Extrait:
Fédia, à l’étape de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser
compagnie au convoi pour revenir au village. Alors que tout le monde était
couché au monastère saint Nicétas, il annonça au détachement cosaque son
intention d’aller se baigner nuitamment dans la source de saint Nicétas le
stylite, ce qui déclencha toutes sortes de commentaires grivois auxquels il fit
semblant de ne rien comprendre. Il se fit ouvrir la porte et s’esquiva
discrètement à cheval.
La lune inondait la surface du lac,
et des nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et
métalliques. Il longeait ses vastes berges escarpées et désertes, couvertes de
graminées et de fleurs sauvages que balayait un vent doux. Avec exaltation, il
revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit
pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide, baigna ses joues d’eau fraîche,
laissa son cheval boire et marcher tout seul. Le monastère, posé sur la
colline, se désintégrait dans la pénombre brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient
des étoiles sourdes audessus de l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.
Il atteignit le hameau, et vit
qu’une lumière brillait encore, à la fenêtre de l’isba où vivait la rouquine,
une faible lumière. Il attacha son cheval à distance, dans un bosquet, et
s’approcha pieds nus, ses bottes à la main. Il enjamba la barrière. Le chien,
qui le reconnut, vint le renifler en jappant, il le caressa pour le faire
taire. La porte s’entrouvrit et il chuchota : « Paracha… C’est moi. Yarilo… »
Il voyait sa chevelure rousse enflammée par la lueur qui provenait de
l’intérieur de l’isba. Elle s’élança à sa rencontre, et il la reçut sur sa
poitrine, entre ses bras ouverts qu’il referma aussitôt, la faisant tourner et
la soulevant, et l’embrassant à pleine bouche. Elle l’entraîna dans l’isba, où
elle lui annonça qu’elle était enceinte, et qu’elle aurait de lui un enfant magnifique,
car son mari ne lui en avait jamais donné, mais Yarilo l’avait investi, lui,
Fédia, pour remédier à cet état de choses. « Comment pourrait-il te faire un
enfant, il n’est jamais là ? » s’étonna Fédia.
Elle éclata de rire : « Il est parti
faire un chantier, à Yaroslavl.
– Et il est content de la perspective ?
– Oui, il est content, nous aurons quelqu’un pour s’occuper de nous, dans
nos vieux jours…
– Je suis heureux de vous avoir
rendu ce service… »
Fédia en était vraiment heureux. Si
le tsar le faisait mourir demain, sa descendance continuerait à danser sur la
plage pour la saint-Jean d’été.
Il fit passionnément l’amour avec la rouquine, puis passa aux choses
sérieuses : « Dis-moi, Paracha, tu m’as parlé des puissances cachées et du
sachet qui les faisait voir…
– Oui, oui, barine chéri, ce sont des champignons… Tu sais le rouge, avec
des petits points blancs…
– Le tue-mouches ?
– Ne te trompe pas dans les doses. Dans un sachet, tu as juste la dose,
avec d’autres ingrédients qui tempèrent. Tu veux essayer ? »
Elle lui confectionna une potion.
Fédia était un peu anxieux, mais il lui faisait confiance. Il l’ingurgita, elle
aussi, et ils sortirent dans la prairie, sous les étoiles. Ils s’éloignèrent
vers le lac, à travers le bois. Fédia entendait les moindres bruits avec une
netteté inhabituelle, et il voyait les visages frustes et bosselés des arbres
qui tanguaient à sa rencontre, leurs prunelles d’ombre mouvante, leurs
multiples mains dansantes, leurs bouches qui ruminaient le vent, et la lune
aveuglante, et les ponts de lumière que se lançaient de l’un à l’autre les
astres dans la nuit. Tout cela fonctionnait ensemble, le ciel et la clairière,
les arbres et le lac, dont il s’approchait fasciné, et qui le regardait de ses
innombrables yeux fugaces, bleuâtres sur l’eau noire, et étrangement malicieux,
presque impudents.
« Barine, barine, souffla sa compagne, ne va pas là-bas, tu serais une
proie de choix pour les ondines… »
Il entrouvrit les lèvres dans un
sourire enivré : « Je n’ai pas peur d’elles. Ce sont elles qui pourraient avoir
peur de moi ! Je n’ai encore jamais violé d’ondine !
– Barine, écoute-moi, il ne faut pas faire le présomptueux… écoute-moi. Si
tu veux te baigner, il faut se concilier les ondines. Je vais t’apprendre cela…
»
Paracha prit dans le sac qu’elle avait apporté, avec une couverture qu’elle
étendit sur l’herbe, du pain, dont elle alla jeter quelques morceaux en
offrande, dans le lac. Puis elle se mit à chanter de son étrange voix perçante
:
« La semaine des ondines,
les voilà toutes assises
Oui, tôt le matin, les voici assises
Les ondines étaient assises
Tôt le matin, elles regardaient les filles
Elles regardaient les filles, elles
leur demandaient :
Hé les filles, donnez-nous une chemise
Tôt le matin, donnez-nous une chemise,
Une jolie chemise verte bien brodée,
Oh, tôt le matin, bien brodée. »[1]
Fédia se déshabilla et se glissa dans l’eau, qui était déjà un peu fraîche,
mais son corps brûlait. Il fit quelques brasses dans ces ténèbres glissantes,
et les vit qui le convoitaient de leurs prunelles brillantes, avec leurs
longues chevelures, et leurs membres souples, couleur de lune. Elles traçaient
une ronde autour de lui, dans un nuage de bulles, et lui disaient des mots
aquatiques inaudibles. Paracha l’avait protégé, elles n’approchaient pas, mais
ce n’était pas l’envie qui leur en manquait, et elles essayaient de le
persuader de venir plus près, avec des sourires enjôleurs.
Paracha vint le rejoindre dans l’eau et traça autour de lui des signes de
croix, pour les faire reculer, puis, le prenant par la main, elle le ramena au
rivage. Elle le fit asseoir dans l’herbe, et s’étendre sur la couverture
qu’elle avait apportée. Le vent passait sur eux avec des frôlements soyeux. Son
esprit en suivait les moindres mouvements, en percevait les moindres murmures,
par-delà, les stridulations des grillons, et soudain, le cri terrifiant d’un
oiseau de nuit qui venait de loin, se rapprochait, et traversait l’espace. «
Barine, dit la jeune femme, c’est dangereux pour toi comme pour moi de venir me
voir.
– Je voudrais apprendre ce que tu
sais…
– Il n’est pas sûr que l’idée soit bonne. Qui apprend trop vieillit vite….
– Je t’apprends l’amour, tu m’apprends la magie…
– Tu n’as pas besoin d’apprendre la magie, barine, tu es la magie. Je veux
mettre ton bel enfant au monde, le nourrir et l’élever, sans qu’on vienne ici
me faire mourir avec lui, tu comprends ? »
Fédia, pris de vertige, lui saisit la main. Il lui semblait que la lune
l’aspirait comme un gouffre. « Tu vas te marier, barine, dit-elle.
– Moi ? Tu plaisantes ?
– Avec une belle princesse, très jeune, plus jeune que toi. On te la
prépare déjà…
– Je ne veux pas me marier. Je peux mourir du jour au lendemain…
– Tu l’aimeras, tu auras des enfants avec elle. C’est parce que tu es magique,
que le tsar t’aime, barine.
– Mais je vais changer et mûrir, me couvrir de poils et de barbe, comme mon
père et comme le tsar. »
La jeune femme se retourna sur le ventre pour le regarder, sous la lune. Il
avait juste une ombre de duvet soyeux sur la lèvre supérieure. Elle lui massa
le visage et souffla doucement dessus : « Cela ne viendra pas tout de suite, et
tu seras ensuite un très beau loup velu avec des joues qui piquent ! »
Des nuages écharpés se déchiraient au ciel, la lune maléfique roulait entre
eux comme une balle, qu’ils se disputaient à coups de becs et de griffes. « Tu
restes encore longtemps, barine ?
– Deux ou trois jours… »
Fédia eut tout à coup peur que le
tsar, en l’envoyant à Pereslavl, l’eût précisément dirigé sur l’origine du
pétale d’iris, des gousli et du collier d’amulettes, et en eut froid dans le
dos. Une présence montait dans le ciel, comme un immense archange glacial et
fulgurant.
« Écoute-moi, dit Paracha la
rouquine, je vais te transmettre mes dons. »
Elle se releva et se mit à tourner autour de lui, tantôt chantant et tantôt
chuchotant, dans un sens puis dans l’autre, et ses cheveux volaient, ses yeux
brillaient, il lui semblait voir parfois une petite fille et parfois une
vieille femme. Il ne comprenait pas les mots qu’elle disait. Il avait le
vertige. L’archange fuligineux plongeait au loin, dans le lac, ses pieds d’or,
et levait un glaive rayonnant qui fendait les nuées obscures. Elle s’arrêta,
posa ses paumes sur les siennes, et il sentit une grande chaleur irradier ses
bras, presque jusqu’aux coudes. « Je ne transmets pas de mauvais dons, je ne
fais pas cela, barine. Tu pourras soigner : les verrues, les brûlures, les maux
de tête, les articulations. Ton tsar aura mal à la tête, tu mettras tes mains
sur ses tempes, sur son front, comme cela, sur sa nuque, et cela lui passera,
barine. Il sera content, car il aura de plus en plus mal à la tête, et mal aux
os, et fais bien attention, des gens cherchent toujours à l’empoisonner, mais
toi, tu devineras le poison dans les coupes. Il te suffira de sentir le liquide
ou les aliments, et je te donnerai aussi des contrepoisons, mais pour les
simples, il faut juste apprendre, et les dons, c’est autre chose. Tu lui
donneras le sommeil, tu le lui donnes déjà. Et pour les mots, les mots qu’il
faut dire, tu les trouveras seul, les mots des forces, de tes forces… Ceux qui
te viendront sur les lèvres seront les bons, car la magie est en toi… »
Elle posa les doigts sur la bouche
du garçon, sa chair vibrait, il claquait des dents. Depuis la forêt monta un
long cri modulé, mélancolique. Et Fédia aperçut un loup qui s’aventurait dans
la prairie. Il serra la main de la rouquine, qui restait impassible, fascinée.
C’était un loup parfaitement noir, avec des yeux phosphorescents. Les pieds de
Fédia lui semblaient pousser de profonds prolongements dans la terre, sa tête
ballait dans le vent et les étoiles, comme la cime des arbres, la main de la
rouquine était son seul point d’humanité brûlante, tout le reste se fondait
dans le végétal, l’animal et le minéral environnant. Il voyait le loup avancer
avec calme, comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils n’étaient qu’une partie
de la forêt, mais c’était quand même sur eux qu’il se dirigeait, sur eux que se
posaient ses yeux brillants, deux croissants de lune dans le velours mat de son
pelage. Il les renifla, décrivit autour d’eux deux ou trois voltes. Puis il
s’éloigna.