Grand froid et ténèbres que percent les étoiles et dissipe brièvement un jour raccourci, dans le désordre immobile de nuées lâches et brillantes. Je suis allée faire un tour du côté du marécage, pour prendre l'air glacial et m'obliger à marcher. Là bas, sur les chemins sauvages, je peux porter des bottes de feutre, qui tiennent chaud et évitent de glisser, elles adhèrent à la neige. En ville, où je peux difficilement m'exhiber avec de telles chaussures, j'ai peur de tomber, encore un signe de l'âge, un réflexe que je n'avais pas encore il y a trois ou quatre ans.
Du haut de la berge du lac, Pereslavl, transfiguré par la neige, retrouve son harmonie perdue, autour des coupoles étincelantes du monastère saint Nicolas. Les toitures de métal aux couleurs criardes sont toutes réunifiées par la blancheur ambiante.
Cela sent Noël, les Russes sortent les guirlandes scintillantes qui resteront jusqu'à Pâques, jusqu'au retour de la lumière. Je n'ai pas encore eu le temps ni l'énergie d'installer les miennes, et pourtant, j'ai conservé la passion des étoiles, des angelots, des crèches, des sapins, des boules, de tout ce qui luit et réjouit. Au pays de France, où il n'y avait pas bien souvent de la neige, combien je rêvais dans mon enfance des magies hivernales qui se déploient autour de ma vieillesse!
Dany était bouleversée d'apprendre, sur le blog de Karine Bechet-Golovko, que les députés de la Douma avaient légalisé l'usage du smartphone à l'école.
http://russiepolitics.blogspot.com/2023/12/culte-numerique-la-russie-legalise.html .
En effet, il y a de quoi. Je me souviens de la pression qu'on me mettait, au début des années 2000, quand je travaillais au lycée, pour me faire utiliser internet, dont au début je ne voulais pas, puis pour me le faire utiliser avec les enfants. Je disposais d'un seul ordinateur dans la classe, et c'était la bagarre pour s'en servir, j'y plaçais deux enfants à la fois. Il y avait des petits jeux éducatifs très rigolos, avec des jolies couleurs et plein de petits bruits, un écureuil malin et tout ça. Je pensais que cela plairait à ma mère, elle aimait bien ce genre de choses. Puis de voir les gamins hypnotisés se battre pour ce truc m'a alertée. J'ai tout arrêté. Dessin, peinture, musique, contes, chants traditionnels, rondes et jeux dansés, tout cela avait fait ses preuves, développait l'habileté manuelle, l'aisance corporelle, l'imagination, l'inventivité et la créativité, le sens de la communauté et de la coopération. Lorsqu'on m'amenait un petit être en sucre, en me disant qu'à trois ans il savait se servir d'un ordinateur, je demandais s'il savait enfiler ses chaussures et utiliser un crayon et une paire de ciseaux. Personnellement, je serais pour l'interdiction de toute espèce d'écran jusqu'à l'université, car même des personnes cultivées et forgées ne résistent pas à l'addiction informatique, et je me souviens de Bernard Frinking, le peintre d'icônes, qui passait des heures devant son ordinateur, comme moi-même, et y avait collé un post-it avec une prière destinée à lui permettre de résister à l'attraction fatale.
J'ai vu une nouvelle qui m'a fait réfléchir. Une jeune mariée, dans un costume russe stylisé, s'est vu refuser, au ZAGS, l'institution chargée des mariages, l'enregistrement du sien parce qu'elle était "déguisée". C'est-à-dire qu'elle était déguisée parce qu'elle était en costume vaguement russe, au demeurant très joli. N'importe quel style d'abat jour ruché ou de pièce montée de tulle blanc, n'importe quelle tenue provocante ou grotesque de couleur blanche et d'allure contemporaine vulgos et universelle aurait passé la rampe, mais pas une tenue d'inspiration russe, et cela, alors que le président Poutine ne cesse de parler des traditions nationales... Cela m'a fait penser aux réactions furibondes que suscitent parfois les chants folkloriques, alors qu'on est complètement tolérant aux radios qui nous dégueulent dessus, à un volume prohibitif, des "musiques" insupportables, capables de faire tourner le lait des vaches et geler l'eau en zig-zags... Eh bien c'est-à-dire que forcément, quand pendant des décénnies, on a présenté les costumes russes comme des déguisements, les chants russes comme des trucs de sauvages, l'architecture russe comme une survivance du passé honteux d'un peuple obscur, on obtient une fonctionnaire formatée à mort, qui, devant une charmante coiffe de mariée inspirée par celles d'autrefois, voit positivement rouge. J'imagine la bâtisse en plastique de cette créature, sa coiffure et ses vêtements, et son jardin tondu à mort, avec des fleurs au garde-à-vous dans de petits massifs idiots.
Je ne doute pas que les députés qui ont légalisé les smartphones pour les gosses soient exactement du même tonneau. Cela fait cent ans que les décisions sont prises par des imbéciles, dans la plupart de nos pays auparavant restés encore normaux. Eux-mêmes déformés dans des écoles idéologiques vouées au culte du Progrès et de l'avenir radieux, et cela de chaque côté du rideau de fer, par des assassins de Mozart en série. Je me souviens même d'une directrice de maternelle de banlieue qui ne cessait de murmurer avec lucidité: "C'est Mozart qu'on assassine"... Ils ont légalisé le smartphone pour les gosses de la même façon que leurs prédécesseurs avaient fait planter du maïs dans le grand nord ou importé la berce du Caucase pour nourrir les vaches, qui n'en voulaient pas, et au lait desquelles cette peste végétale, impossible à éradiquer, donnait un goût détestable.
Pourtant, les adorateurs du Progrès matérialiste exponentiel devraient bien finir par s'interroger sur ses effets, dont on voit de plus en plus le caractère destructeur et satanique, et s'intéresser à ceux qui, réellement scientifiques, explorent d'autres voies. Ceux-là rencontrent l'expérience spirituelle millénaire qui s'exprime dans toute oeuvre poétique et qu'a si bien reflétée Evgueni Vodolazkine dans son roman "les quatre vies d'Arséni", inspiré justement par la sainte Russie des ténèbres qui donne des boutons aux fonctionnaires en costar.
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Le problème est que leur vision du monde est si réductrice qu'elle a positivement fait d'une partie de l'humanité une espèce mutante particulièrement nuisible pour son environnement, ses semblables et ses propres enfants, dont les miracles de la mémoire génétique ne les sauve pas toujours.
Cependant, si Karine écrit que le niveau de ses étudiants a baissé, Olga, l'autre soir, se réjouissait de celui des siens, autant sur le plan intellectuel que sur le plan moral.