les 3 D... |
Je reviens de Moscou, une route difficile, neige, congères... et là bas, sans l’aide d’Aliocha, le gendre du père Valentin, je n’aurais pas trouvé de place pour garer ma voiture. Il est impossible de se garer pour plusieurs jours sur un parking payant. Ou alors quelque part dans la ville, et autant venir en bus et prendre un taxi. Pour cette raison, j’envisage parfois de déménager à Rostov, où s’arrête le train qui va à la gare de Iaroslavl, à 5 minutes à pied de chez le père Valentin, en 2 heures et demie, ce que je mets pour m’y rendre en voiture, et je ne sais combien de temps je serai encore capable de le faire. Rostov est aussi une plus jolie ville, qui n’a pas été complètement défigurée, comme Pereslavl. Il y a le musée d’art populaire, le père Alexandre qui m’adore, Liéna, qui chante du folklore et du chant “znamenié”. Mais déménager demande tellement d’énergie....
Chez le père
Valentin et ses enfants, je me sens complètement en famille, cela me fait du
bien d’aller les voir. La famille, c’est important pour moi et je n’ai pas pu
créer la mienne. Nous parlions avec le père Valentin d’un Français qui, devenu
orthodoxe en Russie au XVII° siècle, avait au moment du schisme choisi le camp
des vieux croyants, ce qui lui avait valu d’être martyrisé. Bien que le père
Valentin, en dépit de sa sympathie pour eux, n’approuve pas les positions
théologiques des vieux-croyants, il comprend ce Français et dit que quel que
soit le choix religieux des gens, nikoniens, vieux-croyants, et même
catholiques, s’ils mouraient au nom du Christ, ils allaient directement le
rejoindre. Je partage tout à fait ce point de vue, et lui ai parlé de mon amie
catho qui a aidé Nadia la chevrière.
Son sermon du
dimanche portait sur le massacre des saints innocents, il était court et
percutant, comme d’habitude. Il a dit que le Christ était né dans un monde qui,
dès le départ, ne le recevait pas, malgré la féerie des bergers, des anges et
des rois mages, et que pour savoir si une personne, une figure politique, une
idéologie, une philosophie étaient marqués du sceau du diable, il suffisait de
regarder si elle allait dans le sens de la volonté divine ou contre elle,
consciemment et obstinément, jusqu’au massacre de ceux qui la suivaient.
Je lui ai raconté les déboires administratifs du père Alexandre, qui fait le Don Quichotte local et s'attire bien des ennuis, et il y a pris un vif intérêt, me donnant à ce propos quelques conseils et contacts, puis il m'a demandé: "Croyez-vous que le père Alexandre soit capable de taper quelqu'un sur la gueule?" J'ai consulté Nil: "Oui, oui, a-t-il répondu, sans problèmes!"
J’étais venue
aussi raccompagner Nil, qui devait prendre le train pour Oulianovsk, ou comme
dit le père Valentin, Simbirsk, nom que portait cette jolie ville de marchands
avant d’avoir eu le malheur de donner naissance à Lénine. Sérioja était chez
ses parents à Klin, et lui avait pris un billet d’avance, je l’ai accompagné à
la gare de Kazan pour avoir l’occasion d’apercevoir ce cher nounours de balalaiker que j’aime
comme s’il était mon neveu ou mon filleul. Quand il m’a enlacée sur le quai, à son arrivée, j’ai vu qu’il était
malheureux, il a vu que j’avais pris un coup de vieux après mes deux mois de
maladie, et nous sommes restés les yeux dans les yeux, avec ces constatations
réciproques sur le coeur : « Comment allez-vous, Lora ?
- Ca va
maintenant, je perds mes cheveux et la mémoire !
- L’important, c’est
que vous soyez en vie, venez avec nous, on fera la fête... »
Il n’avait pas
une tête de fête, mais je regrettais de ne pas m’être arrangée pour l’accompagner,
bien que l’équipée eût été bien fatigante. Laisser Nil me rendait également
mélancolique, après tout ce temps de cohabitation. J’espère qu’ils s’entendront
bien, qu’ils seront l’un à l’autre utiles. Je suis restée un moment sur le
quai, à prier pour eux, puis je suis allée chez Dany boire un coup de pinard et dîner avec elle et Iouri, trois covidés rescapés dans le théâtre du Poète... J’étais
complètement chavirée, car me revenaient tous les états émotifs extrêmes que j’avais
traversés autrefois avec mes bonshommes, avec les cosaques, avec les 3D, avec Micha et avec Sérioja, lorsqu’ils venaient chez moi picoler
et faire de la musique, la tendresse que j’avais pour eux, la compassion, la
proximité d’âme. Les femmes russes m’emmerdent souvent, surtout celles de ma génération,
mais j’adore les hommes russes, et j’avais observé alors qu’ils me rappelaient
certains enfants de mes classes de maternelle dont je savais déjà qu’ils ne s’adapteraient
jamais au monde contemporain de merde, non plus que moi-même, et ne feraient qu’y
prendre sans arrêt des baffes plein la gueule. Mais en plus grand, plus fort,
plus alcoolique, moins contrôlable et néanmoins tout aussi vulnérables, tout
aussi terriblement touchants et attachants. Je comprenais ce que j’oublie
parfois, pourquoi je suis ici: parce que j’aime ces gens, parce que tous ceux
que je fréquente depuis plus ou moins longtemps ici, m’émeuvent et me
bouleversent. Je me disais qu’il me
fallait entamer une ascension progressive, mettre à profit le sursis que Dieu
me donne, ce surplus d’années dont parle le psaume, car j’atteins la limite qu’il
indique « soixante-dix ans, parfois quatre vingts, le reste n’est que
peine et douleur », pour monter vers Dieu et tirer avec moi les miens,
morts et vivants, et tous mes garçon perdus, comme un Peter Pan transfiguré.