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jeudi 26 septembre 2019

Une visite


Saint Nicolas, icône émaillée de Tatiana Kissileva
J’ai vu arriver hier les Lochakov, Sérioja et Tania, lui est architecte, elle fait des icônes émaillées. Ils habitent dans la région de Moscou, ce sont des amis du père Valéri et de Soutiaguine, leur fils Thimothée était venu à Cavillargues, où il avait noué amitié avec le boucher local. Sérioja a été très beau, d’après ses photos de jeunesse, et maintenant, il a l’air d’un digne boyard à grande barbe. C’est un bon vivant ! Je les ai emmenés au café Montpensier, où la cuisine est russe, comme on pourrait ne pas le penser.  De la bonne cuisine russe, Tania et Sérioja étaient contents ! Auparavant, ils s’étaient pris un petit déjeuner au café la Forêt…

Ritoulia est comme chez elle, au café Montpensier. Chaque fois qu'elle vient, on lui donne du blanc de poulet, et elle va le réclamer avec beaucoup d'impudence.

Nous avons discuté restaurations d’églises et de monuments, puisque après les déprédations soviétiques, tout ce qui reste s’écroule, ou est détruit, ou défiguré ou « reconstruit à l’identique ».  Les fonctionnaires russes méprisent leur pays et sa culture, mais pas seulement eux. D’après Sérioja, une partie des prêtres bée d’admiration devant les Grecs  et méprise l’architecture russe ancienne si originale que nous aimons tous les trois. Il fait remonter cela au schisme du XVII° siècle, et il a probablement raison. Chose étrange, j’ai eu un échange avec le rédacteur de « Thomas, la revue orthodoxe à l’usage de ceux qui doutent », Vladimir Gourbolikov, sur le même thème ; à savoir que le massacre de la Russie a commencé avant les soviétiques. D’une certaine manière, nous avons eu aussi cela en France, où après la Renaissance, on s’est mis à mépriser le moyen âge au nom de l’imitation imbécile des antiquailles retrouvées, alors que celles-ci avaient été absorbées et transfigurées par les siècles chrétiens ultérieurs.  Il semble que pour certains prêtres, toute l’Eglise russe antérieure au schisme soit un peu devenue schismatique; alors que c'est en partie probablement le contraire. Au XVII° siècle, la Petite-Russie, sur le territoire de l’actuelle Ukraine, s’est rattachée à la Russie avec deux siècles de domination polonaise derrière elle et la regrettable influence catholique qui allait avec, et qui s’est reflétée dans la théologie et l’art religieux de la Russie orthodoxe. On fit venir massivement des prêtres de là bas, qui ne connaissaient plus rien à l’iconographie et raffolaient des compositions musicales occidentales. L’un de ces prêtres a ouvert une fenêtre au milieu du jugement dernier de Dionysi à Ferapontovo. On y a aussi remplacé les coupoles d’origine, pures et simples, par des bulbes contournés qui rappellent le baroque autrichien, et supprimé les rangées de « kakochniks », de décorations qui rappellent les coiffes traditionnelles russes. Serioja m’a fait observer que le même traitement avait été infligé au XIX° siècle à une église du monastère saint Daniel, qu’il a visité avec moi, mais à ce moment-là, c’était un peu une mesure d’urgence destinée à sauver les vieilles églises en leur mettant  un toit en zinc pour leur éviter de s'écrouler. D’après lui, les Romanov voulant incarner la troisième Rome, ont effectué les réformes à l’origine du schisme pour se rapprocher des Grecs. Pierre le Grand ne s’intéressait qu’à l’étranger et aux étrangers, d'ailleurs, c'est le seul souverain européen à avoir donné un nom étranger à sa capitale créée de toutes pièces... Alors qu’Ivan le Terrible avait beaucoup construit, et avec goût, dans le style russe, lui n’a fait que copier de façon servile son occident tellement envié et admiré. Il a humilié et asservi l’Eglise, considérablement aggravé le servage ; indifférent aux arts, il ne s’intéressait qu’à la technique, et si sa légitimité n’avait pas tenu à sa qualité de tsar orthodoxe, je pense, et Sérioja aussi, qu’il serait devenu protestant. Dans la foulée, la Russie a été pratiquement colonisée par les allemands, le XVIII° siècle russe a été peut-être aussi destructeur pour la culture du pays que la période bolchevique, l’iconographie était oubliée, et la liturgie infestée de chants religieux italianisants, pleins de fioritures. La grande Catherine ne prisait que l’art académique et baroque, elle avait mis au rebut une iconostase d’Andreï Roubliov et voulait entièrement, d’après Gourbolikov , refaire le Kremlin de Moscou à l’occidentale. Bref tout cela préparait admirablement la révolution, avec une aristocratie coupée de son peuple et méprisant sa propre tradition. Il est vrai que le XIX° siècle a peu à peu renoué avec cette tradition, et l’art populaire russe était devenu une grande source d’inspiration chez les peintres et décorateurs de la fin du XIX° siècle et du début du XX°, mais après, la révolution a éclaté…
On peut dire en somme que les Russes, protégés finalement par l’invasion mongole et le blocus polonais et hanséatique, ont chopé nos virus à la fin du XVII°, et que leur pays est tombé gravement malade du progressisme matérialiste  un siècle et des poussières après le nôtre.
La tradition russe se conservait dans le folklore, et dans le nord. Dans le nord, au XVIII° siècle, quand Pétersbourg alignait les pâtisseries baroques, on construisait encore des merveilles comme Khiji.  C’est pourquoi j’aime le nord, plus fidèle à lui-même. Serioja et Tania le parcourent régulièrement et m’ont donné des directions touristiques.

Sérioja, Tania et Ritoulia au café Montpensier


vendredi 20 septembre 2019

Des signes

Je me suis poussée pour partir à Ferapontovo, le but premier de l’opération étant d’aller voir des personnalités qui m'avaient marquée,  le potier hongrois et les Pesterev, Olia et Sacha. C’est quand même loin, de six à sept heures de route, car il y a beaucoup de camions, de limitations de vitesse et de caméras. La dernière partie de la route, après Vologda, est la meilleure, car il y a beaucoup moins de trafic et l’on aborde de vrais paysages du nord, grands lacs, forêts d’automne sous un ciel fantastique. Tout mon séjour a été hanté par des nuages hallucinants, s’élevant depuis des horizons plats, à la fois dorés et sombres, jusqu’à des abîmes d’azur, où des portes s’ouvrent pour laisser jaillir la lumière dans les ténèbres ; des ponts colossaux se dressent, des contreforts, où défilent des créatures célestes d’un bleu émouvant, presque imperceptible, sur de formidables chaos, sur des vagues dont l’écume se retourne et se déverse d’un mouvement très lent et très puissant, inondant un paysage à la fois morne et mystérieux, humble et paré de mille joyaux jetés au pied de fugaces arcs-en-ciel.
La maison des Pesterev est à la fois modeste, agréable et très jolie. Celle de leur voisin, beaucoup moins modeste, est néanmoins confortable, contemporaine et esthétique, d’un style russe local épuré. Je peux rester des heures devant la fenêtre du salon chez les Pesterev, elle donne sur le lac et le ciel, c’est le cinéma permanent.
au premier plan, la maison contemporaine "riche", et au second, celle
des Pesterev.

Le potier Sergueï a eu la bonne idée de m’envoyer un de ses amis et élèves, Victor, pour m’emmener chez lui, car avec l’automne et les pluies, la route qui mène à son village est presque impraticable. Il est venu à notre rencontre avec une vieille camionnette militaire soviétique qui passe partout, mais on se demande comment elle ne se désintègre pas dans les cahots. D’énormes nuées montaient verticalement au dessus des pins et des bouleaux, comme des colonnes éblouissantes qui se perdaient dans le ciel, emportant oiseaux et feuilles mortes.



Je me suis retrouvée à boire le thé avec lui, Victor, et un autre élève, qui vient de Vologda apprendre la technique traditionnelle des poteries du coin. La conversation roulait sur les difficultés du métier, on en vit très mal, plus personne ne veut le pratiquer, et cela demande beaucoup de travail et de patience ; puis sur les vieux, qui peuvent encore transmettre quelque chose, et de là sur une certaine bonne femme qui, veuve, traînait ses pots à travers 40 km de marécages pour aller les échanger contre leur contenu de céréales ou autres, afin de nourrir les enfants.  Ensuite on en est arrivé à la dékoulakisation, qui a beaucoup frappé les esprits dans le secteur, car c’est la deuxième fois que je viens dans ce village et qu’elle est évoquée par des personnes différentes. « On nous prenait notre seule vache, ou notre seul cheval, comment pouvait-on faire pour vivre ? Dès que tu avais un petit quelque chose, tu étais un koulak, les seuls qui n’étaient pas des koulaks, c’étaient les ivrognes et les bons à rien, qui dénonçaient les autres pour les spolier.
- Il y a un village dans le coin, les gens y étaient tous également pauvres, et il fallait dékoulakiser, parce qu’il y avait un plan pour ça. Et ils cherchaient tous qui pourrait être leur koulak. Or l’un d’eux avait un samovar, qui passait de génération en génération, alors on le lui a confisqué.
- Les gens ne pouvaient faucher pour leurs bêtes que lorsque le kolkhose avait fait le plein et le leur permettait. Seulement ils savaient qu’en fin de saison, ils n’en auraient jamais assez pour franchir l’hiver, et comme il fallait nourrir la vache, ils fauchaient de nuit, dans les bois, le long des routes, comme ils pouvaient. Or ceux qui étaient aux postes de responsabilté, c’étaient les plus pourris, et l’un d’eux, lorsqu’il remarquait une meule de foin chez quelqu’un avant la fin du travail au kolkhose, il y foutait le feu, et c’est comme ça qu’un jour il a brûlé le foin de sa sœur, qui s’est brouillée avec lui pour le restant de ses jours. »
Sergueï m’a montré sa rivière, au bout du terrain, derrière sa maison. Il s’y baigne l’été. C’est une très jolie rivière, d’autant plus avec les feuillages d’automne et les gros nuages changeants. Je regardai s tout cela, il y a un contraste incroyable entre cette nature mélancolique et plate, et ces grandioses dérives de vapeurs tour à tour éblouissantes et violacées, ce mouvement, ces empilements de rayons et de gouffres, un immense silence s’étire sur les eaux et leur miroitement, un silence absorbant et étrange, où frémit un souffle d’air, où tombe une feuille, ou un oiseau répète une note monotone à intervalles réguliers. Tout cela semble attendre, prier…
Il pousse dans ce coin des pommiers que je n’avais jamais vus, avec de minuscules fruits rouges au goût acide et sauvage, les « kitaïka ». Les trois bonshommes m’en ont cueilli un sac.
Au retour, Victor m’a expliqué comment il était venu à la céramique après avoir été chauffeur routier. Il m’a dit qu’il ne remarquait plus la beauté de sa région, mais en réalité, il a très bien su me la vanter. Elle est rude et magnifique, les gens sont vrais, simples, spontanés et honnêtes. Victor me dit qu’à part une bouteille de vodka, on peut laisser n’importe quoi dans sa voiture ouverte, personne ne volera rien…
J’ai avec Sacha et Olia des conversations intéressantes et profondes, ils ont beaucoup d’humour, et ils s’entendent admirablement bien. Ils hébergent provisoirement leur fils, sa femme et leur nouveau-né. Ils ne veulent pas vivre en ville, ils veulent de la beauté, de la paix, et des relations humaines normales. Le jeune homme travaille au musée de la petite ville voisine de Kirillov.
Sacha aussi me parle abondamment des répressions politiques qui ont frappé pratiquement tout le monde. Mais il n’est pas libéral pour autant : « Dans les années 90, nous étions à deux doigts de finir comme les Ukrainiens, le trou noir irréversible sous contrôle étranger, et nous nous sommes relevés, nous n’avons plus de dette extérieure, nous vivons un peu mieux, vous avez vu, nos routes  fédérales redeviennent praticables, la situation se normalise. Il ne faudrait pas, évidemment, déstabiliser tout ça. Ces gens qui s’agitent à Moscou, cela représente 2 % de la population…
- Ils sont extrêmement impudents et déplaisants…
- Et agressifs !
- Et agressifs. Alors que vos flics prennent des gants, les nôtres défigurent et mutilent les gilets jaunes, qui sont soumis à de lourdes peines judiciaires. C’est que nous, notre Maïdan, nous l’avons eu en 68, et nous nous battons contre ceux que vos imbéciles de libéraux servent avec zèle. Echo Moskvi,  c’est plutôt Echo Washington ou Echo Tel Aviv…"
Sacha est un grand peintre abstrait. Il me dit qu’il vend peu, que la société post-moderne n’a pas besoin d’artistes, ni d’artisans, que la tendance est de transformer la société en un immense baraquement ou des foules d’esclaves tarifés vont travailler pour des salaires misérables, sous le règne d’une caste internationale, c’est exactement ce que je vois venir, il espère quand même que la Russie tiendra le coup.
D'après Olia, la région de Vologda remonte  la pente, beaucoup de gens vivent de la terre, ont des fermes, vendent leurs produits, et le folklore va avec. Elle est née à Férapontovo, sa mère également. Sa mère m’appelle jeune fille. « C’est gentil à vous, lui dis-je, mais je suis une vieille dame !
- Vous ne pouvez pas être plus vieille que moi. J’ai 92 ans ».
Le lendemain, en sortant dessiner, je vois un homme qui me regarde fixement, avec des yeux infiniments doux et profonds, et me salue. Sur le moment, je l’ai pris pour un moine errant, mais c’est un peintre de Moscou, Oleg, que j’avais rencontré l’été dernier, j’avais participé à une petite fête chez lui, avec les Messerer. Il m’a invitée à prendre le café. Arrivée dans son jardin, j’ai eu un instant d’intense ravissement.  Toujours ces nuages, suspendus, énormes, comme de grandes pensées bienveillantes, des matrices, des anges tutélaires qui jettent de la pluie pleine de rayons, ou déploient des arcs-en-ciel. Il faisait froid, mais le soleil chauffait encore, je me suis laissée tomber sur un banc de bois, pour regarder les bouleaux dorés, leur silencieux et frémissant ruissellement, les pins sombres, et une clématite Jackmanii, pareille à la mienne, qui fleurissait encore abondamment, bravant les frimas à venir. Oleg avait même des colchiques, c’était la première fois que j’en voyais en Russie. Je n’avais pas envie de rentrer dans son isba, mais de rester là, au dernier souffle de l’été, ce chaud et fugitif baiser entre deux passages nuageux. Mais j’ai fini par me laisser entraîner à l’intérieur. J’étais absolument captivée par le visage d’Oleg, ce visage de mystique russe, allongé, inspiré et paisible, sa barbe et ses cheveux bouclés, ses yeux insondables, calmes, infiniment compréhensifs, attentifs, intériorisés. On ne voit pas souvent un regard pareil. Il m’a raconté qu’il était allé aux Solovki, et sur l’île d’Anzer, où je n’avais pu me rendre, car il est le beau-père du jeune homme qui nous avait donné les coordonnées de son propre père, photographe devenu moine. Oleg ne s’était visiblement pas remis des Solovki, comme tous ceux qui y vont, et surtout de l’île d’Anzer.  C’est là qu’à l’endroit où 200 martyrs ont été fusillés, un bouleau a poussé spontanément en forme de croix. Oleg m’a confié qu’en peignant près de cet endroit, il avait distinctement entendu trois rafales de mitraillette. Il n’en a parlé à personne jusqu’au moment, où les moines, qui prient tous les jours pour chaque victime, ce qui rend leurs offices interminables, ont mentionné des phénomènes semblables. Il m’a offert le tableau qu’il était en train de faire alors.
Il était venu avec un intellectuel hollandais passionné par la Russie, les films de Tarkovski.  Celui-ci avait reçu des avertissements, dans son université, parce qu’il avait proposé une série de cours sur la culture russe, et quittant à regret  la Russie, il s’est écrié : « Ici, c’est la liberté, la liberté… »
« L’histoire que vous me racontez, lui dis-je, ce moment à l’île d’Anzer, cela n’arrive pas en France, ou si cela arrive, les gens ne le remarquent pas. Sauf ceux qui ont prié à genoux, quand Notre Dame a brûlé, ou bien des orthodoxes de ma connaissance, autrement, les Français donnent l’impression de n’avoir pas d’autre dimension et de n’en avoir, par-dessus le marché, aucun besoin, de sorte que j’ai l’impression que l’Europe et la Russie vivent dans des réalités absolument différentes.
- Chez nous aussi, il y a des gens de cette sorte…
- En effet, c’est un phénomène mondial, lié au progressisme matérialiste, mais quand même, je trouve que les Russes sont plus souvent occupés de questions profondes, ils sont plus naturels, donc plus près des sources vives.
- Oui, j’ai vu des touristes français, aux Solovki, c’est vrai qu’ils sont très souriants, volubiles, mais ce qui s’est passé là bas, et la charge émotionnelle et spirituelle de l’endroit, cela semblait leur glisser complètement dessus, on se demandait même ce qu’ils faisaient là, ils n’étaient pas du tout dedans. J’ai remarqué que tous ces gens qui viennent d’Europe, ils sont propres comme des sous neufs, je ne sais pas comment ils font, ils voyagent, ils passent dans des endroits boueux, et malgré tout on dirait qu’ils sortent d’une boite.  Moi, voyez, j’ai besoin de marcher pieds nus, j’ai besoin de sentir la terre sous mes pieds, et l’air dans mon nez, sur ma figure, je veux dire que mon hygiène principale, c’est de ressentir tout cela par tous les pores de ma peau, c’est pour cela que je suis venu au monde, et quand je dis cela, je ne parle même pas de sensualité, c’est juste que l’on connaît le monde par ses sens, et que si l’on bloque tous les accès, alors le courant ne passe pas…
- Oh que je vois bien ce que vous voulez dire, et en effet, tout est imbriqué, et ce qui nous est révélé par l’appréhension de nos sens, c’est la profondeur insondable de ce qu’ils appréhendent… »
Olga m’a fait à nouveau une visite privée du musée, mais cette fois-ci, j’ai vu avec elle le département consacré à l’art populaire : coffres et meubles peints, quenouilles décorées, broderies, métiers à tisser, traîneaux … Olga connaît aussi bien tout cela que les fresques de Dionysi.  Elle et Sacha pensent que les fondateurs russes de l’art abstrait, Kandinsky, Delaunay, Malevitch, dont on dit qu’ils étaient inspirés par les icônes, l’étaient tout autant par l’art populaire, les signes très anciens qu’on y retrouve, tous ces symboles de fertilité ou de conjuration, ces symboles cosmiques, aussi. 
Sur une quenouille, on voit la montagne de la vie, surmontée du soleil, le tout dépouillé jusqu’à l’abstraction. Sur l’autre, le soleil et les étoiles résumés à des sphères de différentes couleurs. Ces quenouilles inspirent également beaucoup Sacha, qui leur a consacré toute une série de travaux. Elles étaient fabriquées par les futurs maris, pour leurs épouses, et celles-ci les gardaient  toute leur vie, certaines sont rapiécées, réparées de toutes parts. La quenouille était même le symbole du mari, car les femmes s’asseyaient sur la partie horizontale, comme sur les genoux de leur époux, et travaillaient sur la partie verticale décorée. Beaucoup de quenouilles portent d’ailleurs des dédicaces du genre : à Macha pour toujours ! Quand les filles du village filaient, les célibataires venaient passer la soirée, chanter et danser avec elles. Si un garçon s’intéressait à une fille, pour le lui faire savoir et marquer son territoire, il cassait un des éléments des festons qui ornaient la partie supérieure de la quenouille.
Olga m’a dit que les aryens venaient probablement de Russie, le « pays des Hyperboréens » dont parlait Héraclite, et que tous ces éléments de folklore étaient d’une antiquité positivement insondable ; c’est exactement ce que je ressens, ce que je reconnais, comme si je me le réappropriais, et pas seulement dans tous ces éléments de décoration, dans tous ces signes, mais aussi dans les motifs musicaux et les thèmes. Devant ce monde merveilleusement riche et ses arrière-plans, comment ne pas déplorer l’assassinat de cette civilisation, et le mépris imbécile des communistes d’abord, des libéraux ensuite, et de leurs rejetons occidentalisés, si indignes de leurs ancêtres ?
Tout cet univers archaïque s’est transmis pratiquement jusqu’à nos jours, il a été inclus dans celui de la Russie orthodoxe et maintenant, quoiqu’en pensent les uns et les autres, ils sont les éléments fondateurs déterminants de l’identité russe. La perte de l’un ou de l’autre, c’est la perte de l’âme particulière de la Russie, et sans doute de la nôtre, de l’âme collective de l’Europe que la mienne a reconnue avec ivresse.
Sacha m’a dit qu’Olga était une très grande spécialiste de toutes ces questions, et plus particulièrement du grand iconographe Dionysi : «C’est même mystérieux, elle sent tellement bien tout ce qu’il a fait qu’on peut parler d’une véritable rencontre avec cet homme, son art, et son époque ».
Sacha pratique l’art abstrait, qui réduit ce qu’il voit à des signes, comme une façon de communiquer des choses incommunicables, c’est chez lui une forme d’ascèse. C’est un petit homme rondouillard, plein d’humour, malicieux, secrètement triste, et d’une immense profondeur, d’une intelligence très subtile qui procède par associations, il lit les signes de la vie, et il les retranscrit, il les assemble et les unit. C’est une démarche d’esprit qui m’est proche et qui exclut toute forme d’endoctrinement. Les gens ainsi faits ont une liberté intérieure et une hauteur de vue, une honnêteté aussi, qui les protège de tous les faux-semblants dont sont victimes beaucoup d’intellectuels, par ailleurs doués et intelligents, mais affligés d’une sorte de défaut de fabrication qui donne prise à la vanité, aux hallucinations collectives et aux suggestions démoniaques.
Il m’a montré ses tableaux, et je ne faisais pas de commentaires, parce qu’il communique des choses indicibles. « Si on savait comment les dire, m’a-t-il répondu, aurait-on besoin de recourir à la peinture, à des symboles » ? Il n’avait que des œuvres anciennes, car sa dernière exposition est encore en place, à Moscou. Je regardais certaines peintures, extrêmement dépouillées, au départ paysage ou nature morte plus ou moins identifiables, ou simples signes… « tout passe, me dit-il, je regarde par exemple ces lettres ou graffitis, laissés par ceux qui ont bâti le monastère ; lorsqu’ils sont isolés, ce sont juste des gribouillis, mais si on les met tous ensemble, alors on peut lire un message cosmique, les traces de la vie ». Ces peintures ont une sorte de vibration intérieure étrange et captivante, et je pensais à « l’au-delà des choses » de Rilke. Sacha a commencé autrefois à peindre avec une joie immense, mais il a payé son art de migraines terribles et d’une sorte de tension intérieure permanente où il puise son inspiration.
Il m’a semblé qu’à Ferapontovo vivaient des gens d’une profondeur et d’une authenticité que je ne rencontre pas souvent. Sacha et Olga sont natifs du coin, et ils y ont passé leur vie, elle avec Dionysi, lui avec sa quête des traces et des signes, révélatrices de l’au-delà du monde, et de l’abîme éternel de notre présent riche de tout son énorme passé, dans leur jolie maison à la fenêtre magique, béant sur les splendeurs infiniment renouvelées des nuages au dessus du lac. Ferapontovo est un lieu un peu miraculeux, où je me sens loin de tout ce qui me révolte et m’inquiète, proche de tout ce qui est fondamental, inaltérable, profondément nôtre...
Pourtant, Sacha me dit avec un sourire triste et malicieux, que tout sera détruit, tout ce que nous aimons, tout ce qui nous porte, nous inspire, qu’il n’y a pratiquement aucun moyen d’arrêter ce sinistre processus apocalyptique, sinon par l’ascèse personnelle, de quelque façon qu’elle se manifeste, et par la venue du second avènement.

Vue de la fenêtre des Pesterev
Je crois nécessaire de mettre en post-scriptum ce texte trouvé sur Facebook, il est d'un intellectuel de Vologda, Anatoli Elakhov, et me paraît bien refléter ce que je trouve dans le nord. Je dois dire que c'est là ce que je suis venue chercher en Russie, et je donnerais toute la "classe créative" et les petits dégénérés qui s'agitent dans les manifestations de Moscou pour sauver un seul accordéoniste comme Anatoli Ptitsine... Je le crois nettement plus essentiel à la survie de l'humanité :

Ame à vendre

Je tournais un film sur les non-possesseurs contemporains , évoquant saint Nil de la Sora, grand non-possesseur dans l'orthodoxie, dans le vilain petit monastère duquel se trouve déjà depuis plusieurs décennies un hôpital psychiatrique.
La première fois que je suis venu dans cet établissement,
s'y dressait encore une statue de plâtre de V. I. Lénine. Comme si elle avait fait le guet, voilà l'idole à adorer, derniers non-possesseurs de la nouvelle Russie.
Du reste, Nil de la Sora lui-même avait demander à être enterré anonymement, afin que ses cendres fussent piétinées par les gens. Pour que le corps mortel connût sa place et que l'âme s'envole. Dans les années 2000 on renversa aussi la statue de Lénine et on la mit au rebut. J'ai eu le temps de filmer les pieds du guide prolétarien qui dépassaient des ordures.
Or à cette époque, à Goritski, triomphaient les relations mercantiles. Les tractoristes locaux, ayant perdu leur travail, s'étaient vêtus de guenilles, s'étaient laissé pousser la barbe et, feignant d'être invalides, mendiaient aux étrangers de l'argent pour se faire opérer.
Et moi aussi j'acquis dans une baraque de vente à une amie qui travaillait dans la culture et avait gagné sa vie des années en vendant des souvenirs chinois, une chapka avec une étoile, j'y mis un billet de cent roubles, et la posais sur l'asphalte. Puis je pris mon accordéon.
Là dessus arriva un ferry de touristes, je me mis à jouer "Si j'avais des montagnes d'or...", les touristes jetèrent dans ma chapka des monnaies et même des billets.
Le soir, j'allai au village de Volokoslavino, chez mon vieil ami, accordéoniste et apiculteur Anatoli Ptitsine. Nous nous assîmes sur son divan, et il se mit à jouer sur un acordéon qu'il avait fait un jour lui-même dans son artel.
Il faut dire qu'Anatoli était un virtuose extraordinaire, comme il y en a peu. Anatoli Mekhnetsov, le plus important folkloriste d'URSS, avait édité tout un disque de lui. Et cette fois il joua de telle façon que j'en avais le souffle coupé.
- Eh bien, dis-je, aujourd'hui, à Goritski, j'ai joué pour de l'argent devant les étrangers.
Il me regarda avec perplexité.
- J'en avais besoin pour mon film.
Il se taisait.
- Moi pour de l'argent, jamais je n'aurais joué, dit-il avec décision.
- Mais pourquoi? Qu'y a-t-il de mal à prendre de l'argent pour ton jeu? Regarde Kirkorov et Baskov, quel fric ils ramassent!
- Mais parce que chez moi, ce n'est pas l'accordéon qui joue, c'est mon âme... Comment pourrais-je donc vendre mon âme pour de l'argent? répondit-il.
... Il me revient que quelqu'analyste du monde capitaliste avait dit qu'un peuple incapable de s'inscrire dans les lois du marché était condamné à mort...
Eh bien, combien l'âme coute-t-elle aujourd'hui?


samedi 14 septembre 2019

La lumière et les ténèbres

Pour fêter la victoire de la lumière sur les ténèbres, soit celle de l'archevêque Jean de la rue Daru sur les criailleries des médiocres et les intrigues sournoises, je suis allée me taper un rubis dans mon café favori, et pour évacuer les calories, j'ai suivi la rivière Troubej jusqu'au lac. Là m'attendait le spectacle fantastique, gratuit et exaltant du ciel local, incomparable, comme je ne cesse de le dire. Le lac était pratiquement noir, et en même temps brillant, avec les évolutions incessantes et hypnotiques des mouettes blanches. J'ai fait des photos en rafale, mais aucune d'elle ne peut retranscrire ce que je voyais, et qui m'emplissait d'un émerveillement abasourdi. Ces nuages nocturnes aux replis minéraux et menaçants, ces bleus célestes lointains, juste des allusions entre deux gerbes de pluie, ces déversements de lumière dorée, ces rayons brusquement épandus, le rituel arc-en-ciel dans le chaos, l'église enflammée sur un fond bleu foncé, tout était si magnifique, que je restais terrassée sur mon banc, secouée par le vent froid et pluvieux, prête à disparaître dans ces "hauteurs béantes"...
Saint Porphyre avait raison de dire que pour être chrétien, il faut être un peu poète, car le Créateur l'est... Sa force créatrice est un rêve infini.
sur la rivière Troubej

une barque paisible

le lac

et là, c'est l'instant de contemplation infinie, la mouette fileuse de ténèbres et brodeuse d'or








La nuit dévorante


Evrosoyouz

J'ai chez moi un copain d'une connaissance, un vieux bonhomme, un peu plus vieux que moi, appelons-le Valeri. Battu par la vie, un peu au bout du rouleau. Sa femme, une Allemande russe, descendante de colons allemands, a insisté pour le faire partir dans la patrie de ses ancêtres, où l'on faisait de gros avantages à ses semblables. Il a donc vendu sa maison ici, et il est parti. Depuis, sa femme est morte, il se retrouve seul dans un appartement de location, si brusquement on le prive des subsides de sa femme, dont il touche la moitié, il se retrouve sans un, et sans logement. Les enfants de sa femme l'ont envoyé chercher le fric qu'il ne leur a pas encore donné et qu'ils n'ont pas encore dilapidé, ce qu'il reste de sa maison ici, juste de quoi acheter un appartement d'une pièce dans le sud de la Russie. Quand il m'a raconté tout cela, moi qui n'ai pourtant pas l'habitude de donner des conseils, j'ai poussé les hauts cris: "Ne leur donnez rien du tout! Achetez à Stavropol! Vous serez en Russie, vous aurez une très petite retraite, mais vous pourrez compléter, et puis vous serez logé! Vous comprendrez le langage et les usages des gens! Et puis voyez quel avenir attend l'Europe! Vous avez votre fille à Saint-Pétersbourg, Stavropol, c'est loin, mais c'est quand même le même pays!"
Ce gros nounours craint la réaction de ce couple qui le dévalise et se rend cependant parfaitement compte que c'est ce qu'il fait et qu'il le laissera royalement tomber quand il n'y aura plus rien à tirer de lui. Ca arrive. J'ai parfois vu qu'on me roulait sans pouvoir me défendre, par une curieuse inhibition de la volonté. Comme si le mal exerçait une sorte d'hypnose, comme on l'a vu chez les électeurs ahuris de Macron, ou dans les défilés de l'intelligentsia russe, préférant suivre des gueules patibulaires comme celles de Lénine et Trotski plutôt que le noble et impeccable Nicolas II...
Valéri, entre parenthèses, n'est pas du tout communiste. Dans sa famille, un grand-père cosaque a été fusillé par les rouges, un autre aïeul a été envoyé en camp, ce n'est pas du tout son truc, cependant, me dit-il: "En occident, ils mentent sans arrêt, dans tous les médias, comme chez nous au temps de l'URSS. En réalité, j'ai l'impression que les choses ont basculé: ils commencent à vivre comme nous vivions, et ici en Russie, on commence à vivre comme on vivait en Europe.
- C'est aussi mon impression, mais des tas de débiles s'obstinent à croire que Poutine égale Staline et qu'il y a un agent du KGB derrière chaque réverbère. Vous n'avez pas vu la vidéo du dissident Vladimir Boukovski sur ce sujet? Comme Soljénitsyne, il avait tout compris. En Europe, on nous installe un bolchevisme capitaliste qui vise à la dictature mondiale. D'ailleurs, rien que le nom russe de l'Union Européenne inspire des inquiétudes: Evrosoyouz. On voit tout de suite la correspondance avec Sovietski Soyouz!"
Valeri a un terrible mal du pays, il se sent très seul, il ne comprend pas comment je fais pour ne pas être dans le même cas. Il s'est procuré une télé, il ne peut pas vivre sans, et en Allemagne, il languit après la télé russe... Il ne supporte pas les pelouses impeccables des Allemands, il se demande ce qu'il fout là bas; les gens ne sont pas solidaires, il ne parle pas leur langue, tout se monnaye... Dieu veuille le ramener chez lui, ou même à Stavropol, car il ne supporte pas le climat de Saint Pétersbourg, notoirement malsain, sans parler de la nuit polaire. Mais en Russie, chez lui.
Le couple lamentable vit là bas des subsides que les Allemands distribuent aux étrangers. Sans travailler. Et pour le beurre dans les épinards, il y a ce qu'il reste d'argent au beau-père.

"J'ai déjà vécu dans votre futur, cela n'a pas marché"

jeudi 12 septembre 2019

Dernière grâce


Derniers jours de cet été indien qui est venu à l'issue d'un été qui n'en était pas un. Hier, je suis allée me baigner dans la Vioska, sans doute pour la dernière fois de l'année. L'eau était un peu fraîche, mais pratiquable et si revigorante, si propre, j'ai nagé avec délice, avec un bonheur infini, à travers les reflets bleus et les ombres mordorées. Rita guettait sur la berge sablonneuse. L'air était tiède et léger, mouvant, et les roseaux murmuraient avec douceur. J'ai fait une aquarelle sous un soleil chaud et clément.
Aujourd"hui, j'ai fait une dernière sieste dans le hamac, irais-je encore me baigner demain, la toute dernière fois? Samedi, il ne fera plus que quinze degrés, et il faudra espérer tout l'hiver avoir un été normal...
J'ai raté la fête d'Alexandre Nevski à l'église de la Transfiguration, parce que je suis une grosse flemmasse et j'ai vu avec consternation que notre évêque avait profité de l'occasion pour consacrer le hiéromoine Pantaléimon, qui me semble si intelligent et si radieux, higoumène du monastère saint Daniel.  
Ca m'apprendra...
Je ne voulais plus acheter de fleurs, j'en ai bien assez, maintenant, et on m'en offre beaucoup, mais j'ai vu, chez la petite dame qui vend des épices, de beaux chrysanthèmes. C'est tout ce qui va continuer à fleurir dans les jours qui viennent, déjà, tout s'endort, dans cette chaleur légère, cette lumière dorée immobile, ces frémissements mélodieux des feuillages et des roseaux, et les oiseaux ne chantent plus. On dirait que tout est suspendu, et cela me rappelle la venue de la grâce au sein d'une prière: le temps s'arrête et s'approfondit, l'âme écoute.


La Vioska

Les chrysanthèmes

Le lac

lundi 9 septembre 2019

La télé, plus jamais!

Plus jamais la télé, pourquoi faire? Comme me l'a dit la journaliste: "C'est sympa, de passer à la télé!" Je ne vois pas en quoi c'est sympa. Cela peut avoir l'avantage de me donner la parole pour dire aux Russes des choses qui me tiennent à coeur, mais justement, ce n'est pas ce que la télé me demande. Ou pour parler de mon livre, dans l'espoir qu'on le publie ici,mais je doute que ce soit très efficace, quand l'occasion m'est donnée de le faire, car là encore, on s'attend à ce que je dise sur le sujet toutes sortes de conneries. Passer à la télé, c'est se laisser utiliser par elle, de plus gratuitement, c'est-à-dire que c'est un vrai travail, non rétribué, qui laisse crevé. Je n'ai pas su dire non, mais je sens que ça vient.
Tout, dans cette expédition, était faux; fabriqué d'avance, et en plus, prévu de travers, ce qui était encore plus fatigant, pour moi, et pour la journaliste et le cameraman de service. J'ai fait semblant d'arriver par le train. Le musée du jouet était fermé, car c'était lundi, à la laure de la Trinité saint Serge, personne n'avait donné d'autorisation, parce que sans doute personne ne l'avait demandée, on a filmé vite fait en contrebande au milieu des Chinois grouillants. J'ai refusé de faire semblant d'aller me recueillir sur les reliques de saint Serge, ou je vais me recueillir pour de vrai, ou je reste dehors. Me recueillir pour la photo, non.
Comment "faire de l'humour" quand on vous fait tourner le même truc cinq fois d'affilée en disant quelque chose de convenu? Comment manifester des émotions?
Le seul intérêt de la chose, c'est que j'ai rencontré un jeune guide, censé me faire tout visiter, et à qui on a fait le même coup des phrases dictées, et une responsable locale qui ont pris mes coordonnées pour me communiquer les manifestations qu'ils organisent, expositions d'artisanat authentique, par exemple. Nous avons eu un moment, pendant que les jeunes gens de la télé s'occupaient de leurs affaires de télé, pour discuter agréablement. J'ai aussi découvert un beau point de vue sur l'ensemble du monastère, et là, ça a duré un moment, il fallait faire semblant de photographier, puis répondre avec naturel à une question posée dix fois de suite, en vertu de quoi, j'ai eu droit à deux crêpes qui faisaient partie du scénario, et je n'avais rien bouffé de la journée, car l'équipe était arrivée beaucoup plus tôt que je ne le prévoyais.
Je me disais en mon for intérieur que les mêmes recettes devaient être appliquées aux politiques, à l'information, du genre "viens ici, coco, tu vas répondre, quand je te poserai la question sur la présence russe au Donbass, que tu as vu défiler des chars par centaines..."
Bref, la télé, non!!!!
D'ailleurs, je me demande ce qu'elle me trouve...
Le chauffeur était très gentil avec Ritoulette. Enfin d'ailleurs, les deux autres aussi, simplement, comme me l'a dit le cameraman lui-même: "Bienvenue dans le monde merveilleux de la télévision"! C'est leur boulot qui est comme ça...
Cela serait tellement plus intéressant, si tout cela était vrai, si on s'intéressait vraiment aux réactions d'une Française devant la Russie, s'il y avait un réel souci de comprendre quelqu'un, de voir son pays à travers ses yeux sous un angle différent. Mais la télé est réellement quelque chose de démoniaque.

Le point de vue sur la laure. Le coin s'appelle la colline des crêpes parce que les pèlerins en mangeaient à cet endroit, ce qui d'après la journaliste était "aussi important que d'aller voir les reliques de saint Serge"...

dimanche 8 septembre 2019

Portes du ciel

C'était aujourd'hui la fête votive de notre cathédrale consacrée à l'icône de la Mère de Dieu de Vladimir. Liturgie épiscopale, avec chirotonie d'un diacre, devenu prêtre de campagne. J'ai fait prier pour l'archevêque Jean, devenu à mes yeux l'équivalent français du métropolite Onuphre, dans sa résistance courageuse contre les manoeuvres ténébreuses et les détestations irrationnelles et hystériques Les paroissiens sont si gentils avec moi, j'ai l'impression qu'ils en rajoutent parce que je suis Française. La petite dame des cierges m'a spécialement refilé une grosse prosphore. Quand à l'évêque, lorsque j'ai reçu sa bénédiction, en lui désignant Katia et Nadia, parce que j'avais peur qu'il ne les oubliât derrière une rangée de vieilles, il m'a dit avec un sourure entendu: "Nous savons, nous savons; nous connaissons vos amies! Nous savons de tout de vous, comment vous chantez et dansez avec ces jeunes femmes, et comment vous prêchez la Russie aux Français dans votre blog!
Monseigneur Théoctyste et son nouveau prêtre (photo éparchie)
- Oui, monseigneur, mais je crois qu'il faudrait aussi la prêcher aux Russes!"
Il est simple, spontané, naturel et plein d'humour, ce sont des qualités que j'apprécie beaucoup.
Il a commenté dans son sermon l'évangile du jeune homme riche, disant que ce n'était pas tant la richesse qui était en cause que tout ce qui nous détourne de l'essentiel et que nous ne pouvons nous résoudre à abandonner.
J'ai ensuite emmené comme prévu Didier et Martha à Rostov, et nous avons la chance d'avoir un temps absolument merveilleux, un de ces temps bénis russes trop rares qui donnent un avant goût de la béatitude éternelle. Or juste avant cela, prenant le café avec Katia et Nadia, nous avions discuté de ceux qui appréhendaient Dieu à travers la Création, tandis que d'autres s'en détournaient volontairement, des framboises paradisiaques cueillies dans la neige par saint Séraphim de Sarov pour Motovilov, du père Alexandre Schmeman, qui considérait les beautés de la nature comme le reflet des splendeurs inimaginables du Royaume promis.
Donc, j'ai revu le kremlin de Rostov avec Didier et Martha, et en plus des nuages fantastiques, bouclés, énormes et vibrants de lumière, nous avons eu les carillons du Kremlin d'abord, de la cathédrale ensuite, car nous approchions de l'office vespéral. On nous a proposé un tour en bateau sur le lac Nero. Le bonhomme qui nous a racolés pour cela était saoûl comme une vache et sentait fort la vodka Il m'a expliqué en chemin, que c'était dimanche et qu'il avait bu un coup de trop. "Je m'en suis aperçue, mais ne vous en faites pas, j'ai l'habitude!"
Au ponton, il s'est fait engueuler par le pilote de l'embarcation: "Vous comprenez, me dit-il, les gens qui viennent jusqu'à moi avec cet imbécile, pensent que je vais être aussi saoul que lui et ne pourrai conduire le bateau normalement"!
Didier et Martha

Je n'ai vraiment pas regretté l'expérience, comme je le prévoyais, voir Rostov depuis le lac sous de pareils nuages était complètement féérique, et de plus, il faisait si bon, soleil chaud, brise douce et fraîche. Même Rita était en extase. Nous avons traversé un champ de roseaux qui s'écartaient souplement devant nous, à la rencontre de grandes portes célestes bleues aux piliers éblouissants et énormes, il me semblait que cette barque m'emportait vers Dieu, j'ai eu une pensée pour ma mère qui, de retour de l'hôpital, m'avait dit devant de semblables architectures vaporeuses: "On dirait la porte du Paradis..." Quand nous avons longé le monastère saint Jacques, j'ai discerné un carillon au travers du moteur, et le pilote l'a arrêté. Dans le silence brusquement revenu, depuis les coupoles et les dômes, les murs blancs et les tours, les grandes nuées mauves, nous parvenait avec une profonde, une somnolente lenteur le vol de ces sons entrechoqués à diverses hauteurs, et j'en restais le coeur suspendu, entre le ciel et les eaux, à contempler cet ensemble irréel, et les jeux des lumières qui passaient au travers.
Tous les gens auxquels nous avons eu affaire étaient extrêmement aimables, s'efforçaient de nous dire des mots de Français, ce qui m'a fait plaisir, car cela donnait une bonne image de la Russie à Didier et Martha. Pour finir, nous avons acheté de l'hydromel à une jeune femme qui m'a dit: "Oh, vous êtes Française... vous savez donc ce que c'est que le cidre?
- Oui...
- Eh bien voilà, j'ai essayé d'en faire, voulez-vous me dire si cela y ressemble?"
Elle m'a servi un petit verre d'une boisson à la pomme. "C'est à monsieur que vous devriez le proposer, lui dis-je, il est du pays du cidre, et moi, je conduis!."
Didier goûte avec une moue perplexe: "Non, dit-il, ça, ce n'est pas du cidre. Mon grand-père en fabriquait. D'abord, il faut une sorte particulière de pommes et ensuite des fûts de bois."
Nous avons échangé toutes sortes de considérations sur la fabrication du cidre et du cognac, et pour finir, Didier a expliqué que la tradition se perdait. "Ah nous dit la jeune femme, c'est votre Union Européenne, avec toutes ses normes, nous, nous essayons de ressusciter tout ce que vous aviez, et eux, ils sont en train de vous le détruire!"
Elle avait tout compris.