Le matin de l'Ascension, le père Andreï m'a dit que le soir même, c'était les vigiles de la fête votive de l'église, l'icône de la Vierge de Vladimir. Il y aurait monseigneur Théoctyste, il fallait venir... A la tête que j'ai faite, il a éclaté de rire: "Ah l'Orthodoxie, c'est dur!"
C'est que je suis épuisée par le chambardement opéré chez moi, j'imagine ce que donnerait un déménagement complet, avec des travaux, déjà que ceux de ma petite entrée n'ont pas de fin... Mais je ne regrette rien, à la limite, je suis presque reconnaissante au voisin de m'y avoir contrainte, à mon bureau, j'ai l'impression d'être dehors, le vent passe d'une fenêtre à l'autre, avec les chants d'oiseaux et l'odeur des narcisses, je vois à nouveau défiler les nuages, la lumière jouer dans les arbres et les fleurs. Et le jardin se déplace au nord est, plus loin du perturbateur. J'ai commencé à planter de ce côté.
Je suis revenue le soir à l'église, mais notre évêque était souffrant, et il n'y avait pas grand monde, mais je ne sais pas ce qui s'est produit, je n'ai pas vu passer le temps et je me retrouvais dans une sorte d'enfance, pleine de lumière et de roses, une enfance paisible et joyeuse. Un jeune diacre chantait comme un ange, et les anges semblaient descendre l'écouter, discrets et innocents, juste perceptibles à une sorte de densité vibrante qui traversait mon coeur.
Les paroissiennes de notre cathédrale sont caressantes et attentives, à l'office de l'Ascension, même la majestueuse directrice d'école à la retraite débordait de bienveillance, il circule entre les fidèles de notre cathédrale un palpable courant d'amour. Natacha, qui vend les cierges, voyant que je n'avais pas eu de prosphore, m'a offert du thé, et la directrice a insisté pour qu'on en tirât une d'une mystérieuse réserve.
C'est ici l'été, ou ce qui en tient lieu, et j'essaie de profiter de chaque minute. Quand passent en fôlatrant le soleil avec le vent, entre deux nuées, entre deux ondées, je sors à leur rencontre. J'écoute leurs chansons, j'admire leurs splendides sortilèges, je contemple étendue les nuées qu'ils dispersent, escaladent et traversent, comme deux petits enfants radieux dans le chaos désert de formidables ruines.
Les rossignols chantent de toutes parts. Je suis restée un moment, avant d'aller me coucher, à écouter leurs notes mystérieuses, étoiles invisibles et sonores d'une nuit orageuse, avec au loin de brefs et vastes éclairs.
On dirait ici que la terre, l'eau et le ciel sont constemment brassés et mélangés, le lac fuit dans les nuages en colonnes ascensionnelles bourgeonnantes, la pluie se déverse entre deux arc-en-ciels, les chemins sertissent dans leur boue des flaques où se mire la lumière.
Je bénis Dieu d'être en vie, et de voir, entendre, sentir tout cela. J'ai lu il y a quelques temps un article sur la prière perpétuelle et la façon discrète et progressive dont elle s'installe. Je n'éprouve pas de ravissements extatiques, mais je me sens comment dire? Embarquée, toute fantaisiste que je puisse être. Comme si on m'avait tendu la main pour me faire traverser la passerelle, et me voici sur le pont, avec Pereslavl, Rostov et leurs étrangers. "Merci de vos nouvelles qui nous apportent toujours beaucoup de bonheur tant elles répandent de joie et surtout témoignent de votre foi inébranlable, vécue loin du monde et des idées reçues", m'écrit la mère Hypandia. Je n'avais pas du tout l'impression d'avoir une foi inébranlable, mais peut-être que ça vient, que cela ressemble à ce que j'éprouve. D'après ce que j'ai compris, même les plus grands saints avaient de longues périodes de grisaille et de luttes ingrates, c'est même peut-être à cela qu'on les reconnaît. J'ai toujours pensé que je ne luttais pas, en tous cas, je ne me ruais pas au combat, mais qu'est-ce que ça veut dire, lutter? Quand il y a des choses que l'on ne peut accepter, on finit par lutter sans savoir qu'on lutte, pour continuer à exister, pour ne pas être réduit à ces armures vides que laissent les cigales quand elles muent...
Macha, la fille du père Valentin, me dit au téléphone qu'elle ne veut même pas parler de la guerre, que de telles choses ne devraient pas se produire au XXI° siècle. De telles choses ne devraient pas se produire, c'est sûr, mais pourquoi davantage au XXI° siècle que, par exemple, au XIII°? "Parce que, me dit-elle, les gens étaient plus barbares.
- Comment ça, plus barbares?
- Ils prenaient les choses plus simplement, la vie humaine n'avait pas la même valeur, alors qu'avec l'avènement de l'humanisme, chaque vie s'est mise à compter..."
Etonnant comme ces idées pénètrent jusque dans la cervelle des jeunes femmes orthodoxes.
En fait, depuis l'humanisme, c'est chacun sa merde, et comme on n'a qu'une vie, on n'a pas l'intention de se la laisser gâcher. Et pourtant, on nous la gâche dans les grandes largeurs, on en fait très bon marché. Est-ce que la vie individuelle comptait pour les révolutionnaires progressistes de l'humanisme triomphant? Le XX° siècle est sans doute le plus meurtrier de l'histoire et pour le XXI°, j'ai l'impression que nous sommes bien partis...
J'éprouve jusqu'au fond de l'âme la reconnaissance de pouvoir vivre en paix dans cet ilôt de Pereslavl Zalesski, et cela, malgré les maisons hideuses, vivre parmi des gens qui ont encore de la personnalité, des réactions naturelles, suivre des processions, sortir entre amis, vivre en paix. Je plains de tout mon coeur ceux qui sont pris dans la tourmente, partout où l'on a mis la discorde, une discorde qui n'aurait pas lieu d'être et qu'on a soigneusement attisée. En même temps, cette horreur durait depuis huit ans, on a peut-être maintenant une chance de la voir prendre fin.