de l'océan du temps quelque chose en commun de très précieux et de très vivifiant dont je ressentais la privation dès mon plus jeune âge? On me dira, la foi, oui, c'est sûr, mais il m'apparaît de plus en plus que ce n'est pas là un phénomène purement individuel et qu'il arrive sur un terrain, et se sert de canaux en place depuis des millénaires et qu'on est en train de détruire. Le salut est un fait personnel qui s'inscrit dans une entité collective qu'on appelle l'Eglise, elle-même constituée d'Eglises qui correspondent à des entités qu'on appelle des peuples. Tout est organique et complémentaire, sauf l'abominable civilisation industrielle et technologique qu'ont enfanté la "renaissance" et les "lumières"...
Cependant, il se peut que dans les derniers temps, ces communautés se réduisent à des ilots persécutés dans la dérive générale des poissons de bancs. Mais plus nous conserverons ces liens, plus nous aurons de chances de tenir jusqu'au bout, et aussi de sauver ceux qui tendent les mains dans les ténèbres, à la recherche d'un point d'appui. Qu'ils soient génétiquement russes ou pas, à la recherche de cette mélodie universelle dont on nous a privés et qui nous rend réceptifs à ce que le cosmos a de plus substantiel, nous met en communication avec sa Source, et à travers sa Source avec tout ce qui vit. Ce qui vit, ce qui reste dans le flux et le souffle de la vie, et non pas ce qui prolifère à l'écart, dans une parodie d'existence profondément hostile à ce qui est la Vie véritable et vivifiante.
Якоб Штеллин о русской
народной музыке.
"Известия о музыке в России XVIII в."
Простонародная русская музыка
сел, местечек и городов основывается, главным образом, на пении и на редком
употреблении одного — двух инструментов, которые я опишу ниже.
Одна единственная мелодия
господствует в играх и танцах России от самой Двины до Амур-реки и Полярного
моря. Несмотря на многочисленные изменения, которые вносятся в эту мелодию
искусными либо незатейливыми певцами и особенностями многих провинций широко раскинувшегося
Русского государства, в основе ее всегда сохраняется тот своеобразный характер,
который свойственен только русской стране и нигде более не встречается.
Русские мелодии по сравнению с
песнями других народов могли бы быть названы наполовину татарскими (которые я
имел достаточно случаев слушать и изучать), наполовину романскими и
славянскими, так как включают в себя характерности этих обоих видов песен. Весь
народ в России поет и играет по этому типу мелодии; девушки и женщины поют ее в
своих песнях и танцуют под нее свои танцы, мелодия эта звучит во всех трактирах
и кабаках, крестьяне поют ее при тяжелой работе в поле, ямщики, почтальоны — на
дорогах. Напевы эти не встречаются нигде больше на земле, кроме как в России, в
которой они распространены повсеместно.
Вместо дальнейшего описания, я
хочу привести здесь несколько лучших образцов такой всеобщей мелодии. Вот они:
Как в стихосложении каждый стих
имеет абзац или половину, называемую цезурой, так и русская деревенская мелодия
имеет такой же абзац, падающий всегда на кварту и служащий для того, чтобы
взять дыхание. Необходимо еще заметить, что многие мелодии и заканчиваются этим
интервалом вместо основного тона.
Если спросят, что поется по этому
типу мелодии, то можно безошибочно ответить: отчасти — все, что придет в голову
певцу, отчасти то, что он запомнил, слушая других, а именно: старый рассказ,
былину о богатыре Илье Муравиче, об осетре, басню, любовное объяснение,
разговор влюбленных, разбойничьи песни, описание красавиц и т. д. Все это передается
большей частью прозой, многое складывается экспромтом на готовую мелодию и
часть рифмуется старинным силлабическим стихом. Этим последним владеют женщины
деревень и вообще простой народ, который под такое пение без всяких музыкальных
инструментов танцует свои деревенские танцы и водит хороводы.
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...Случилось раз, что у друга
моего... собравшиеся родственницы и приятели пели простонародную песню
"Высоко сокол летал"; в то самое время входит известный превосходными
музыкальными сочинениями Сарти; он останавливается, слушает со вниманием;
наконец замечают его и перестают петь.
Он осведомляется об имени сочинителя и получает в ответ, что это простонародная
русская песнь. Удивленный, просит он о повторении оной.
Превознося похвалами отменного музыкального рода сочинение сие, удивляется
искусству поющих столь, по мнению его, трудный хор. Ему отвечают, что ничего
нет легче и что простонародные певцы поют оный с такою же точностью. Сему
ученый музыкант никак верить не хочет.
Спустя час просят его выйти на широкий двор, где двенадцать гребцов... пели хор
сей. В изумлении почтенный Сарти перебегает от одного певца к другому,
вслушивается, и по окончании песни признался, что был свидетелем делу
неимоверному; что по грубости голосов невозможно было предположить такой
точности в исполнении; тем более, что певцы, каждый особенно, не наблюдали в
напеве своем определенных каждому голосу нот, но часто переменяли оные, без
нарушения общего стройносогласия в хоре.
Он уверял, для изучения оного нужно было бы лучшим итальянской оперы певцам
употребить целую неделю, по написанным на каждый голос нотам; но что спеть
столь трудный хор без наблюдения оных почитал невозможным".
Воспоминания
драматурга и поэта В. Капниста о знакомстве композитора Джузеппе Сарти (1729 -
1802), приехавшего во второй половине 18 века в Петербург и прожившего там
семнадцать лет, с феноменом мужского хорового народного многоголосия.
Н. Кулакоовская, Л. Кулаковский. За народной мудростью. М. 1975, с. 55 - 56.