Je n’ai toujours pas résorbé mon déménagement. Je
crois que j’ai ouvert pourtant le dernier carton. J’y ai trouvé l’accordéon que le
grand-père Dupont avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, un
petit accordéon diatonique au son agréable ; et une boîte où j’avais rangé
des planches à icônes, une loupe que ma grand-mère utilisait pour la broderie,
de bons pinceaux, mon outil de dentiste pour gratter la peinture quand je veux
recommencer, objet précieux que je ne retrouverai nulle part et que ma mère utilisait pour le modelage, et des
coquillages ramassés sur la plage par
Josette, de Cavillargues, pour me permettre d’y broyer mes couleurs.
Je suis allée aux vêpres samedi, à la liturgie
dimanche, confession, communion, le père Andreï avait l’air d’attendre que je
lui récite une liste de péchés circonstanciés, mais en une semaine de temps, à
part mon flirt avec Ivan le Terrible et ma flemme profonde
qui m’a retenue de fréquenter assidûment les offices de la semaine lumineuse,
je n’avais pas eu le temps d’en accumuler des masses.
L’évêque a fait un sermon intéressant sur le
dimanche de Thomas, en disant que l’on ne devait pas avoir honte, ni hésiter à
poser des questions idiotes à l’Eglise et au Seigneur : «Avez-vous des
questions idiotes à poser, pères ? » demande-t-il aux prêtres. Moi,
par exemple, j’en ai plein, des questions idiotes et inconvenantes, dans mon
livre, c’est le jeune Fédia qui les pose au métropolite Philippe; j’ai toujours
eu des questions idiotes à poser, et cela depuis mon enfance, je suis tout à
fait le genre à m’exclamer que le roi est nu, quand je le vois passer nu, même
si la France unanime le voit magnifiquement habillé par les vertus de la
propagande et de l’auto-suggestion.
A la liturgie du dimanche, c’est le père Constantin
qui a fait le sermon. « Thomas était-il le seul à ne pas croire à la
résurrection du Seigneur ? Non, pas du tout, personne n’y croyait, à part
les femmes myrrophores, et l’on pouvait très bien penser que ces pauvres
créatures, bouleversées par l’événement épouvantable, aient pu avoir une
hallucination. D’ailleurs, on continue à le penser généralement. Les gens de sens rassis se croiraient
déshonorés d’y croire, et pourtant, quand on voit la civilisation que cette
résurrection a engendrée, jusqu’au reniement de la Renaissance, la permanence
de son esprit, et le nombre de martyrs et de destructions qu’exige son déracinement…
La Renaissance n’est même pas un retour au paganisme, qui reposait sur des
forces vitales naturelles, mais à une conception luciférienne de l’homme dont
nous voyons les effets aujourd’hui. »
Une femme imposante, qui semble jouer un rôle important
dans la paroisse, m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue à la liturgie du
samedi matin, quand l’évêque avait distribué lui-même des parts de l’artos à
tout le monde, et du coup, elle a décidé de m’en donner un morceau à la
liturgie du mardi suivant, et si jamais je ne venais pas à cette liturgie, qui coïncide, notez bien, avec le
jour de l’anniversaire du père Andreï, eh bien le morceau de l’artos serait à
récupérer auprès de la vendeuse de cierges. Je dois dire qu’elle m’a glacé le sang. Car
sans doute ai-je eu tort de ne pas venir à la liturgie du samedi recueillir un
morceau d’artos auprès de l’évêque mais ce n’est vraiment pas son affaire, et
je pressens une de ces enquiquineuses russes autoritaires chez qui j'éveille aussitôt qu'elles me voient le désir de me régenter.
Pourtant, au cours de ces vêpres et de cette
liturgie, j’ai éprouvé un recueillement et un réconfort qui ne m’avaient pas
été donnés la nuit de Pâques. Il m’est tout à coup venu à l’esprit que tout ce
que je traversais comme désarroi intérieur venait du fait qu’en écrivant mon
livre, j’avais pris sur moi une partie des péchés de mes héros, et qu’il
fallait maintenant les trimbaler avec moi jusqu’à une issue de préférence victorieuse, avec l'aide de Dieu. S'ils me font remonter tant de choses au cœur, c’est qu’ils trouvent un écho en moi. Et nous voilà liés.
Après la liturgie, j’ai été contactée par une
autre enquiquineuse russe, une artiste rencontrée l’été dernier qui se pique de
folklore et s’est lancée, grâce à sa rencontre avec moi, dans l’apprentissage
de la vielle à roue auprès de Skountsev. Elle voulait me présenter des gens. Je
suis allée à sa rencontre, et chez une artiste-peintre, très sympathique, mais
un peu pressée, et ensuite chez un artiste-peintre, tout aussi sympathique, un
homme sensible et intelligent, Vladimir. Elle a exigé de voir ses tableaux, puis de nous emmener visiter une exposition
dans le centre, puis d’aller au café français, où je pensais que l’affaire se
terminerait, mais non : c’était pour acheter des pâtisseries et aller
ensuite chez d’autres artistes, toujours à l’improviste, mais déjà plus loin,
dans un village au bord du lac. Je commençais à en avoir ras le bol, j’avais
envie de silence et de solitude, toutes ces rencontres à toute vitesse et ces
allées et venues me donnaient le tournis.
Le village était comme partout ravagé par les
constructions hideuses et anarchiques, les châteaux en plastique recouverts de
tuile métallique aux couleurs vénéneuses. Ce n’est qu’un gémissement chez tous les artistes russes :
on défigure complètement le pays, et personne ne semble pouvoir arrêter cet
affreux processus. Les amis de mon artiste folkloriste, Maria et Maxime, habitaient dans la
partie ancienne, une isba normale avec un joli terrain, et ils m’ont déterré
des tas de plantes pour mon jardin, je ne pouvais plus les arrêter. Ils partent
bientôt pour Oléron, où ils exposent régulièrement des sculptures, et comme
tous les Russes, ils sont très francophiles. La folkloriste a tout de suite
voulu leur chanter quelque chose, c’est-à-dire la petite route du Seigneur, et
m’invitait à participer, puisque c’est en quelque sorte le numéro 1 de mon hit parade, mais je
n’arrivais pas bien à chanter avec elle, et puis je n’étais pas sûre que ses
copains eussent tellement envie de nous entendre.
Après nous sommes passés chez les voisins, tout
aussi artistes, tout aussi moscovites, tout aussi sympathiques, et nous avons
participé au chachlik en cours. Ma folkloriste a voulu à nouveau chanter la fameuse
chanson, et là, ayant merdé une première fois, j’ai pu l’accompagner de plus
juste manière, et une jeune femme s’est jetée à mon cou pour m’embrasser, une
jeune femme très jolie, violoniste, qui joue sur les énormes bateaux de
croisière, c’est son métier. Après notre prestation, elle nous a diffusé de la
harpe celtique et du jazz manouche avec Django Reinahrdt et Stéphane Grapelli,
c’est sa grande passion.
A ma gauche, une autre jeune femme discutait avec deux
types plus âgés et un beau jeune homme, un peu dégarni, qui avait un visage tourmenté et de grands yeux bleus pleins de détresse. On cherchait à le
dissuader de partir en Europe, ce qui est son rêve, en lui disant que c’était
partout pareil et en me demandant d’exprimer mon avis, avec la
question rituelle : pourquoi avais-je quitté le paradis français pour
Pereslavl-Zalesski ? J’ai récapitulé mon intérêt pour la Russie, sa
littérature, ses traditions populaires etc., l’orthodoxie, les exhortations du
père Placide. Et puis j’ai mis carrément les pieds dans le plat : l’Europe,
on est en train de la faire disparaître, d’éliminer sa population indigène, sa
foi, ses monuments, sa civilisation, sa culture, l’Europe connaît son année 17
et l’on ne peut que redouter ce qui va s’ensuivre. « Mais, lui dis-je, allez-y, vous
pourrez toujours revenir si ou quand cela tournera mal ».
Le jeune homme m’inspirait une grande compassion.
C’était un musicien, lui aussi, visiblement un grand sensible, trop profond
pour son époque, je ne pensais vraiment pas que l’Europe allait apporter des
solutions à ses problèmes existentiels. Il semble chercher l’âme-sœur, est-ce
bien l’endroit ad hoc que l’occident, où des féministes délurées tournent en
dérision les "sentiments petits-bourgeois" ? Je connais des jeunes femmes
intelligentes et bonnes mais comme par un fait exprès, ce beau prince éploré
ne les rencontre pas, ou ne les voit pas, et réciproquement sans doute. J’avais
le même genre de regard à trente ans, mais sa copine la violoniste, par ailleurs
tout à fait charmante, semblait mieux dans sa peau, une jeune femme aventureuse et marrante qui profite de la vie. Cependant elle nous a raconté qu’ayant eu l’occasion de
jouer, à Hambourg, sur le piano de Brahms, elle en avait été si émue, qu’elle s’était
mise à pleurer. Et elle avait compris à cette occasion, que les Russes n’avaient
pas la mentalité européenne, car les Allemands qui l’entouraient n’avaient
absolument pas compris sa réaction et l’avaient prise pour une folle.
Je regardais la clôture qui séparait de leurs voisins la maison de Maria et Maxime, une vieille clôture grisâtre, festonnée, à claire-voie, qui se fondait avec les arbres environnants. De temps en temps, il faut refaire les clôtures, mais le moment où elles sont le plus belles, c'est quand elles prennent la couleur de l'écorce et laissent passer la lumière.
Tandis que nous devisions tous, un orage a éclaté,
il est tombé des trombes d’eau, il s’est mis à faire froid, et sur le chemin du
retour, le premier arc-en-ciel de l’été a décrit au dessus du monastère saint
Nicétas illuminé un cercle multicolore parfait.