Ce matin, il faisait bon, un vent tiède, du soleil,
l’été indien dont rêve Dany depuis deux mois, alors qu’en principe, nous
aurions dû avoir l’été tout court ? Mais à présent, septembre approche,
les arbres rougissent, jaunissent, si l’été indien vient au mois d’août, nous
aurons la neige le 1° novembre ?
Comme on ne sait jamais, ici, je suis allée à
Koupanskoïé, à la plage des moscovites, nager.Il n’y avait personne, sauf un prêtre à grande barbe et sa femme, qui
faisaient trempette. J’ai fait de même. L’eau était très fraîche, mais j’aime
bien, au bout d’un moment, c’était absolument délicieux, un peu d’été volé à
cet automne venu beaucoup trop tôt.J’ai
croisé deux canards. Au dessus de moi, je voyais un grand pin à moitié
déraciné, et songeais que j’étais pareille à lui, un pied dans la tombe, mais
droite et toujours pleine de vie, néanmoins, si attachée à la vie que je
devrais même avoir honte de ne pas songer davantage à la vie éternelle et tout
ça, mais je n’arrive pas à dissocier les deux, c’est cela mon problème, je n’arrive
pas à appréhender Dieu autrement que par l’extase de la vie, il me semble qu’il
est la source et l’au-delà de cette extase, et c’est pourquoi je n’ai vraiment
pas de goût pour l’ascèse, je ne suis pas ascète, je suis poète.
Le soleil, pendant que je nageais, disparaissais
derrière de menaçantes et sombres nuées que le vent chassait par-dessus les
pins noirs. Je suis sortie de l’eau à regret, complètement revigorée, et j’aifait une aquarelle, mais la pluie s’annonçant
de plus en plus, j’ai dû rentrer à Pereslavl, me battre avec mes tonnes de
poires.
Je suis allée en donner au père d’Aliocha, qu’intéressait
surtout l’accordéon du Vietnam. Je le
lui ai apporté, il a commencé à l’examiner, le toucher, l’essayer. «Je joue à l’oreille,
me dit-il, je ne connais pas les notes…
- Très bien ! Moi non plus ! C’est cela,
le folklore.
- Bon, je vais me remettre à tout cela, et montrer
à Aliocha…
- Bien sûr ! C’est très important, vous lui
transmettrez là quelque chose de très précieux ! »
Pendant que je pelais mes poires, sur le perron, un vent froid s'est levé, adieu l'été indien? Pas sûr. Ici, le temps est si capricieux, parfois je pense à la "Montagne magique" de Thomas Mann, avec ses averses de neige en plein été. J'essaierai d'aller encore voler quelques baignades, et quelques aquarelles
...
Qu'elle est courte et fragile, notre existence... Le père Luc Duloisy vient de mourir, si brusquement, et j'ai même des remords de n'avoir pas réalisé à quel point c'était imminent, quand sa femme m'a parlé de son état grave, j'étais à Vologda, l'esprit sollicité par le voyage, les visites, les conversations avec Katia, la conduite...
Je regrette de ne jamais l'avoir rencontré ailleurs que sur facebook. C'était un homme très profond, et très cultivé, qui donnait à lire de beaux textes, religieux, philosophiques, poétiques. Il publiait régulièrement des poèmes de moi, signe qu'il allait les lire, ce qui me touchait et m'encourageait.
Il était à la fois très orthodoxe et très enraciné dans la terre de France, un peu comme Henri Barthas. Et moi, le suis-je? Je pense que oui. Mais surtout dans le temps, je suis enracinée dans le temps.
Je suis à un âge où l'on ne devrait plus faire de projet, où l'on peut partir du jour au lendemain. Mais Dieu nous laisse les délais qu'il faut, et nous prend à notre heure...
Bon, c'est vraiment pas les gorges de l'Ardèche...
Je suis rentrée de Vologda sous la pluie battante, après une seconde visite au merveilleux kremlin. Je n'ai pu voir le musée d'art populaire ni la collection d'icônes, car c'est fermé les lundi et mardi, mais j'ai admiré une jolie construction de bois bénévolement repeinte par les habitants qui se proposent, Elle offrait le spectacle de ces dessus de cheminées et gouttières ornementés et ajourés dont on commence à voir des exemples à Pereslavl. Puis j'ai vu les très belles fresques de la cathédrale, qui datent du XVII° siècle, mais gardent toute la transparence et la sobriété des périodes antérieures. La gardienne, très aimable, m'a dit que Vologda était encore beaucoup plus belle, qu'on l'avait, malgré les apparences, énormément détruite et abîmée, et les gens aussi étaient bien meilleurs. Cependant, il m'est revenu à l'esprit que j'avais fait une rapide visite de la ville déjà en 97, dans le cadre d'un pèlerinage à Kirillobelozersk, et elle ne m'avait pas du tout laissé cette merveilleuse impression, elle m'avait paru très délabrée. J'avais été reçue dans un monastère ravagé, qui avait servi de camp, avec l'habituel contingent de squelettes au crâne perforé trouvés au cours des travaux de restauration, et enterrés dans une fosse commune sous une croix orthodoxe. Le hiéromoine en charge de l'endroit n'était déjà plus de ce monde, il flottait dans l'atmosphère pluvieuse et sinistre, revêtu de sa chasuble de Pâques, et ne restait suspendu parmi nous que grâce au mouvement pendulaire et tintinnabulant de son encensoir. J'ai même retenu son nom: le père Vassili.
La ville telle que je l'ai vue cette fois ne reflète pas un passé tsariste de barbarie, de ténèbres et de misère. Ces maisons de bois délicatement et délicieusement sculptées, avec leurs balcons, leurs vérandas, ces nombreuses et féeriques églises, impliquent plutôt un réel raffinement, un art de vivre, à la fois modeste et poétique, et laissent pressentir une vie calme, rêveuse, et même nonchalante, avec des commères qui prennent le thé, des marchands qui font des gueuletons dans les traktirs avec les tsiganes, des garçons en chemise rouge qui taquinent la balalaïka et l'accordéon en cherchant à séduire des filles moqueuses à l'affût d'un célibataire. Un tableau de Kustodiev en somme...
L'autre conclusion, c'est qu'en dépit de ce qu'on a pu me dire sur les destructions qui ont quand même eu lieu, et je le crois, la ville s'est bien relevée depuis les années 90. Les gens n'ont pas l'air d'y vivre si mal que cela. Ils sont habillés normalement, ils sont paisibles, plutôt souriants, ils ont des magasins, des cafés, des parcs, et tout est propre et bien tenu. La périphérie est hideuse, mais je pourrais aussi bien dire cela de Paris ou de Lyon... Certes à Rostov, personne ne semble se soucier de restaurer les jolies maisons ni d'entretenir les routes, même chose à Pereslavl, mais cela dépend peut-être beaucoup de l'administration locale, si elle est relativement honnête et cultivée ou bien corrompue et ignare... Bref, discutant de nos diverses observations, nous en sommes, arrivées, Katia et moi, à la conclusion que Poutine venait, à Vologda, de gagner quelques points de popularité dans notre rating personnel.
Nous sommes ensuite allées au festival de folklore dans un espace-musée où l'on a rassemblé des isbas, des moulins, des chapelles et églises en bois arrachées aux villages plus ou moins abandonnés où elles risquaient de brûler ou tomber en poussière. Chacun de ces bâtiments est magnifique, avec cette poésie nordique archaïque qui m'enchante, mais l'on sent que leur accumulation n'est pas très naturelle. J'étais fatiguée, et le règlement interdisant l'entrée aux chiens, je cachais Rita dans son sac, ne pouvant la laisser dans la voiture au soleil, et je la sortais périodiquement en contrebande, cela ne me facilitait pas la visite. Il y avait une grande quantité d'ensembles folkloriques et de simples visiteurs habillés de façon traditionnelle, qui me paraissaient vraiment transfigurés par rapport à ceux qui déambulaient dans leurs affreux oripeaux contemporains, comme me l'a fait observer Katia, ce sont ceux-là qui avaient l'air déguisés, et les jeunes gens "russes" étaient si beaux... le vêtement des filles résolument féminin, seyant et pudique à la fois, celui des garçons, viril et éclatant. Et leur comportement même en était différent, les garçons devenaient des seigneurs, et les filles des princesses, les uns draguant gentiment les autres. J'observais les danses: comme les chants, elles sont un mode de communication, qui met les gens en relation, on change perpétuellement de partenaire, de bras, de mains, on fait la ronde, on se croise, se prend, se déprend, on se met en valeur à tour de rôle, en venant faire un solo au centre, et en revenant ensuite dans le groupe, où tout le monde a sa place.
J'avais à mes côtés une brave dame venue avec son groupe. "Cela me fait plaisir de voir toute cette jeunesse, lui dis-je, et qu'ils sont beaux, qu'ils ont de bons et clairs visages...
- Oui, chez nous, on essaie activement de faire renaître tout cela. Et il faut dire que contrairement à d'autres endroits du pays, nous avons encore des paysans. Cela dit, nous manquons d'accordéonistes...
- Mais j'ai vu plein de jeunes accordéonistes, au stage, hier...
- Nous n'en avons pourtant pas assez."
J'ai brusquement repéré parmi les divers artisans Sergueï le potier, que j'avais rencontré à Férapontovo l'an passé et qui m'avait offert deux ou trois choses. Il m'a invitée à venir m'asseoir sur son banc et nous avons discuté. Il est très seul, et pensait même partir en Hongrie, pays de son père, où il a un peu de famille. "Qu'iriez-vous faire là bas dans l'Europe Unie maudite? La Hongrie résiste, mais pour combien de temps?
- L'appel de la patrie...
- Mais votre mère était russe, vos poteries sont russes, votre patrie est aussi ici..."
Nous avons parlé de choses et d'autres et des filles jolies et pleines de qualités intellectuelles et morales qui ne trouvent pas preneur, à moins de tomber dans une marmite de folklore quand elles sont petites. "Oui, me dit-il, c'est ainsi, de nos jours, ce n'est pas compréhensible, à moins que ces filles n'aient quelque chose qui ne va pas, ou bien peut-être, ce sont les hommes qui ont dégénéré. Ce sont peut-être les hommes. Moi, par exemple, je suis seul. Mais qui viendrait s'installer dans mon trou?"
Là encore, le spectacle de ces grandes isbas, à l'intérieur comme à l'extérieur, ne colle pas du tout avec la légende bien établie du peuple obscur et misérable à qui de géniaux intellectuels sont venus apporter, au bout des fusils et des mitraillettes, les bienfaits de l'instruction publique obligatoire, des concerts, des musées, et des clapiers fleuris en béton dans la périphérie des villes . Je suis même de plus en plus en colère contre les peintres du mouvement des peredvijniki, et tout leur attirail du pauvre moujik pataugeant dans la boue avec ses enfants affamés. Bien entendu, je ne pense pas que la société russe ait été alors exempte de misère ou d'injustice, car la société parfaite n'est pas de ce monde, mais il y a des gens qui, lorsqu'ils ont une idée fixe politique, ne voient plus que ce qui peut la confirmer, et parfois même l'inventent purement et simplement. Cela me rappelle la nouvelle de Zinaïda Guippious "la Folle", où des progressistes "s'attaquent" au sauvetage des "paysans obscurs" en méprisant d'emblée et par principe tout ce qui peut provenir d'eux.
Ce matin, réveil grognon, aucune envie ni d'aller à l'église à jeun, ni de faire quoi que ce soit. Katia avait trouvé une église pas loin de l'hôtel, consacrée à la décapitation de saint Jean Baptiste. Elle date sans doute du début du XVIII° siècle, mais comme nous sommes dans le nord, loin de Moscou et surtout de Saint-Pétersbourg, le style iconographique russe s'y conservait encore, et l'intérieur est magnifique, même l'iconostase est encore là, bien qu'on l'ait privée de ses colonnades. J'avais oublié mon livre de prières, et je n'étais pas d'humeur pour communier. Cependant, j'ai quand même décidé d'aller me confesser. Le prêtre était jeune, peut-être trente ans. Je lui dis: "Père, je n'avais pas envie de venir vous trouver, mais je suis d'humeur si méchante que je crois préférable de le faire quand même. J'ai oublié mon livre de prières, je ne les ai donc pas lues. Je n'avais aucune envie de venir à Vologda, mais je n'ai pas osé changer d'avis au dernier moment et décevoir mon amie. C'est une jeune femme que j'aime bien, mais il me semble que, comme toutes les femmes russes, c'est un vrai commandant. L'idée de piétiner toute la journée sous la pluie dans la ville me rend hystérique. Je n'arrive pas à entrer dans le carême, j'ai un refus intérieur total, elle m'embête à chercher des plats carémiques dans les restaurants, et dans l'ensemble, le carême me casse complètement les pieds. Tous ces mauvais sentiments ayant besoin d'être éliminés avant de croitre, je me suis décidée à vous les confier.
- Eh bien, me répond-il, je crois qu'il vous faut communier, avec la crainte de Dieu, car Dieu n'est pas conformiste, et il arrive que par honnêteté nous nous en trouvons indignes, alors que c'est justement à ce moment-là que nous en avons le plus besoin et nous passons à côté. Dieu peut tout comprendre...Souvenez-vous de Nasatassia Philippovna et du prince Muichkine...".
Cette humaine et sage réaction a chassé de moi toute ma mauvaise humeur. Je me suis retrouvée avec Katia dans un café, celui devant lequel j'avais trouvé une place, et levant les yeux, j'avais vu qu'il s'appelait: "la Parisienne"... Inutile d'aller chercher plus loin. Nous avons déjeuné à la Parisienne, et parlé à coeur ouvert. En dépit de ce qui peut m'agacer chez elle, nous avons beaucoup de choses en commun.
Ensuite, nous avons rejoint l'établissement où avait lieu le festival, et découvert la ville au passage. Nous en sommes tombées complètement amoureuses: elle est bien conservée, avec de ravissantes maisons de marchands, aux balcons en encorbellement, aux dentelles de bois, aux huisseries travaillées, je pensais aux tableaux de Koustodiev, à cette Russie nonchalante et féerique dont j'avais tellement rêvé dans ma jeunesse. A la différence de Pereslavl et Rostov, les autorités ont visiblement à coeur de préserver et de restaurer ce centre historique, toutes ces maisons sont en très bon état, et les rues aussi. Il subsiste énormément d'églises merveilleuses. Les berges de la rivière Vologda ne nous infligent aucun affligeant spectacle de constructions affreuses et déplacées, bénie soit l'administration de Vologda.
Au festival de folklore , nous avons trouvé les belles pièces artisanales qu'on ne voit jamais nulle part ailleurs que dans ce genre de manifestations, et surtout pas dans les boutiques de souvenirs de Pereslav-Zalesski ou d'ailleurs. J'ai acheté un "canard-cheval" qui unit en lui l'énergie mâle et l'énergie femelle, dans la symbolique slave païenne, un objet vivant, authentique et enraciné comme je les aime. Katia s'est offert une jupe en tissu typique et une blouse, qui constituent un ensemble ravissant, portable en toutes circonstances. Puis quelqu'un m'a mis les deux mains sur les yeux: "Qui est-ce?" J'ai répondu, presque au hasard: "Kolia Sakharov!" c'était bien lui, le chef du "Cercle Cosaque" bis, et c'était sa femme qui vendait les vêtements et tissus traditionnels.
Nous avons assisté à un cours sur les accordéons et autres instruments, ce qui a permis à Katia de comprendre comment utiliser sa balalaïka toute neuve, commandée chez Balalaïker, la balalaïka à la portée de toutes les bourses, fabriquée sous la direction de Sérioja Klioutchnikov à Oulianovsk. Il y avait beaucoup de jeunes accordéonistes, tous locaux, beaucoup d'entre eux étaient très jolis garçons, et le costume russe les mettait si bien en valeur. Nous observions cette beauté, et cette pureté des visages du nord, leur expression paisible et digne. Cela faisait plaisir à voir. "Finalement, nous disions-nous, la Russie, c'est les folkloristes et les orthodoxes, c'est là qu'on la retrouve complètement. Et puis quelques peintres ou littérateurs..."
La musique folklorique russe est extrêmement "genrée". Au point que les hommes et les femmes n'ont pas les mêmes motifs à l'accordéon, motifs qui eux-mêmes sont hérités d'antiques schémas musicaux des gousli ou de la balalaïka.
Après Sakharov, j'ai rencontré Yana de la communauté du village de Davydovo. Elle m'a pressée de venir au mois de septembre: "Amenez Liéna avec vous, il faut lui faire comprendre que vous devez laisser tomber son folklore du sud et vous concentrer sur celui du nord où nous vivons tous, pour que nous puissions le soutenir auprès des gens, le développer, le partager, chanter ensemble, et cela d'autant plus qu'il renait énormément autour de Vologda. Et puis il faudrait aussi donner un coup de main aux cosaques de Pereslavl, les aider à acquérir les chants qu'ils ne connaissent pas, bref, si vous voulez vous investir là dedans, il y a beaucoup à faire... Pour ce qui est des chansons de la région de Iaroslavl et Vologda, j'ai beaucoup de matériel."
Elle m'a envoyée écouter le cours du célèbre ensemble féminin "Narodni Prazdnik", et j'ai trouvé cette séance complètement magique, une plongée dans le cosmos, les voix prenaient l'ampleur et l'élan du vent et de l'eau, et toute la vertigineuse profondeur des siècles en irriguait le présent enchanté.
Après quoi, toute la jeunesse a dansé dans le parc voisin, et quel contraste avec ce que nous avons pu croiser par la suite d'adolescents peinturlurés et hagards, qui traînaient avec eux leur musique boum-boum abrutissante et internationale...
A vrai dire, même si l'on fait abstraction de la jeunesse qui revient à ses traditions, le petit crétin contemporain n'abonde pas dans ses expressions les plus désastreuses, à Vologda. Les gens ont ce qu'on appelle de bonnes bouilles, souvent belles, de surcroît, même parfois très belles, et saines, paisibles, bienveillantes. Ils sont décontractés, ils vivent calmement. Nous avons rejoint le kremlin à travers un beau parc, propre, où tout le monde déambulait sans hâte et avec plaisir, comme dans les temps anciens. Le mauvais temps avait fait place à un azur miraculeux, très doux, à une lumière rasante qui transfigurait cet ensemble d'églises et de palais, la cathédrale blanche et simple, mais imposante, bâtie par Ivan le Terrible, qui avait décidément beaucoup de goût, l'étrange clocher vaguement gothique, du XIX° siècle, et une église rose et argentée, sans doute de la même époque, et plus loin une église bleue, du XVIII° siècle, mais qui gardait encore beaucoup de traits des églises médiévales, car nous sommes dans le nord irréductible, la Russie pure et dure... la beauté de ces bâtiments, d'époques et de styles divers et qui pourtant allaient parfaitement ensemble, avait un caractère envoûtant et surréel, et les regardant, il me semblait passer dans un autre monde, un monde parfait, où la puissante simplicité du moyen âge s'unissait sans fausse note à cette précieuse et tendre cassette de rose et d'argent que posait près d'elle cette église immatérielle du XIX°, et ce clocher, élégant, insolite... comme si tout cela était déjà rangé dans la mémoire éternelle, et prêt à appareiller, avec toute l'arche passée et présente de Vologda la magnifique, la féerique, la nonchalante, illuminée, en cette fête de la Transfiguration, par un soleil que nous avions oublié et qui nous revenait avec une langueur et une transparence automnales.
J’avais projeté d’aller à Vologda , à un
festival de folklore, depuis longtemps, avec Katia, mais j’ai eu une semaine
épuisante, des gens sans arrêt, deux interviews , je suis sollicitée de
tous les côtés, pour traduire ci, pour rédiger ça,pour donner mon avis, et tous sont très
gentils, toutes les causes sont bonnes, mais je n’y arrive plus, car j’ai aussi
une traduction qui n’en finit pas, mon livre, apprendre les chants de Liéna,
jouer de lavielle pour restaurer
un peu mon niveau,peindre une icône
pour le médecin syrien qui m’avait soignée gratis, faire face aux tonnes de
poires que produisent mes deux arbres cette année,ce qui implique de les ramasser, peler,
couper, cuisiner, sous forme de confitures et autres, et nettoyer derrière la
cuisine dévastée, et du reste toute la maison, je n’y arrive plus, je suis à
bout de nerfs, aller à Vologda, coucher à l’hôtel, rester debout des heures à
tourner autour des groupes et des étals de production artisanale, visiter des
églises, je ne m’en sens pas la force, mais il est difficile de se défiler au
dernier moment… Je n’avais pas prévu les poires.
Hier, nous sommes allées chanter chez Liéna.
Katia, en chemin, me demande si elle peut lire l’acathiste à la Mère de Dieu,
et ensuite, elle étudie ses chansons, elle n’a pas eu le temps de le faire ?
Moi non plus, mais je suis au volant, je fais le chauffeur, personnellement, je
prie dans ma chambre, jamais devant les autres, sauf à l’église et avant les
repas. Quand je suis avec les autres, je suis
avec les autres. Cela me déconcerte, chez elle, alors que par ailleurs, elle me
plaît beaucoup et je me sens proche d’elle.
Il se peut aussi que je ne supporte plus rien,
auquel cas je ne sais ce que va donner l’expédition à Vologda.
J’ai donné des poires à ma voisine Anna. Son fils
Aliocha est un très gentil petit garçon, c’est un vrai petit homme, courageux, digne, viril.
Il va s’entraîner chez les cosaques, il fait la danse du sabre etc. Elle me
demande de l’emmener avec nous quand nous allons chanter, et je comptais le
faire, mais il va se retrouver dans un ensemble de bonnes femmes qui chantent des chansons de femmes, en général. Pour bien
faire, il me faudrait arriver à organiser des stages avec Skounstev ou autres,
parce que les cosaques locaux, sur le plan musical, font ce qu’ils peuvent,
mais ils auraient besoin d’être aidés, dans leur recherche de la tradition perdue…
Il y en a qui ricanent devant la présence de cosaques ici, ou
traditionnellement ils n’étaient pas, mais nous sommes dans les derniers temps
où l’on ne garde plus tant les frontières que les arches où subsiste quelque
chose de l’esprit russe.Et Aliocha
mérite d’être soutenu. J’ai dit à Anna : « Si ça l’intéresse, j’ai un
petit accordéon diatonique que je pourrais lui offrir, car je suis trop vieille
pour m’y mettre, je n’arrive pas déjà à jouer de la vielle, c’est un accordéon
que le grand-père de ma sœur a gagné dans une loterie au Vietnam dans les
années 50… En dépit de son âge, il a un bon son.»
J’apprends que le père d’Aliocha jouait de l’accordéon,
mais le sien a été rongé par l’humidité dans un coin d’une isba à la campagne,
et la famille n’a pas les moyens d’en acheter un autre.
Il faut que je présente Aliocha à Skountsev et qu’il
apprenne à se servir de l’accordéon du Vietnam.
Dernièrement le cousin de ma sœur, Pierre, m’a
envoyé une vidéo : un film de la fin des années 50, où apparaît ma jeune
maman, dans les gorges de l’Ardèche, avec la famille de son second futur mari,
et puis on voit la Surelle, la ferme de mon beau-père Pedro, son troisième
mari, Pedro lui-même, son beau-frère Pierre, sa sœur Marthoune, et tout à coup,
je réalisais que je n’avais pas gardé le souvenir net de leur jeunesse, qu’ils
restaient, dans mon idée, figés à la
cinquantaine. Maman était si jeune et jolie, et si élégante dans ses
vêtements simples et de bon goût, qu'elle confectionnait souvent elle-même ! A la vieille que je suis, elle apparaît
comme une gamine, alors que pour l’enfant que j’étais, c’était la source
inépuisable d’amour, de dévouement, de consolation et de sécurité qui ne me
faisait jamais défaut, quelqu'un dans le genre de la Fée Bleue. Et puis me voilà sur l'écran, une petite fille vive, qui grimpe sur
une table, joue avec le chiot récemment offert par mon futur beau-père, le
gentil boxer Jicky, je lui avais donné le nom du parfum de maman, cela ne lui
allait pas vraiment, il avait de terribles flatulences et une haleine de chien,
mais nous nous entendions très bien, il dormait sur mon lit, et il m'avait même bouffé tous mes doudous, à mon grand désespoir, mais il avait pris leur place, c'est la vie.... Enfin je revoyais l’hôtel de ma mère, et
je me rappelais son vœu maintes fois répété, pendant sa maladie finale :
rentrer chez elle. Chez elle, c’était dans l’appartement de la rue de la
République à Annonay, où mes grands-parents vivaient avant la guerre. Et bien
moi aussi, j’avais soudain envie de rentrer chez moi, de retrouver ces lieux qui n’existent
plus sous la forme qu’ils avaient alors, dans un pays qui était encore lui-même, où étaient vivants et souriants ceux que j’aimais. Mais la France se meurt, ils sont couchés au cimetière, ceux qui m’étaient
si chers et si familiers, quand je n’imaginais pas la vie sans eux. La nuit
suivante, j’ai rêvé que j’appelais d’une voix énorme, à pleins poumons : « Maman ! »
dans le vide; et cela m'a même réveillée. Je ne peux m’empêcher de regarder ce genre de choses, qui remontent
du fond du passé, et qui me bouleversent profondément. Ma tante Jackie s’y
refusait, elle ne le supportait pas. Je me répétais, la soirée suivante : « Pourquoi
voudrais-tu redevenir une enfant ? Tu aurais encore tout à faire et à
subir, il est vrai qu’à l’époque, tu voyais la vie comme une merveilleuse
aurore débouchant sur un jour radieux, et ce n’a pas du tout été le cas, mais
cela aurait pu être pire, et sur certains plans, tu as quand même rempli ton
contrat, tu as quand même réalisé ton rêve d’aller en Russie, tu as écrit ton
livre, et s’il t'a manqué des choses profondément essentielles, tu n’as jamais
connu d’atrocités, et tu pourrais t’écrier comme Flaubert, dans sa solitude
créative : « au moins, personne ne m’emmerde ! » Cependant, ainsi
que le chantait Jacques Brel,
De tous les
souvenirs,
Ceux de l’enfance
sont les pires,
Ceux de l’enfance
nous déchirent…
Il en est ainsi de tous ceux qui, il le chantait
également, sont devenus "vieux sans être adultes". Et pourtant, j’ai atteint une
espèce de maturité, je le sais bien, dans mon éternelle enfance désormais
tellement orpheline.
Enfin, ce qui m’apparaissait de façon poignante, à
travers ce petit film de mauvaise qualité, c’était la tranquillité, la gaieté de
ces gens qui avaient bien leurs problèmes, mais leur monde était stable,
heureux, tout le monde y trouvait plus ou moins une digne place, et l’on pouvait se promener, discuter,
plaisanter, le progrès, auquel tour le monde croyait beaucoup trop naïvement, n’avait
encore apporté que des avantages, qui n’avaient pas éliminé complètement ceux
de la tradition, ni révélé leurs épouvantables revers. Ce moment, qui semblait
à tous éternel, a duré vraiment deux décennies, car dès les années 70, la
structure traditionnelle de la société française commençait a être attaquée par
les banques prédatrices, les idéologies de gauche, la mise en place du piège
mortel de l’Europe unie et de son programme à long terme qui échappait
complètement aux gens..
Curieusement, cette vidéo m'est parvenue le lendemain de l'anniversaire de maman.
Hier, c'est Anatoli de "Thomas", la revue orthodoxe à l'usage de ceux qui doutent, qui est venu m'interviewer, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse tête. J'ai été isolée et marginalisée toute ma vie, écrivant et dessinant dans mon coin sans avoir ni milieu porteur, ni accès à l'édition et aux galeries, et maintenant, les Russes se bousculent pour venir me voir et me demander mon avis sur tout. Sans doute Dieu voulait-il m'épargner de tourner à la femme de lettres pontifiante.
Anatoli est arrivé au moment où j'avais chez moi le père Vadim, son épouse, et Katia, qui allait dans leur paroisse, à Moscou. Par un hasard étrange, je les avais déjà rencontrés de mon côté à l'anniversaire du père Valentin. Il faisait beau, pour une fois, un peu orageux, les moustiques ont commencé à être virulents en fin de journée. Nous étions assis, et les poires tombaient autour de nous. Je suis submergée sous les poires, il est désormais clair que je ne pourrai toutes les ramasser ni les utiliser, mais je vois que d'autres en profitent, souris, insectes, oiseaux... Je fais des confitures, mais la confiture, c'est plein de sucre. J'en mets le minimum et j'utilise du fructose, mais quand même. Je fais des compotes mais le congélateur n'est pas extensible. J'ai fait deux litres de jus, mais cela ne se garde pas des mois...
Le père Vadim et son épouse ont vécu aux Etats-Unis, et ne partageaient pas du tout l'avis d'Anatoli sur la paradis du droit et de la démocratie, moi non plus. Anatoli est manifestement libéral, et considère, comme la presse occidentale, que la Russie agresse le monde entier, ce qui me laisse perplexe, on dirait que le libéral russe, comme le bobo français, n'habite pas la même planète, ou peut-être existe-t-il dans un monde parallèle. Enfin, il a eu la délicatesse de ne pas insister, et sur tous les autres sujets, on pouvait discuter. Il est d'ailleurs resté un bon moment à le faire, je lui ai même servi de ma soupe russe qu'il a trouvée excellente. Il m'a interrogée sur la foi, car il lui arrive de douter. Il pense que tout le monde doute, à part quelques personnalités simples et merveilleuses qui ont le don inné de la foi. Il m'arrive aussi de douter, mais de moins en moins. Ou peut-être que le monde me paraîtrait si absurde et si atroce que j'en perdrais la raison, alors je préfère garder ma raison avec le Christ. Il m'a posé la question rituelle sur la souffrance et l'injustice, l'une et l'autre souvent attribuées à Dieu, alors qu'elles sont le fait de notre cruauté, de notre bêtise, de notre cupidité, le fait du diable, en un mot, si évident ici bas que je croirais en Dieu à contrario devant le spectacle de sa nuisance inlassable et astucieuse. J'ai remarqué aussi que la prière agissait et que les gens qui vivaient en Dieu n'étaient pas victimes des mêmes choses, bien qu'ils puissent l'être de persécutions abominables. Parfois, c'est vrai, des événements tragiques nous restent inexplicables, j'en suis venue à l'idée que nous ne pouvons tout simplement pas tout comprendre. Mais en vouloir à Dieu de ce que nous ne comprenons pas en le traitant de tous les noms, c'est donner la victoire à ce qui nous scandalise.
Par exemple, depuis deux ou trois cents ans, on assiste à l'extermination systématique de ce que l'humanité compte de meilleur, de plus noble, de plus vrai, de sa fine fleur. Les indiens d'Amérique, la Vendée, la paysannerie française en 14, russe avec la guerre et la collectivisation, les vrais intellectuels, les vrais artistes, pas ceux qui se déshonorent dans toutes les mauvaises causes et ne pensent qu'à la ramener, ceux qui se consacrent à leur oeuvre quoiqu'il puisse leur en coûter. Mais à cela, j'ai une réponse: si nous allons vers la fin des temps, comme je le crois, Dieu fait ses dernières moissons de justes. Jusqu'au moment où il ne restera pratiquement plus que des cancrelats rampant dans les ordures dont nous recouvrons la terre, et c'est du reste prédit. Anatoli était d'accord.
Je n'arrive pas à faire face à toutes les tâches que je me donne, entre le quotidien, le jardin, les poires, les traductions, mon livre, dessiner, apprendre les chansons de Liéna, travailler ma vielle, car ainsi que l'a remarqué Vassia Ekhimov, auteur de l'une des miennes, "je chante bien, mais je joue mal!"
Il me faudrait plusieurs vies, et il ne m'en reste plus guère.
Katia, à la faveur de l'interview, m'avait piqué mon hamac et Georgette
Belle journée d'automne. La lune qui se lève dans un ciel vaguement turquoise est rose et ovale, une pierre lisse et transparente. Je ramasse des tonnes de poires, je fais des tas de pots de confiture. La voisine m'a donné, pour me remercier de sa récolte, un gâteau fait avec mes poires, et un pot de confiture.
Ce matin, j'ai fait dire une pannychide en mémoire de Bernard Frinking, mort récemment, à un âge avancé, et étant donné sa vie, il est sans doute heureux de se trouver là où il est à présent, auprès du père Placide, mais il laisse sa femme Anne, âgée elle aussi et inconsolable.
Natacha, avec le père Constantin et moi
Ensuite, je me suis retrouvée une fois de plus au café français, avec le père Constantin et une amie à lui, accompagnée de son jeune fils, une journaliste d'Ekaterinbourg, qui écrit aussi des vers, Natacha. Natacha, éberluée par le phénomène que je représente, a voulu m'interviewer. C'est une journaliste orthodoxe, et j'étais de mon côté intéressée par ce qu'elle me racontait. Par exemple, elle ignorait tout de la répression des gilets jaunes, des yeux crevés, des mâchoires et des pommettes explosées, des mains arrachées, des furieux coups de matraques jamais sanctionnés, des vieux piétinés, gazés ou même étranglés, comme je l'ai vu récemment sur une photo saisissante. On ne dit rien de tout cela aux Russes, qui doivent continuer à croire que l'Europe et l'Amérique sont des paradis prospères et démocratiques, que l'Ukraine est libérée et que seule "l'intervention russe" au Donbass l'empêche de vivre pleinement son bonheur national dans le concert des nations civilisées où les femmes ont des culottes en dentelles... Pas mal de Russes, d'après elle, et surtout des jeunes, sont très irrités par le Donbass et la Crimée qui les empêchent eux aussi d'entrer dans le monde merveilleux de Walt Disney et croient volontiers les calembredaines de journalistes en tous points semblables aux nôtres, animés par les mêmes rancoeurs, la même détestation du peuple au sein duquel ils vivent, et qu'ils méprisent, au service des mêmes maîtres mondialistes. Il faut dire que d'après elle, Ekaterinbourg est en plus un endroit de pointe, pour ce genre de mentalité, avec l'infect centre Eltsine, à la gloire de celui qui a vendu la Russie en pièces détachées, où l'on couvre de boue l'histoire russe et le peuple russe, exactement comme on le fait actuellement du peuple français. Le sentiment antireligieux y est très vif, il faut dire que de ce côté-là, la propagande est aussi très active. Or si j'ai entendu raconter toutes sortes d'histoires de brigands sur l'Eglise et ses "popes en Mercedes", et admet d'ailleurs que certaines puissent être vraies, je n'ai jamais rien vu de tel de mes propres yeux. Ekaterinbourg est d'après une émission de Nikita Mikhalkov qui m'avait beaucoup intéressée, un endroit stratégique pour les ennemis extérieurs et intérieurs de la Russie, qui, depuis Ivan le Terrible, œuvrent toujours de concert pour y mettre la pagaille. Car le plan est de scinder ce grand pays en plusieurs morceaux et éventuellement, de le placer sous tutelle internationale, j'ai entendu de mes oreilles, au cours de cette émission, des libéraux le proposer, parce que "les Russes sont incapables de se gouverner eux-mêmes".
Cependant, Natacha ne pense pas que ce plan se réalisera, Dieu l'entende. Au bout d'une heure de conversation, elle m'a demandé ce que je voyais comme issue au problème mondial de l'installation de la dictature universelle à visée transhumaniste, et à la dégradation méthodique de nos peuples respectifs, en vue de les faire disparaître. Car toute révolution est exclue, et celles qui ont précédé nous ont préparé le monde affreux où nous sommes. Une révolution qui aboutit à un changement de régime ne réussit que parce qu'elle a le soutien de financiers ténébreux et de sociétés secrètes malfaisantes, comme on l'a vu en France, puis en Russie. Si elle n'est pas soutenue par ces gens-là, et donc manipulée, de manière à utiliser la colère populaire, justifiée ou non, pour servir les intérêts de ceux qu'elle croit combattre, elle échoue fatalement, et surtout de nos jours. C'est le Donbass, avec l'extermination planifiée des populations civiles, sous les calomnies ou le silence de la presse universelle. Ou les gilets jaunes. Une répression sauvage, sans aucune sanction des tribunaux, avec un cynisme total. Je ne suis pas politologue, mais ce que je ressens, c'est que nous ne nous en tirerons pas sans intervention providentielle, et que ce que nous pouvons mettre en pratique, c'est la création d'arches, de refuges, soit dans le fin fond des campagnes, car notre salut passe par la restauration d'une agriculture familiale normale, soit même simplement des regroupements autour de lieux sacrés, des regroupements culturels, spirituels, des communautés où l'on sauvegarde, soutient, échange, transmet. En attendant peut-être la fin des temps: le camp des saints... Refuser de jouer plus longtemps, refuser de participer et d'écouter le chant des sirènes.
Elle m'a demandé, elle aussi, si je n'étais pas nostalgique. Bien sûr que si... Et je pense que je refoule même cette nostalgie comme j'ai refoulé un temps les personnages de mon livre, pour rester concentrée et forte. Je ne peux écouter une chanson de Brel ou Brassens sans pleurer, même Trenet me tire des larmes. Mais je suis davantage nostalgique dans le temps que dans l'espace.
Dans la foulée du départ de Ioulia, l'artiste-peintre, j’ai accueilli Yana et son mari
Génia, qui sont absolument adorables, et malgré les contraintes inévitables,
j’étais très heureuse de les avoir. Je ne connaissais pas Génia, c’est un gros
nounours très bon, et d’une intelligence fine et sensible. Il m’a chanté une
chanson populaire qu’il avait entendue dans un train de banlieue, interprétée
en chœur par un groupe de gens. Elle était très savoureuse, dommage qu’il n’ait
pas pu les enregistrer. J’en ai chanté une que j’ai apprise avec Liéna de Rostov, et il
pleurait d’émotion en m’écoutant, parce que je suis française et aime tellement
tout cela, que les Russes sont en train de perdre.
Yana apprécie beaucoup mes aquarelles et me conseille
d’exposer, et je vais sans doute le faire, car l’encadreur, qui est également
peintre, m’a dit la même chose, et sur ses conseils, je suis allée à la galerie
de la cathédrale, où il y avait une belle exposition de paysages miniatures de
divers peintres, et j’en ai parlé à la responsable, nous avons échangé nos coordonnées. Ce sera possible après janvier.
Yana et Génia m’ont sans cesse invitée soit au
café français, soit au café Montpensier, et nous avons fini la série à « la
Confiture », un restaurant de « cuisine européenne » qui fait
aussi hôtel.Cette cuisine européenne m’a
fait penser à la nouvelle cuisine en France. L’avantage, c’est que j’ai mangé
léger, pour une fois, et j’en avais bien besoin.La déco était du genre design. Mais l’hôtel-restaurant
situé sur la déviation Moscou-Yaroslavl, parcourue par les camions et les voitures, juste à côté
d’une station-service. La vue n’était pas mal, elle donnait sur le massif
forestier de l’autre côté de la route, il y avait une terrasse, inutilisable à
cause du temps, c’était comme une sorte de restoroute gastronomique design, assez surprenant.
Yana et Génia me trouvent aventureuse, parce que j'ai roulé ma bosse, mais en réalité, j'ai fait tout cela contre ma nature et contre mon désir. Je cherchais désespérément ma place en ce monde où elle n'est pas.
Nous nous sentions bien ensemble, je pense qu'ils reviendront régulièrement.
Il a plu toute la journée, il pleut tout le temps.
Je récolte les poires à toute vitesse, la voisine est venue en ramasser. Les
arbres jaunissent et rougissent. Ma perception du temps est complètement
bouleversée. Nous sommes au mois d’octobre depuis début juillet, de sorte que je
m’attends à avoir novembre au mois de septembre, et décembre au mois d’octobre.
Pendant ce temps, la Sibérie est ravagée par le
feu. J’ai lu quelque part qu’il n’y avait pas eu d’incendie de cette ampleur en
Sibérie depuis 10 000 ans. En dehors des ravages sur la santé de la population,
des milliers d’animaux sauvages ont péri. Ce qui n’empêche pas certains de
braconner les ours pour vendre leurs pattes aux Chinois, lesquels les utilisent
pour leur saleté de médecine, ils ont toujours une bonne raison pour
exercer leur prédation sur tout ce qui bouge sans aucun état d’âme, avec une
cruauté sans limites, Dostoïevski avait raison de dire que sans Dieu, tout est
permis. J’ai lu également sur plusieurs
sites, y compris le site conservateur orthodoxe Tsargrad, que l’horrible
incendie avait été, au départ, volontaire, pour dissimuler des coupes de bois
sauvages, sur commande de ces mêmes Chinois ou de ceux qui fricotent avec eux.
Il y a tellement d’événements sinistres, tragiques et révoltants que parfois,
je ne trouve plus la force de me pencher dessus ni de les commenter, tellement
mon horreur, ma douleur et ma colère deviennentabyssales et sombres, un trou noir désolé, à l’intérieur de mon âme, un
vide intersidéral totalement sidéré qui va s’élargissant dans un silence mortel.
Et je sais qu’il me faudrait surmonter le spectacle de notre naufrage, de nos
destructions et autodestructions, me raccrocher au Christ, notre seul espoir.
Je ne sais pas si j’en aurai la force ni le temps. Je suis terriblement de la
terre, et cette terre, on ne cesse de la profaner et de la détruire, avec
toutes ses merveilleuses créatures, et en priorité, les meilleurs représentants
de l’espèce humaine, systématiquement massacrés depuis deux ou trois cents ans,
en gros depuis la naissance du capitalisme et la guerre impitoyable qu’il a
menée aux sociétés organiques de paysans, de moines et d’aristocrates, à la vie dans sa beauté, sa noblesse et sa diversité.
Mais j’ai confiance en la direction de mon existence que malgré toutes mes faiblesses
et mes reculades, j’ai confiée à Dieu, avec le choix de ma fin, de son genre et
de son heure.