Skountsev m’a invitée à un concert au lycée orthodoxe de la communauté saint Alexis, sur la route de Moscou, à 20 km d’ici. Il m’a prévenue la veille. J’y suis allée volontiers
J’avais envisagé
de m’installer dans cette communauté, et on m’avait
fait l’offre de construire, le terrain était gratuit, la maison bâtie par
l’équipe locale. Mais plusieurs choses m’avaient arrêtée : des animaux
sauvages en cage (pour les gosses), des chiens à la chaîne (toujours pour les
gosses), des animaux empaillés (encore pour les gosses). Or j’ai une idée
differente de la pédagogie, les enfants doivent apprendre à aimer et respecter
les animaux et la vie sauvage. Et puis j’avais cru comprendre que tout était
géré par le prêtre fondateur, même l’argent des résidents, qu’il fallait
remplir ses obédiences, et prendre ses repas en commun, une sorte de monastère
laïc. Comme m’avait dit alors Sérioja : « C’est une belle petite
prison que vous vous préparez là, Laura ! »
Cependant, ce
concert a été pour moi un grand moment. Cela se passait dans le gymnase du
lycée, et le cadre n’était pas précisément festif, Skountsev et son équipe ne
ressortaient pas du tout sur ce fond tristounet. Mais comme d'habitude, le
maître a dépoté un maximum, et les gosses ont réagi avec un enthousiasme que je
n’attendais pas. A la fin, ils sont même allés danser, et pas n’importe
comment, à la russe, et même avec des
sabres. Un garçon a fait une démonstration d’accordéon qui lui a valu les
compliments de Skountsev. Comme quoi, quand les enfants reçoivent une éducation
exigeante, ils sont sensibles à une thématique poétique et héroïque, à l’épopée,
comme ce fut le cas pendant des millénaires. Et cette thématique héroïque et
guerrière n’engendre pas la violence, comme le croient les imbéciles, mais
apprennent à la canaliser, lui confèrent une noblesse, un code de comportement.
Je ne pense pas que les enfants que j’ai vus applaudir Skountsev iraient
torturer des animaux, tabasser un garçon seul à plusieurs ou violer une petite
fille... Curieux d’ailleurs que ce que l’on n’accepte pas chez les cosaques soit
admis dans le domaine des arts martiaux asiatiques.
Ce que je me
demande en revanche, c’est comment ces jeunes gens normaux trouveront leur
place dans un monde de plus en plus anormal, quand ils sortiront du vase clos
de ce lycée en pleine campagne. Mais on ne peut plus envisager d’adapter des
gosses à cet asile de fous sans s’associer à une entreprise criminelle de déshumanisation.
Ma voisine Ania me dit qu’Aliocha n’a absolument pas le temps de faire quoi que
ce soit d’autres que des milliers de devoirs et que l’école habituelle n’est
plus un moyen d’instruire mais d’abrutir. Il ne peut ni jouer d’un instrument,
ni faire du sport, ni même se promener ou jouer dehors.
Le prêtre qui
dirige la communauté saint Alexis déplore que ses élèves, qui ont tous un haut
niveau, se détournent des métiers manuels ou du travail de la terre, allant
grossir les rangs des diplômés surabondants au lieu de les revaloriser pour le plus grand profit du peuple russe. Mon
beau-père qui avait brillemment passé son bac latin grec avait préféré rester à
la ferme, car il ne supportait pas la ville. J’ai eu de petits élèves dont je
voyais clairement qu’ils n’entreraient pas dans le moule scolaire et universitaire,
mais qui pouvaient trouver leur place dans les métiers manuels ou l’agriculture; et je le dis sans la nuance de mépris que mettaient dans ce genre d’observations
tant d’instituteurs et de professeurs, plutôt avec le regret que la mentalité
moderne leur impose obligatoirement ce qui pour eux est un carcan, un
instrument de torture, au lieu de leur permettre de devenir ce qu’ils sont. Il
est aussi des diplômés qui finalement retournent à la terre ou à l’artisanat,
et le vivent comme une libération.
J’avais laissé
tomber mon sac, et un de ces enfants me l’a obligemment ramassé. Tous ceux que
nous croisions nous saluaient avec révérence, j’avais l’impression d’avoir
changé d’époque.
Dans l’équipe de
Skountsev, j’ai retrouvé, outre son fils Fédia, des gars de cet été, du
festival « le Bouclier d’Or », notemment
Sergueï, le mari de la belle Sacha. Ils m’ont embrassée comme si j’étais de
leur famille, se sont pris en photo avec moi, et m'ont donné rendez-vous l'été prochain sur les bords de la rivière Khapior. Nous avons dîné avec
le prêtre, et chanté des vers spirituels à sa table, c’était très beau, je
partais dans une autre dimension et un autre temps, à travers ces chants nostalgiques et purs. Après quoi, les cosaques
devaient revenir à Moscou, et moi à Pereslavl, au sein d’une tempête de neige
comme j’en ai rarement vu. Je n’ose penser au temps qu’ils ont dû mettre à
rejoindre leurs logements. De mon côté, peu de circulation, mais prise dans un
tourbillon incessant de moucherons blancs, je ne voyais pas grand chose.
La neige n'arrête pas de tomber. J’ai déneigé aujourd’hui à grand peine, tout sera à recommencer demain. C’est impressionnant. La ville est complètement ensevelie sous les congères.
Vidéo et album de photos du concert par le directeur du lycée, Evgueni Iliouchine