Triste solstice sans neige, si gris, si misérable, les cabanes construites n'importe comment, n'importe où, dans une accumulation chaotique hideuse, où se ressent la complète aliénation de ceux qui les ont construites et qui les habitent par rapport à la nature environnante, ou aux maisons voisines, c'est-à-dire plus généralement, à l'Autre. Et dans les herbes jaunies, au bord des chemins boueux, les ordures jetées dans le complet mépris de l'endroit que l'on souille de sa présence indiscrète, et des gens qui y résident également et voudraient peut-être ne pas voir ça...
L'été ces disgrâces sont maquillées par la verdure, les fleurs sauvages, et quand l'hiver est normal, la neige les recouvre de sa surface pure et lumineuse. Cela rend tout cela acceptable.
Je suis tombée sur une courte vidéo de la société Obchtcheïe Dielo, la Cause Commune, ces gens vont restaurer bénévolement les magnifiques églises en bois du nord qui brûlent et tombent en ruines les unes après les autres. La vidéo est en russe, mais elle vaut d"être regardée même par ceux qui ne le comprennent pas, pour la beauté des sites et des visages: le prêtre, les restaurateurs ont cette noblesse des traits qui m'a toujours frappée sur les photos anciennes de la Russie, et qu'on trouve déjà moins aujourd'hui. C'est d'ailleurs remarquable non seulement en Russie, mais en France, quand on compare les photos anciennes au Français dénaturé actuel. Ce fait est relevé par quelques commentaires, l'un dit que voici la véritable élite de la Russie, ce qui est parfaitement exact. L'autre que ces visages sont tellement différents de ceux des impudents libéraux en vue qui grouillent sur le devant de la scène, et c'est tout à fait juste. Ces commentaires sont en majorité enthousiastes et louangeurs, ce qui est rassurant. Mais on y trouve quelques couacs qui ont attiré mon attention, parce qu'ils sont classiques et révélateurs.
1) celui qui glisse avec aigreur qu'après tout l"Eglise (bien entendu richissime) n'a qu'à s'occuper de restaurer ces églises, ou bien elle est trop radin pour le faire?
Passons sur le fait que les restaurateurs sont bénévoles. L'église est richissime... Dans l'éparchie de Pereslavl-Zalesski, d'après ce que j'ai compris et constaté, l'évêque n'a trouvé que des dettes, un nombre considérable de merveilles architecturales du passé au bord de l'écroulement, et un nombre en comparaison infime de paroissiens capables de supporter la charge financière de la restauration de cet énorme patrimoine à l'abandon depuis des décennies, quand il n'a pas été délibérément déterioré, car idéologiquement non conforme. Les prêtres sont tous fauchés. Je regardais ce matin les paroissiens à la cathédrale, s'ils peuvent donner cent roubles par personne à la quête, c'est le maximum; cela fait une somme ridicule pour la survie des prêtres et de leur famille, sans aller jusqu'à la restauration des églises. Ces restaurations sont souvent le fait de riches sponsors, c'est pourquoi à Moscou, de ce côté-là tout va bien. Mais en province, et d'autant plus dans le nord, dans les villages ruraux, où les trouver, ces sponsors?...
Ces églises s'écroulent ou brûlent parce que ces villages sont souvent vidés de leurs habitants et lorsqu'ils y vivent encore, ils n'ont plus l'habitude de fréquenter l'église à la suite de décennies de persécutions et de propagande antireligieuse active. On peut dire au sens propre que ces villages perdent ce qu'il reste de leur âme avec leur église, ils perdent tout simplement la vie. Il faut sauver l'église avec le village, mais l'auteur du post, pur produit du soviétisme, ou plus généralement de la modernité, n'a plus aucun lien ni avec la foi, ni avec le village, ni avec son folklore, ni avec ses ancêtres.
L'activité des bénévoles peut servir d'exemple et de motivation, car dans le nord, la mentalité des gens est moins entamée que dans les villes ou d'autres régions. Comme dit l'un d'eux: si une seule âme est sauvée grâce à ce que nous faisons, cela vaut le coup de le faire. C'est aussi mon sentiment, et le folklore s'inscrit dans la même démarche.
2) Celui qui écume de haine devant ces "branleurs" qui ont assez de loisir pour aller restaurer gratis ces églises dont on n'a rien à foutre, qui ne servent à rien, alors que les gens crèvent de faim et que l'on ne construit ni hôpitaux ni écoles.
Celui-ci s'apparente au commentateur précédent, en plus agressif. Notons qu'il est tellement tombé de l'arbre que ces églises, construites par de simples paysans, et si belles, si originales, ne lui font plus ni chaud ni froid, ni la beauté extérieure ni le contenu ne l'atteignent plus, j'ai vu plein de commentateurs français réagir de la même manière après l'incendie de Notre Dame. Ce gars-là, sauf intervention miraculeuse d'un ange gardien efficace, a perdu son âme dans quelque poubelle urbaine et aura du mal à la récupérer. Mais il déteste de toutes ses fibres ceux qui l'ont gardée et montrent de si beaux visages inspirés, comparables à ceux que l'on voit sur les photos des nouveaux martyrs fusillés par le KGB et probablement dénoncés par des gars dans son genre...
J'avais, quand j'avais fait la connaissance de mes cosaques, déjà observé que certaines personnes, indifférentes aux radios qui diffusent de la musique américaine de merde à tue-tête, entraient dans une rage meurtrière lorsque ceux-ci chantaient les chansons de leurs ancêtres dans l'autobus, la rue ou le métro...
Ce type enverrait facilement à la mort des gens qui travaillent pour rien, pour la beauté, pour une seule âme sauvée. Ce n'est vraiment pas un poète...
Notons que le raisonnement du premier commentateur appelle justement l'objection du second: si l'Eglise restaure un sanctuaire, alors on l'accusera de ne pas construire un hôpital. Ces gens-là vivent seulement de pain. Et ne comprennent pas que tout est lié, le sens de la beauté, la spiritualité et l'altruisme...
L'un et l'autre, à mon avis, se fichent d'ailleurs complètement des hôpitaux, que l'on ne construira pas davantage si les églises sont laissées à l'abandon, ce que l'expérience nous prouve tous les jours. Elles sont laissées à l'abandon la plupart du temps, et les hôpitaux aussi, ce qu'on construit, ce sont des cliniques privées.
3) Le gentil nigaud qui propose de restaurer plutôt cela en dur. Le bois, ça brûle, quelle utilité de rafistoler du bois quand on pourrait tout casser et construire à la place une horreur en béton éternelle?
Ah oui... effectivement, que répondre à cela? C'est la démarche d'esprit qui a détruit complètement la beauté et la poésie de Pereslavl. Qui préside au massacre de Moscou, et en général de tout ce qui est beau dans notre pauvre monde de plus en plus défiguré.
Le journaliste Yegor Kholmogorov vient d'écrire un papier sur l'adoration d'une partie des gens pour Staline, où il exprime que celui-ci prenait la Russie antérieure à 17 pour un Congo blanc. Il en était de même des bolcheviques, et je dois dire, depuis Pierre le Grand, dans une certaine mesure, de la noblesse occidentalisée. Kholmogorov démontre qu'il n'en était rien, sur un plan culturel comme sur un plan économique. En réalité, pour toute personne s'intéressant vraiment à ce pays pour ce qu'il est, et non pour des raisons idéologiques, la chose est évidente. Et sans aller jusqu'aux données sur l'économie qui me restent hérmétiques, ni revenir sur la floraison de génies du XIX° siècle dans le domaine de la littérature, des arts et des arts décoratifs, il suffit de regarder ce que faisaient les gens du peuple, leurs vêtements, leurs isbas d'une beauté fantastique, les objets de leur quotidien, leurs magnifiques chansons, leurs danses, et aussi ces églises de bois d'une architecture unique. Nous sommes là devant une civilisation paysanne chrétienne et païenne à la fois d'une rare perfection, d'une grande poésie, d'une grande originalité, devant quelque chose d'absolument féérique... Mais cela n'intéresse pas l'intellectuel libéral, comme cela n'intéressait pas l'intellectuel soviétique, et même, le principal souci des barbares au pouvoir a été d'éliminer le plus possible toutes traces de cet univers pour mieux accréditer la légende univoque d'une Russie ténébreuse et attardée, d'un Congo blanc qui justifiât la terreur exercée contre ses habitants, l'extermination de ses paysans et aussi des représentants les plus illustres de son intelligentsia.
Tout ce qui rappelle cette beauté, cette noblesse et cette poésie perdues aux résultats mutilés pitoyables de cette expérience moderniste féroce leur est haïssable, comme la lumière de Dieu l'est aux damnés.
J'ai lu parallèlement un commentaire sur la propagande antichrétienne acharnée, énorme, éhontée qui s'exerce en France et va de pair avec la destruction organisée de nos églises de la part du bolcho-capitalisme mondialiste totalitaire qui se met en place. Certes la République a sévi chez nous pendant deux cents ans, mais du temps de mon enfance, on voyait encore à la télé "le dialogue des Carmélites" ou "monsieur Vincent". Dans le cadre de la prise de pouvoir intellectuelle, puis politique des trotskistes de 1968 et de l'autodestruction de l'Eglise post-conciliaire, s'est installé un antichristianisme virulent, systématique, accompagné d'une réécriture de l'histoire de plus en plus fantasmagorique, à l'école, dans les manuels, mais aussi dans la presse, et les romans, et les séries télévisées. On attribue par exemple à des nobles et guerriers du moyen âge les calculs d'une mentalité parfaitement contemporaine, "convertir les gens pour les soumettre", ce qui n'existait pas dans la nature. Car si l'on soumettait bien entendu les gens à l'occasion, les convertir dans ce but n'entrait pas dans les structures mentales de l'époque, où les gens croyaient sincèrement, où le pire des reîtres pouvait croire et d'ailleurs brusquement tout lâcher pour entrer au couvent. On bourre le mou des gens à longueur de temps, de sorte qu'ils ne savent plus qui ils sont ni d'où ils sortent, haïssent "les religions" sans savoir ce que ce terme recouvre, et se résignent à se dissoudre dans l'Afrique et l'islam parce qu'on leur matraque à longueur de temps qu'ils ne sont pas dignes d'exister et que tout ce que leurs ancêtres ont fait est une insulte au genre humain. Comme une partie des Russes, ou disons des post-soviétiques, la plupart des Français honnissent leur patrie dans son expression millénaire et tout spécialement ce dont ils devraient être le plus fiers, leur moyen âge et leur paysannerie. Pour les uns, la Russie commence en 17, pour les autres, la France commence en 1789. Au delà de ces dates règnent les ténèbres.
Est-ce un hasard si, en Russie comme en France, on en est arrivé là? Et pourquoi suis-je plus à l'aise en Russie qu'en France, si entre le fruit de la république franc-maçonne et du trotskisme réunis, et celui de soixante-dix ans de soviétisme, la différence n'est pas si grande?
Je suis tombée sur une citation de Bernanos qui m'a plongée dans des abîmes de réflexion précisément sur ce thème:
"Lorsqu'on a déjà tant de mal à être français, le plus furtif regard jeté sur l'abîme des siècles qui, à notre droite et à notre gauche, nous sépare des aïeux, risque de nous donner le vertige. Quoi! Nous sommes déjà si loin, si seuls?“
Car c'était là exactement mon état d'esprit quand je me trouvais en France, pays par ailleurs aimable et ravissant, où il faisait bon vivre. Les siècles ouvraient entre la France, la vraie, celle des aïeux, et moi, si loin et si seule, un abîme vertigineux, or déjà, quand je me suis intéressée dans mon adolescence à la Russie, je sentais que cet abîme des siècles était beaucoup moins grand entre le Russe actuel, même soviétique, et le Russe de la sainte Russie. Et en effet, il ne s'agissait alors pas de siècles, mais de décennies. La révolution faisait encore partie du passé récent, pour moi qui suis née trente-cinq ans après qu'elle se fût produite. Alors que la France avait commencé à dériver depuis beaucoup plus longtemps. Depuis la révolution, mais aussi depuis la renaissance, et qu'est-ce qui avait amené cette renaissance? Comment me greffer spirituellement sur la France, quand l'Eglise elle-même reniait ce qu'elle avait été, et l'esprit qui avait présidé à l'élaboration séculaire de notre pays? C'est là que l'orthodoxie est venu pour moi combler cet abîme des siècles, comme me le disait le père Barsanuphe: "Pourquoi regretter le moyen âge, depuis que vous êtes orthodoxe, n'êtes-vous pas intérieurement au moyen âge?"
J'avais senti que cet abîme des siècles, cette faille n'existaient pas chez les Russes dès que j'avais connu leur littérature. Si je lisais les écrivains français du XIX° siècle, je me trouvais déjà piégée dans la modernité, "loin et seule", tandis que les écrivains russes me plongeaient dans un monde apparemment moderne mais en substance profondément médiéval. Dans l'histoire russe, il y avait la rupture du schisme des vieux-croyants, l'occidentalisation forcée de la noblesse par Pierre le Grand, et les fâcheuses influences occidentales sur la liturgie, l'iconographie et l'architecture des Russes. Et puis la révolution, naturellement. Mais même dans les films soviétiques, le courant de la source originelle passait encore.
De sorte que ma patrie s'est révélée plus inscrite dans le temps que dans l'espace, plus spirituelle que génétique, et je n'ai pu la retrouver que par ce détour russe qui m'a fait franchir "l'abîme des siècles". Dans la Russie contemporaine, on trouve des mutants de la modernité et l'on trouve encore pas mal de gens qui vivent dans la continuité de l'entité russe millénaire, alors qu'en France, même l'Eglise s'est acharnée à déraciner la population, elle s'est déracinée elle-même, son pape nous voue à la disparition, et la paysannerie a été plus sûrement laminée par l'Union Européenne que la paysannerie russe par les massacres de la collectivisation.
J'avais senti que cet abîme des siècles, cette faille n'existaient pas chez les Russes dès que j'avais connu leur littérature. Si je lisais les écrivains français du XIX° siècle, je me trouvais déjà piégée dans la modernité, "loin et seule", tandis que les écrivains russes me plongeaient dans un monde apparemment moderne mais en substance profondément médiéval. Dans l'histoire russe, il y avait la rupture du schisme des vieux-croyants, l'occidentalisation forcée de la noblesse par Pierre le Grand, et les fâcheuses influences occidentales sur la liturgie, l'iconographie et l'architecture des Russes. Et puis la révolution, naturellement. Mais même dans les films soviétiques, le courant de la source originelle passait encore.
De sorte que ma patrie s'est révélée plus inscrite dans le temps que dans l'espace, plus spirituelle que génétique, et je n'ai pu la retrouver que par ce détour russe qui m'a fait franchir "l'abîme des siècles". Dans la Russie contemporaine, on trouve des mutants de la modernité et l'on trouve encore pas mal de gens qui vivent dans la continuité de l'entité russe millénaire, alors qu'en France, même l'Eglise s'est acharnée à déraciner la population, elle s'est déracinée elle-même, son pape nous voue à la disparition, et la paysannerie a été plus sûrement laminée par l'Union Européenne que la paysannerie russe par les massacres de la collectivisation.