Translate

Affichage des articles dont le libellé est Mes livres. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Mes livres. Afficher tous les articles

lundi 8 janvier 2024

Le tsar et les ados

 

Une amie de Iouri, Elena, qui a une petite maison d’édition, me propose de me récupérer après que mon éditeur précédent a mis la clé sous la porte sans prévenir. Elle est intelligente, profonde, sensible, idéaliste et honnête. Mais je pense qu’elle n’a pas les moyens de payer des traductions. J’ai Epitaphe en cours de traduction, mais je ne pourrai pas faire plus sans sponsors. Il me reste à souhaiter qu'Epitaphe devienne un best-seller, pour elle et pour moi...

Elle m’a écrit sur Iarilo et Parthène des choses qui me sont allées droit au coeur et m’a demandé la permission de citer mes chroniques. Echange de bons procédés, je la cite sur moi-même !

D’abord, je dois dire que dans mes années d’enfance et d’adolescence, j’étais passionnée par Ivan le Terrible. J’ai pratiquement grandi non loin de la Sloboda. Nous avions une datcha près d’Alexandrov, que je considérais comme ma seule véritable maison, et ces coins comme ma petite patrie. Chaque année, je visitais la Sloboda. Vers 13 ans, j’achetai et lu un roman de deux tomes sur Ivan le Terrible et le métropolite Philippe et ensuite sur ses motifs, j’écrivis une pièce historique en vers. Alors je dessinai au pastel le portrait du tsar par Vaznetsov, et il resta quelques temps sur mon mur... en gros, le thème m’est proche. Et votre traitement du type psychologique du Terrible me semble très exact. En tous cas, selon ma conception. Et de même votre description du tsar Fiodor, que l’on abaisse habituellement d’une façon très injuste, ce qui m’a toujours blessée. Le roman lui-même est écrit de façon captivante, on n’a pas envie de le laisser, on a envie de le lire jusqu’au bout. Le second tome m’a davantage intéressée que le premier, et j’y ai rencontré un motif que je voulais jouer dans un récit, mais je n’ai jamais pu m’y mettre. Vous écrivez là que le tsar se retrouve entouré d’enfants, comme s’ils étaient les seuls à pouvoir le supporter. Dans mon récit, je voulais mettre en scène le tsar dans ses dernières années et un enfant (le fils d’un serviteur, peu importe), qui aurait simplement eu compassion de cet être à l’âme malade,  réellement très malheureux, et en lequel celui-ci aurait vu ce qu’il était lui-même, avant que les boyards ne l’eussent perverti, lui-même, tel qu’il aurait pu être, s’il avait eu une enfance normale ; il aurait vu et pleuré sa propre âme pure et capable d’aimer, perdue sans retour. J’aurais voulu jouer ce motif. Et je l’ai trouvé chez vous.

Ivan le Terrible, c’est d’abord une immense tragédie. La sienne et celle de la Russie. Si Anastasia était restée en vie, il ne se serait pas produit en lui cet effondrement, et nous aurions eu un tout autre règne, celui du début de son gouvernement. Le gouvernement d'un Tsar par nature exceptionnellement doué, un gouvernement glorieux, sur le plan militaire, civique et culturel. Un véritable épanouissement de la Russie... Tout aurait continué comme cela, sans perte fatale ni intérêts particuliers et infidélité de tous les côtés, quand près de son lit de douleur, même les plus mesurés (Sylvestre) discutaient de la manière de priver son héritier du trône, et il serait entré dans l’histoire comme un second « soleil de la Terre russe ». Mais tout cela lui a brisé l’âme, et la seconde moitié de son règne, c’est déjà un autre homme, un homme malade, qui se torture et torture. Une personnalité coupée en deux. Et le bilan de cette division, de ces affaires sanglantes et de cette débauche, ce sont les troubles et l’effondrement au lieu de la gloire et de la puissance, que laissait prévoir le début de son règne.

Je ne peux pas me faire « l’avocate » du Terrible. Beaucoup de ses actions sont beaucoup trop graves et cruelles. Et les tentatives actuelles de le présenter comme un « saint » me paraissent en quelque sorte... également un genre de maladie. Le bourreau ne peut être mis au rang de ses victimes, même s’il a beaucoup souffert lui-même... Mais je ne peux pas ne pas pleurer ce Souverain tel qu’il fut au début et tel qu’il aurait dû entrer dans l’Histoire. Tel qu’il fut prévu par Dieu. Et le sort de la Russie, qui n’a pas vu se réaliser ce souverain. Et je ne peux pas examiner sa personnalité et son destin sur un seul plan, sans prendre en considération toutes les facettes, c’est-à-dire, à proprement parler, les causes de cette tragédie. Vous l’avez, je me souviens, comparé à un personnage de Dostoievski. Oui, mais d’une autre dimension... Ici, c’est un abîme, sombre, effrayant. Mais en même temps, attirant en cela que le crime et le châtiment s’interpénètrent, le méfait s’allie au tourment et au remords, et l’on a envie de comprendre, de saisir. Ce n’est pas le mal qui est intéressant en lui-même, mais ce mélange de choses inconciliables. Et bien sûr, la comparaison avec Staline ou autres morts-vivants du même genre, est complètement déplacée. Chez les Staline et leurs semblables, aucun remords de conscience n’a jamais été évoqué, en raison de l’absence d’organe correspondant... C’étaient des tueurs pragmatiques, qui anéantissainet les gens « avec énergie et en masse ». Aucun « Dieu qui se bat avec le diable », mais seulement le diable triomphant. Et en ce sens, ils ne sont pas intéressants.

Très étrange est la réaction de celle qui « défend » Basmanov. C’est aussi une espèce de folie... D’après moi, vous l’avez plutôt réhabilité. D’ailleurs, c’est une image très réussie.  Je ne jugerai pas de la véracité historique, mais comme personnage, comme exemple d’homme aspiré par l’abîme qui trouve quand même la force de lui résister, comme exemple de rétablissement d’une âme quasiment damnée sans retour. C’est intéressant d’un point de vue psychologique, et plein d’enseignement d’un point de vue spirituel.

Je suis très touchée qu'ayant grandi dans des pays et culture différents, et à des époques différentes, nous ayons ressenti toutes deux les choses de la même manière, et à peu près au même âge, comme si le tsar cherchait vraiment un écho dans les coeurs d'enfants. Je crois profondément que le tsar Ivan était tel que nous l'avons compris; peut-être son âme cherchait-elle à nous le faire percevoir. C'est pourquoi je prie pour lui. Je prie le métropolite Philippe d'intercéder pour mon livre et ceux que j'y ai fait figurer.  Je trouve infiniment plus intéressant, respectueux et productif d'essayer de comprendre ce personnage dans sa complexité paradoxale que d'en faire le saint qu'il n'était pas, ou une caricature idéologique. 

Son idée que la Russie aurait eu un tout autre destin si Anastasia n'était pas morte et si Ivan n'avait pas perdu le nord me fascine, je ne m'étais pas posé la question. Car en effet, il aurait pu lui donner une grande impulsion, tout en la gardant orthodoxe, sans les dérives occidentalistes des Romanov. Cela aurait peut-être pu éviter à toute l'Europe, en gardant un second pôle chrétien puissant et différent, de verser dans le maelstrom ténébreux du judéo-protestantisme anglosaxon qui a fini par se transformer en trou noir, aspirant la Russie dans sa chute. Je me demande à quoi elle aurait ressemblé à la fin de son règne, s'il n'avait été perturbé de la sorte.

Nicolas Bonnal m'a envoyé un article très intéressant, un commentaire d'extraits du journal d'un écrivain de Dostoievski, consacrés à sa visite de l'Angleterre, et c'est assez complémentaire de nos réflexions sur Ivan le Terrible. Quand j'avais lu Dostoievski, j'avais eu l'étrange impression qu'à seulement quelques décennies de ma naissance, dans un monde irrémediablement coupé de ses sources par la modernité, existait encore un empire qui gardait  le contact avec les siennes, une foi médiévale, une société paysanne et aristocratique presque exempte de bourgeois, mais si, il y en avait, Pierre le Grand avait massivement transformé ses nobles en fonctionnaires, il y en avait suffisemment pour permettre l'avènement de la "grande révolution"... Dostoiveski s'en rendait compte, il discernait la contamination de son univers encore sain par cette atroce maladie occidentale dont l'Europe était en train de crever, sous l'apparent triomphe anglais qui parasitait la terre entière. Quand j'avais lu les descriptions des bas-fonds de Londres par Jack London, j'y avais d'ailleurs vu la préfiguration du Goulag. Une transformation du peuple en une foule d'esclaves mécaniques corvéables à merci par ceux-là même qui, au lieu de le gouverner, se conduisent en colonisateurs. 

J'ai mis un moment à mettre le nez dedans, je ne sais d'ailleurs pas comment fait Nicolas pour lire autant, écouter et regarder autant, et trouver le moyen de recenser tout cela, de correspondre et d'écrire, moi, je suis en complète surchauffe, et réponds à la définition du problème donnée ici par Ariane Bilheran: 




J'ai regardé une flash-mob dans un centre commercial à Saratov, où les participants entonnent des chants de Noël traditionnels, et cela m'a complètement fascinée. C'est l'irruption d'une autre dimension dans un univers factice et moche, dont elle souligne tout à coup le caractère insupportable, avilissant, anti humain. Les gens écoutent, enchantés, leurs visages changent. Il leur arrive l'écho de ce qui était profondément nous, de cette lumière, de cette innocence, de cette espérance, et la hideur de leurs oripeaux utilitaires saute tout à coup aux yeux avec une évidence épouvantable, des oripeaux d'esclaves, de bouffons. C'est peut-être pour éviter ce genre de prises de conscience que l'on nous prive de tout cela et qu'on atrophie les organes spirituels qui permettent de le percevoir?




jeudi 4 janvier 2024

L'écho d'un coeur absent - Plus au nord

 Je viens de faire paraître un recueil de poèmes, les premiers que j'ai écrits. Après avoir commencé à chanter du folklore avec les cosaques, je me suis mise à écrire des chansons, puis des vers. Jusque là, j'avais eu trop de complexes, mais le folklore m'a appris à créer, comme les oies migrent, sans trop se soucier si les gens vous jettent des fleurs ou vous tirent des coups de fusil, par nécessité atavique. Bon, les fleurs, c'est quand même mieux que les coups de fusil.


Psychopompe

 

 

Lasse d’attendre et d’espérer

J’espère en Dieu.

Michel archange au ciel arqué

Ailes de feu, glaive dressé,

De nous auras-tu donc pitié,

Quand  nous viendrons à trépasser ?

Parmi les astres écumeux

Sur nous poseras-tu les yeux

Quand nous menant auprès de Dieu

Tu nous découvriras les cieux ?

 

Nous n’avons pas su, de nos ans,

Tirer de l’or et de l’argent,

Nous avons tout dilapidé,

Nous voici vieux et fatigués

Il n’est plus temps.

 

Bel Archange prend donc pitié

De nous et puis de nos parents.

Conduis-nous comme des enfants,

Avec eux dans l’éternité,

Dans les grands champs illuminés

D’après le temps.

 

D’après le temps qui a passé

Sur nous, sans qu’au fond de nos cœurs,

S’éteigne le reflet sacré,

Sous le vent sombre des malheurs.

 

Un peu de vie dans la poussière

Qui fleurira dans la lumière,

Si Dieu le veut et nous reçoit

Aux champs dorés de l’au-delà.

 



mardi 20 décembre 2022

Pub

 

Extrait:

Fédia, à l’étape de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser compagnie au convoi pour revenir au village. Alors que tout le monde était couché au monastère saint Nicétas, il annonça au détachement cosaque son intention d’aller se baigner nuitamment dans la source de saint Nicétas le stylite, ce qui déclencha toutes sortes de commentaires grivois auxquels il fit semblant de ne rien comprendre. Il se fit ouvrir la porte et s’esquiva discrètement à cheval.

 La lune inondait la surface du lac, et des nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et métalliques. Il longeait ses vastes berges escarpées et désertes, couvertes de graminées et de fleurs sauvages que balayait un vent doux. Avec exaltation, il revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide, baigna ses joues d’eau fraîche, laissa son cheval boire et marcher tout seul. Le monastère, posé sur la colline, se désintégrait dans la pénombre brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient des étoiles sourdes audessus de l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.

 Il atteignit le hameau, et vit qu’une lumière brillait encore, à la fenêtre de l’isba où vivait la rouquine, une faible lumière. Il attacha son cheval à distance, dans un bosquet, et s’approcha pieds nus, ses bottes à la main. Il enjamba la barrière. Le chien, qui le reconnut, vint le renifler en jappant, il le caressa pour le faire taire. La porte s’entrouvrit et il chuchota : « Paracha… C’est moi. Yarilo… »

Il voyait sa chevelure rousse enflammée par la lueur qui provenait de l’intérieur de l’isba. Elle s’élança à sa rencontre, et il la reçut sur sa poitrine, entre ses bras ouverts qu’il referma aussitôt, la faisant tourner et la soulevant, et l’embrassant à pleine bouche. Elle l’entraîna dans l’isba, où elle lui annonça qu’elle était enceinte, et qu’elle aurait de lui un enfant magnifique, car son mari ne lui en avait jamais donné, mais Yarilo l’avait investi, lui, Fédia, pour remédier à cet état de choses. « Comment pourrait-il te faire un enfant, il n’est jamais là ? » s’étonna Fédia.

 Elle éclata de rire : « Il est parti faire un chantier, à Yaroslavl.

– Et il est content de la perspective ?

– Oui, il est content, nous aurons quelqu’un pour s’occuper de nous, dans nos vieux jours…

 – Je suis heureux de vous avoir rendu ce service… »

 Fédia en était vraiment heureux. Si le tsar le faisait mourir demain, sa descendance continuerait à danser sur la plage pour la saint-Jean d’été.

Il fit passionnément l’amour avec la rouquine, puis passa aux choses sérieuses : « Dis-moi, Paracha, tu m’as parlé des puissances cachées et du sachet qui les faisait voir…

– Oui, oui, barine chéri, ce sont des champignons… Tu sais le rouge, avec des petits points blancs…

– Le tue-mouches ?

– Ne te trompe pas dans les doses. Dans un sachet, tu as juste la dose, avec d’autres ingrédients qui tempèrent. Tu veux essayer ? »

 Elle lui confectionna une potion. Fédia était un peu anxieux, mais il lui faisait confiance. Il l’ingurgita, elle aussi, et ils sortirent dans la prairie, sous les étoiles. Ils s’éloignèrent vers le lac, à travers le bois. Fédia entendait les moindres bruits avec une netteté inhabituelle, et il voyait les visages frustes et bosselés des arbres qui tanguaient à sa rencontre, leurs prunelles d’ombre mouvante, leurs multiples mains dansantes, leurs bouches qui ruminaient le vent, et la lune aveuglante, et les ponts de lumière que se lançaient de l’un à l’autre les astres dans la nuit. Tout cela fonctionnait ensemble, le ciel et la clairière, les arbres et le lac, dont il s’approchait fasciné, et qui le regardait de ses innombrables yeux fugaces, bleuâtres sur l’eau noire, et étrangement malicieux, presque impudents.

« Barine, barine, souffla sa compagne, ne va pas là-bas, tu serais une proie de choix pour les ondines… »

 Il entrouvrit les lèvres dans un sourire enivré : « Je n’ai pas peur d’elles. Ce sont elles qui pourraient avoir peur de moi ! Je n’ai encore jamais violé d’ondine !

– Barine, écoute-moi, il ne faut pas faire le présomptueux… écoute-moi. Si tu veux te baigner, il faut se concilier les ondines. Je vais t’apprendre cela… »

Paracha prit dans le sac qu’elle avait apporté, avec une couverture qu’elle étendit sur l’herbe, du pain, dont elle alla jeter quelques morceaux en offrande, dans le lac. Puis elle se mit à chanter de son étrange voix perçante :

 

« La semaine des ondines,

les voilà toutes assises

 Oui, tôt le matin, les voici assises

 Les ondines étaient assises

Tôt le matin, elles regardaient les filles

 Elles regardaient les filles, elles leur demandaient :

 Hé les filles, donnez-nous une chemise

Tôt le matin, donnez-nous une chemise,

Une jolie chemise verte bien brodée,

 Oh, tôt le matin, bien brodée. »[1]

 

Fédia se déshabilla et se glissa dans l’eau, qui était déjà un peu fraîche, mais son corps brûlait. Il fit quelques brasses dans ces ténèbres glissantes, et les vit qui le convoitaient de leurs prunelles brillantes, avec leurs longues chevelures, et leurs membres souples, couleur de lune. Elles traçaient une ronde autour de lui, dans un nuage de bulles, et lui disaient des mots aquatiques inaudibles. Paracha l’avait protégé, elles n’approchaient pas, mais ce n’était pas l’envie qui leur en manquait, et elles essayaient de le persuader de venir plus près, avec des sourires enjôleurs.

Paracha vint le rejoindre dans l’eau et traça autour de lui des signes de croix, pour les faire reculer, puis, le prenant par la main, elle le ramena au rivage. Elle le fit asseoir dans l’herbe, et s’étendre sur la couverture qu’elle avait apportée. Le vent passait sur eux avec des frôlements soyeux. Son esprit en suivait les moindres mouvements, en percevait les moindres murmures, par-delà, les stridulations des grillons, et soudain, le cri terrifiant d’un oiseau de nuit qui venait de loin, se rapprochait, et traversait l’espace. « Barine, dit la jeune femme, c’est dangereux pour toi comme pour moi de venir me voir.

 – Je voudrais apprendre ce que tu sais…

– Il n’est pas sûr que l’idée soit bonne. Qui apprend trop vieillit vite….

– Je t’apprends l’amour, tu m’apprends la magie…

– Tu n’as pas besoin d’apprendre la magie, barine, tu es la magie. Je veux mettre ton bel enfant au monde, le nourrir et l’élever, sans qu’on vienne ici me faire mourir avec lui, tu comprends ? »

Fédia, pris de vertige, lui saisit la main. Il lui semblait que la lune l’aspirait comme un gouffre. « Tu vas te marier, barine, dit-elle.

– Moi ? Tu plaisantes ?

– Avec une belle princesse, très jeune, plus jeune que toi. On te la prépare déjà…

– Je ne veux pas me marier. Je peux mourir du jour au lendemain…

– Tu l’aimeras, tu auras des enfants avec elle. C’est parce que tu es magique, que le tsar t’aime, barine.

– Mais je vais changer et mûrir, me couvrir de poils et de barbe, comme mon père et comme le tsar. »

La jeune femme se retourna sur le ventre pour le regarder, sous la lune. Il avait juste une ombre de duvet soyeux sur la lèvre supérieure. Elle lui massa le visage et souffla doucement dessus : « Cela ne viendra pas tout de suite, et tu seras ensuite un très beau loup velu avec des joues qui piquent ! »

Des nuages écharpés se déchiraient au ciel, la lune maléfique roulait entre eux comme une balle, qu’ils se disputaient à coups de becs et de griffes. « Tu restes encore longtemps, barine ?

 – Deux ou trois jours… »

 Fédia eut tout à coup peur que le tsar, en l’envoyant à Pereslavl, l’eût précisément dirigé sur l’origine du pétale d’iris, des gousli et du collier d’amulettes, et en eut froid dans le dos. Une présence montait dans le ciel, comme un immense archange glacial et fulgurant.

 « Écoute-moi, dit Paracha la rouquine, je vais te transmettre mes dons. »

Elle se releva et se mit à tourner autour de lui, tantôt chantant et tantôt chuchotant, dans un sens puis dans l’autre, et ses cheveux volaient, ses yeux brillaient, il lui semblait voir parfois une petite fille et parfois une vieille femme. Il ne comprenait pas les mots qu’elle disait. Il avait le vertige. L’archange fuligineux plongeait au loin, dans le lac, ses pieds d’or, et levait un glaive rayonnant qui fendait les nuées obscures. Elle s’arrêta, posa ses paumes sur les siennes, et il sentit une grande chaleur irradier ses bras, presque jusqu’aux coudes. « Je ne transmets pas de mauvais dons, je ne fais pas cela, barine. Tu pourras soigner : les verrues, les brûlures, les maux de tête, les articulations. Ton tsar aura mal à la tête, tu mettras tes mains sur ses tempes, sur son front, comme cela, sur sa nuque, et cela lui passera, barine. Il sera content, car il aura de plus en plus mal à la tête, et mal aux os, et fais bien attention, des gens cherchent toujours à l’empoisonner, mais toi, tu devineras le poison dans les coupes. Il te suffira de sentir le liquide ou les aliments, et je te donnerai aussi des contrepoisons, mais pour les simples, il faut juste apprendre, et les dons, c’est autre chose. Tu lui donneras le sommeil, tu le lui donnes déjà. Et pour les mots, les mots qu’il faut dire, tu les trouveras seul, les mots des forces, de tes forces… Ceux qui te viendront sur les lèvres seront les bons, car la magie est en toi… »

 Elle posa les doigts sur la bouche du garçon, sa chair vibrait, il claquait des dents. Depuis la forêt monta un long cri modulé, mélancolique. Et Fédia aperçut un loup qui s’aventurait dans la prairie. Il serra la main de la rouquine, qui restait impassible, fascinée. C’était un loup parfaitement noir, avec des yeux phosphorescents. Les pieds de Fédia lui semblaient pousser de profonds prolongements dans la terre, sa tête ballait dans le vent et les étoiles, comme la cime des arbres, la main de la rouquine était son seul point d’humanité brûlante, tout le reste se fondait dans le végétal, l’animal et le minéral environnant. Il voyait le loup avancer avec calme, comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils n’étaient qu’une partie de la forêt, mais c’était quand même sur eux qu’il se dirigeait, sur eux que se posaient ses yeux brillants, deux croissants de lune dans le velours mat de son pelage. Il les renifla, décrivit autour d’eux deux ou trois voltes. Puis il s’éloigna.



[1] Incantation populaire

Le livre existe en version électronique