Le peintre Alexandre Savielev est venu me peindre. J’aime beaucoup ses portraits puissants et très vivants, qui ne sont pas forcément flatteurs, surtout quand on n’est plus un perdreau de l’année. Me voici immortalisée, et Rita aussi. Il m’a dit qu’il trouvait les animaux très difficiles à peindre, il s’en est vraiment bien sorti, Rita est criante de vérité, on dirait un petit coeur battant. Je suis dévorée par le bleu, ce qui traduit une certaine réalité..
C’était la fête
du transfert des reliques du saint métropolite
Philippe des Solovki à Moscou, où elles reposent depuis le XVII° siècle.
Comme me le fait toujours remarquer mon amie Liouba, j’ai été logée par
l’Ambassade et j’ai acquis ensuite un appartement juste à côté de l’endroit où
on était allé accueuillir ces reliques en procession et où une église rappelle
l’évènement.
Je suis allée aux vigiles puis à la liturgie le lendemain. En sortant de ma voiture, j’ai vu que ma tante m’appelait, mais je n’ai pas pu répondre. A l’église, j’étais dans un état de tristesse lumineuse et de grâce, d’acceptation et de consolation, je ressentais tout le trajet de ma vie et son mystère. J’ai entendu dire que ma cousine s’adressait à son père défunt pour demander de l’aide, et moi, j’ai toujours demandé de l’aide pour les miens défunts, l’intercession des saints et la miséricorde de Dieu. Cependant, l’autre jour, regardant la photo de mon père, je lui ai dit : « En fin de compte, tu es le seul qui ait été vraiment croyant dans cette famille, et si comme je le crois, tu es à la bonne place, joins tes prières aux miennes, là bas, pour les nôtres vivants et morts. »
Et curieusement, il est depuis beaucoup plus présent dans mes pensées, je dirais encore plus présent. Comme si je lui avais ouvert une porte. C'est curieux, cette relation que j'ai gardé plus ou moins toute ma vie avec mon père disparu. Oui, ces jours-ci, j'ai vraiment l'impression qu'il est là quand je lui parle.
Le portrait d'Alexandre est le troisième de ma vie, le premier avait été fait par un peintre peu connu et oublié, Cazassus, qui exposait sur la plage de Sainte-Maxime. Il avait voulu me peindre parce qu'il me trouvait très romantique. J'avais onze ans. Maman avait acheté le tableau, je l'ai toujours, il est dans ma chambre. A ma grande surprise, il m'avait peinte en vert, j'attendais plutôt du bleu, comme chez Alexandre, et avec cette cage et ces oiseaux qui en sont sortis, mais qui restent dessus comme si cela ne valait pas la peine de s'envoler. Je me souviens qu'il m'avait fait poser près du café de la plage, les pieds dans le sable et un pull jeté sur les épaules.
Le troisième, c'est moi qui l'avais fait à l'aquarelle, j'avais vingt cinq ans. Ces trois tableaux, indépendamment de la qualité artistique des uns et des autres, me paraissent tout à coup former des jalons dans le cours de mon existence. Comme on dit, avant après! De la petite fille à la vieille en passant par la jeune femme. Seule du début à la fin. Ratatinée avec Rita dans tout ce bleu!
J'ai discuté avec une cousine qui m'a dit: "Je n'ai pas vécu ma vie". C'est justement la caractéristique de notre époque, nous sommes très nombreux à ne pas vivre notre vie. Pourtant moi, j'ai vraiment essayé, désespérément essayé, je crois même y être plus ou moins parvenue, cahin caha, pour certaines choses, je ne me suis jamais faite à l'idée que ma vie pouvait m'être volée par des vampires invisibles. Le pire moment, ce furent mes débuts dans l'éducation nationale en banlieue. Comme si j'étais définitivement tombée au royaume des morts vivants, quand j'ai réussi à partir travailler en Russie, j'ai eu l'impression de m'arracher in extremis au naufrage définitif, accrochée par une seule plume à l'oiseau de feu.