Hier, j’ai dit en confession au père Andreï que j’avais un sentiment latent d’angoisse, malgré la foi et l’espoir que je conserve, et qu’ayant accidentellement lu, dans un rapport de Laurent Brayard, le récit des sévices inimaginables imposées par la soldatesque otanienne à une jeune fille russe, je n’avais pas pu m’ôter cela de la tête et que cela me retournait les tripes depuis deux jours. Il m’a répondu qu’il ne fallait pas lire ce genre de choses, oui, en général, j’évite. Mais parfois, je lis juste des nouvelles et cela me tombe sous l’oeil comme un trou se dérobe sous des feuilles mortes, et comme dit Katia, on pourrait ne plus se tenir au courant de rien, mais ce n’est pas possible, et garder la distance psychologique de sécurité n’est pas toujours simple. Prier, oui, bien sûr, je le fais. Peut-être pas assez, mais tout dépend ce qu’on entend par là. Je suis quand même toujours plus ou moins branchée sur Dieu ou le caractère sacré de sa création... Cependant, quand on vit ou voit des chose pareilles et qu’on y survit, comment fait-on pour ne pas perdre la raison, et comment discerner le Christ jusque dans ces créatures des ténèbres capables de les commettre ? Le père Andreï me dit que les ménées, où l’on raconte les sévices subis par les martyrs, peuvent nous retourner pareillement et qu’un prêtre catholique était mort d’une cris cardiaque en regardant au cinéma le film de Mel Gibson sur la Passion du Christ.
La soeur
d’une amie, qui réside en France, avec un mari français, lui a dit qu’à la vue
des Ukrainiens sur place, ceux qui s’en vont à l’ouest, elle en était venue à
la conclusion que ces gens-là n’avaient plus d’âme. C’est aussi l’impression
que me fait « l’occident collectif », même dans des expressions
beaucoup plus modérées que les crimes révoltants de ses soudards. Beaucoup de
gens, en occident, n’ont plus d’âme, et la politique de leurs gouvernements est
justement de l’extirper de chacun d’eux. J’ai vu un officier américain l’expliquer
à ses élèves, tout content de lui. Comment parasiter et diriger les esprits des
gens par le biais de nanopuces, il en était très fier. Sans aller jusqu’aux
nanopuces, comme me le disait Mano, on a supprimé tous les anticorps culturels
et spirituels des gens, et ensuite, le consumérisme américain est arrivé comme un vol de rapaces sur ce troupeau sans défense. Sa
vulgarité, son opacité de plastique criard, son clinquant, son vacarme, sa
confusion, ses faux-semblants, sa cupidité, sa sauvagerie impudente, son hypocrisie
et son cynisme. Les hérésies occidentales ont fini par engendrer cette tumeur
cancéreuse d’outre-Atlantique, qui désormais dévore l’Europe originelle,
transformant l’Ukraine en trou noir purulent et infectant plus ou moins la
Russie au passage. Bernanos disait déjà que le monde contemporain est une
immense conspiration contre toute espèce de vie intérieure.
J’ai passé
mon samedi à bricoler, et j’avais mis, pour ce faire, une symphonie d’Arvö Part.
Cependant, cette oeuvre magnifique me faisait un étrange effet, comme si je
regardais déjà ma vie depuis l’autre monde, dans une sorte de béatitude d’outre-tombe.
Il m’arrivait des souvenirs par rafales, et des visions de la France d’autrefois,
parfois les plus triviales, le magasin « monsieur Bricolage » du
centre commercial de Pierrelatte, comme si j’y étais, peut-être parce que l’avant-trou
que j’utilisais venait de là-bas... La Russie où je me trouve m’apparaissait
comme une zone intermédiaire entre la France de ma jeunesse et cette contrée d’outre-tombe
où la musique m’emmenait. Presque une salle des pas perdus dans quelque gare
métaphysique.
J’avais eu
autrefois une grâce particulière, pendant quelques jours d’affilée, j’avais été
transportée, à l’issue d’un moment de prière où j’avais demandé le secours du
Ciel, dans une sorte de zone intermédiaire où plus rien ne m’atteignait, et j’allais
travailler, faire mes courses, la cuisine, la vaisselle, tout en me trouvant
ailleurs, dans cette béatitude étrange, une béatitude que ne donnent pas les
joies les plus sublimes de la vie, une béatitude de l’autre monde. Seule la
musique d’Arvö Part me paraît approcher de cette réalité, où ce que l’on
perçoit de cette vie-ci, la nôtre, n’arrive plus qu’à la façon d’échos confus
et lointains dans une sorte de tourbillon cosmique à la fois serein et
incroyablement puissant qui nous absorbe. Et une sorte de terreur se mêle alors
au ravissement contemplatif, car nous nous trouvons confronté à quelque chose
de si énorme, que notre âme faible ne peut l’intégrer ni peut-être s’y
intégrer. Mais, disait le Christ, pour nous conforter, « il y a plusieurs demeures dans la
maison de mon père »... Il y en aura peut-être une, à ma petite mesure, pour moi, et tout ce qui m'est cher.
C’est d’ailleurs
le souvenir de ce moment qui me revient en mémoire lorsque j’ai l’impression
que le christianisme méprise la vie, toutes les joies que notre corps est
équipé pour éprouver, au nom de toutes les douleurs qui le menacent, de la part
des maladies ou des cruautés qu’on peut exercer sur lui, et qu’il nous faut
éventuellement endurer pour gagner les béatitudes futures de la Jérusalem
céleste. Ces béatitudes sont effectivement d’un autre ordre. Et pourtant, j’ai
dès mon enfance adoré la vie, avec gourmandise, avec goinfrerie, sous ses
aspects triviaux comme sous ses aspects sublimes. Mais même le plus sublime de
la vie semble ne plus avoir cours ailleurs ou n’y parvenir, comme dans la
musique d’Arvö Part, qu’à la façon d’échos confus qui, pour l’instant, me font
mal, me tirent des larmes, laissant sur la grève du départ des photos éparses,
des objets que je n’emporterai pas avec moi, des souvenirs qui m’échappent et
qui n’auront plus de sens pour personne.
D’une certaine façon, dans sa folie, l’humanité toute entière, ou en tous cas, sa partie occidentale, mais elle a plus ou moins infectée toutes les autres, sombre dans une zone intermédiaire, en laissant sur la berge les débris profanés de ce qu’elle avait toujours adoré. Cependant, ce qui l’engloutit, ce ne sont pas les béatitudes éternelles, et il serait temps pour chacun et pour tous, de se préoccuper de l’essence de ce qui se produit.