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mercredi 8 mai 2019

Matinée de printemps


Ca y est, nous avons basculé dans notre courte et suave belle saison. J’ai éteint le chauffage et passé pour la première fois ma tondeuse mécanique, pour une tonte sélective, qui laisse des espaces sauvages, ou à moitié sauvages, mais structure l’espace. Il souffle du lac un vent doux et puissant, à l’image du peuple russe au cours de son histoire, à la fois nonchalant et plein d’une force passive capricieuse et insaisissable, d’un potentiel d’énergie et de violence, mais aussi de contemplation et d’accomplissement mystique, oui, c’est là tout ce que je ressens dans ce vent printanier et solaire de Pereslavl, qui se parfume aux blancs et innombrables petits encensoirs du poirier en fleur. Le prunier, lui, se couvre de perles blanches, le ciel est presque sans nuages, ce qui est rare, ici.
Mon jardin est toujours en retard par rapport à ceux d’autres endroits de la ville. Est-ce son côté marécageux ? Ou bien les plantes, encore récentes, ont besoin de faire leur trou ? Il y en a auxquelles je renonce : le terrain n’est pas pour elles. J’ai commandé de la rhubarbe, et je vais installer plus de fougères et d’astilbes, elles poussent comme du chiendent, Les iris des marais, aussi.
Il fait si bon que l’on pourrait oublier tous les signes sinistres de la grave maladie qu’est devenue notre civilisation pour la planète, maladie des âmes humaines qui s’avilissent toujours plus dans le reniement de leur destinée spirituelle.  Et pourtant, dès que je quitte mon jardin et ma maison, j’en vois tous les symptômes, la laideur des habitations, des vêtements, des sons discordants de notre existence mécanique, et nos monceaux d’ordures, imputrescibles et immondes.  Les gens du quartier encombrent notre unique container avec les branches des arbres qu’ils taillent, au lieu de réduire tout cela en morceaux qu’ils pourraient utiliser pour fertiliser leur jardin, je ne mets rien d’organique dans le fichu container, le résultat, c’est qu’on n’a plus de place pour jeter les déchets de plastique, verre ou métal qui se retrouvent le long des chemins.
Je n’ai pas trop de temps ou de forces pour le potager, il s’installera sans doute petit à petit. J'ai fait primer l'esthétique sur l'alimentaire...
Parfois, je me dis que cet îlot de beauté que je me fais sera ce qui m’amènera au départ dans une relative paix intérieure, tandis qu’on profane Notre Dame et le centre de Paris avec des innovations high tech prétentieuses et qu’on bousille à Moscou et ailleurs les derniers vestiges de la Russie féerique que j’ai  aimée. Il viendra un moment où, sans doute, je finirai par me concentrer, comme mon évêque, uniquement sur Pereslavl et ses environs, où il y aurait déjà bien assez à faire. Peut-être même que Dieu nous ramènera à des dimensions humaines et normales en détraquant tout notre système hideux et son électronique, alors nous pourrons peut-être panser quelque peu les plaies de la terre avant le retour du Christ que, malgré ma profonde inadéquation à ce qu’Il réclame de moi, j’appelle de tous mes vœux, tant ce qui se déroule et se prépare me fait horreur.

bien caché mais reconnaissable: c'est Rom!


lundi 6 mai 2019

Mondanités dominicales


Je n’ai toujours pas résorbé mon déménagement. Je crois que j’ai ouvert pourtant  le dernier carton. J’y ai trouvé l’accordéon que le grand-père Dupont avait gagné à une loterie au Vietnam dans les années 50, un petit accordéon diatonique au son agréable ; et une boîte où j’avais rangé des planches à icônes, une loupe que ma grand-mère utilisait pour la broderie, de bons pinceaux, mon outil de dentiste pour gratter la peinture quand je veux recommencer, objet précieux que je ne retrouverai nulle part et que ma mère utilisait pour le modelage, et des coquillages ramassés  sur la plage par Josette, de Cavillargues, pour me permettre d’y broyer mes couleurs.
Je suis allée aux vêpres samedi, à la liturgie dimanche, confession, communion, le père Andreï avait l’air d’attendre que je lui récite une liste de péchés circonstanciés, mais en une semaine de temps, à part mon flirt avec Ivan le Terrible et ma flemme profonde qui m’a retenue de fréquenter assidûment les offices de la semaine lumineuse, je n’avais pas eu le temps d’en accumuler des masses.
L’évêque a fait un sermon intéressant sur le dimanche de Thomas, en disant que l’on ne devait pas avoir honte, ni hésiter à poser des questions idiotes à l’Eglise et au Seigneur : «Avez-vous des questions idiotes à poser, pères ? » demande-t-il aux prêtres. Moi, par exemple, j’en ai plein, des questions idiotes et inconvenantes, dans mon livre, c’est le jeune Fédia qui les pose au métropolite Philippe; j’ai toujours eu des questions idiotes à poser, et cela depuis mon enfance, je suis tout à fait le genre à m’exclamer que le roi est nu, quand je le vois passer nu, même si la France unanime le voit magnifiquement habillé par les vertus de la propagande et de l’auto-suggestion.
A la liturgie du dimanche, c’est le père Constantin qui a fait le sermon. « Thomas était-il le seul à ne pas croire à la résurrection du Seigneur ? Non, pas du tout, personne n’y croyait, à part les femmes myrrophores, et l’on pouvait très bien penser que ces pauvres créatures, bouleversées par l’événement épouvantable, aient pu avoir une hallucination. D’ailleurs, on continue à le penser généralement.  Les gens de sens rassis se croiraient déshonorés d’y croire, et pourtant, quand on voit la civilisation que cette résurrection a engendrée, jusqu’au reniement de la Renaissance, la permanence de son esprit, et le nombre de martyrs et de destructions qu’exige son déracinement… La Renaissance n’est même pas un retour au paganisme, qui reposait sur des forces vitales naturelles, mais à une conception luciférienne de l’homme dont nous voyons les effets aujourd’hui. »
Une femme imposante, qui semble jouer un rôle important dans la paroisse, m’a demandé pourquoi je n’étais pas venue à la liturgie du samedi matin, quand l’évêque avait distribué lui-même des parts de l’artos à tout le monde, et du coup, elle a décidé de m’en donner un morceau à la liturgie du mardi suivant, et si jamais je ne venais pas à cette liturgie, qui coïncide, notez bien, avec le jour de l’anniversaire du père Andreï, eh bien le morceau de l’artos serait à récupérer auprès de la vendeuse de cierges.  Je dois dire qu’elle m’a glacé le sang. Car sans doute ai-je eu tort de ne pas venir à la liturgie du samedi recueillir un morceau d’artos auprès de l’évêque mais ce n’est vraiment pas son affaire, et je pressens une de ces enquiquineuses russes autoritaires chez qui j'éveille aussitôt qu'elles me voient le désir de me régenter.
Pourtant, au cours de ces vêpres et de cette liturgie, j’ai éprouvé un recueillement et un réconfort qui ne m’avaient pas été donnés la nuit de Pâques. Il m’est tout à coup venu à l’esprit que tout ce que je traversais comme désarroi intérieur venait du fait qu’en écrivant mon livre, j’avais pris sur moi une partie des péchés de mes héros, et qu’il fallait maintenant les trimbaler avec moi jusqu’à une issue de préférence victorieuse, avec l'aide de Dieu.  S'ils me font remonter tant de choses au cœur, c’est qu’ils trouvent un écho en moi. Et nous voilà liés.
Après la liturgie, j’ai été contactée par une autre enquiquineuse russe, une artiste rencontrée l’été dernier qui se pique de folklore et s’est lancée, grâce à sa rencontre avec moi, dans l’apprentissage de la vielle à roue auprès de Skountsev. Elle voulait me présenter des gens. Je suis allée à sa rencontre, et chez une artiste-peintre, très sympathique, mais un peu pressée, et ensuite chez un artiste-peintre, tout aussi sympathique, un homme sensible et intelligent, Vladimir. Elle a exigé de voir ses tableaux,  puis de nous emmener visiter une exposition dans le centre, puis d’aller au café français, où je pensais que l’affaire se terminerait, mais non : c’était pour acheter des pâtisseries et aller ensuite chez d’autres artistes, toujours à l’improviste, mais déjà plus loin, dans un village au bord du lac. Je commençais à en avoir ras le bol, j’avais envie de silence et de solitude, toutes ces rencontres à toute vitesse et ces allées et venues me donnaient le tournis.
Le village était comme partout ravagé par les constructions hideuses et anarchiques, les châteaux en plastique recouverts de tuile métallique aux couleurs vénéneuses. Ce n’est qu’un gémissement chez tous les artistes russes : on défigure complètement le pays, et personne ne semble pouvoir arrêter cet affreux processus. Les amis de mon artiste folkloriste, Maria et Maxime, habitaient dans la partie ancienne, une isba normale avec un joli terrain, et ils m’ont déterré des tas de plantes pour mon jardin, je ne pouvais plus les arrêter. Ils partent bientôt pour Oléron, où ils exposent régulièrement des sculptures, et comme tous les Russes, ils sont très francophiles. La folkloriste a tout de suite voulu leur chanter quelque chose, c’est-à-dire la petite route du Seigneur, et m’invitait à participer, puisque c’est en quelque sorte le numéro 1 de mon hit parade, mais je n’arrivais pas bien à chanter avec elle, et puis je n’étais pas sûre que ses copains eussent tellement envie de nous entendre.
Après nous sommes passés chez les voisins, tout aussi artistes, tout aussi moscovites, tout aussi sympathiques, et nous avons participé au chachlik en cours. Ma folkloriste a voulu à nouveau chanter la fameuse chanson, et là, ayant merdé une première fois, j’ai pu l’accompagner de plus juste manière, et une jeune femme s’est jetée à mon cou pour m’embrasser, une jeune femme très jolie, violoniste, qui joue sur les énormes bateaux de croisière, c’est son métier. Après notre prestation, elle nous a diffusé de la harpe celtique et du jazz manouche avec Django Reinahrdt et Stéphane Grapelli, c’est sa grande passion.
A ma gauche, une autre jeune femme discutait avec deux types plus âgés et un beau jeune homme, un peu dégarni, qui avait un visage tourmenté et de grands yeux bleus pleins de détresse. On cherchait à le dissuader de partir en Europe, ce qui est son rêve, en lui disant que c’était partout pareil et en me demandant d’exprimer mon avis, avec la question rituelle : pourquoi avais-je quitté le paradis français pour Pereslavl-Zalesski ? J’ai récapitulé mon intérêt pour la Russie, sa littérature, ses traditions populaires etc., l’orthodoxie, les exhortations du père Placide. Et puis j’ai mis carrément les pieds dans le plat : l’Europe, on est en train de la faire disparaître, d’éliminer sa population indigène, sa foi, ses monuments, sa civilisation, sa culture, l’Europe connaît son année 17 et l’on ne peut que redouter ce qui va s’ensuivre.  « Mais, lui dis-je, allez-y, vous pourrez toujours revenir si ou quand cela tournera mal ».
Le jeune homme m’inspirait une grande compassion. C’était un musicien, lui aussi, visiblement un grand sensible, trop profond pour son époque, je ne pensais vraiment pas que l’Europe allait apporter des solutions à ses problèmes existentiels. Il semble chercher l’âme-sœur, est-ce bien l’endroit ad hoc que l’occident, où des féministes délurées tournent en dérision les "sentiments petits-bourgeois" ? Je connais des jeunes femmes intelligentes et bonnes mais comme par un fait exprès, ce beau prince éploré ne les rencontre pas, ou ne les voit pas, et réciproquement sans doute. J’avais le même genre de regard à trente ans, mais sa copine la violoniste, par ailleurs tout à fait charmante, semblait mieux dans sa peau, une jeune femme aventureuse et marrante qui profite de la vie. Cependant elle nous a raconté qu’ayant eu l’occasion de jouer, à Hambourg, sur le piano de Brahms, elle en avait été si émue, qu’elle s’était mise à pleurer. Et elle avait compris à cette occasion, que les Russes n’avaient pas la mentalité européenne, car les Allemands qui l’entouraient n’avaient absolument pas compris sa réaction et l’avaient prise pour une folle.
Je regardais la clôture qui séparait de leurs voisins la maison de Maria et Maxime, une vieille clôture grisâtre, festonnée, à claire-voie, qui se fondait avec les arbres environnants. De temps en temps, il faut refaire les clôtures, mais le moment où elles sont le plus belles, c'est quand elles prennent la couleur de l'écorce et laissent passer la lumière.
Tandis que nous devisions tous, un orage a éclaté, il est tombé des trombes d’eau, il s’est mis à faire froid, et sur le chemin du retour, le premier arc-en-ciel de l’été a décrit au dessus du monastère saint Nicétas illuminé un cercle multicolore parfait.




samedi 4 mai 2019

Emménagement progressif


J’ai passé la semaine à ranger mon déménagement, et j’ai encore des affaires que je ne sais pas où mettre, bien que ce que j’ai  pris représente un très petit volume. Contrairement à ce que j’avais cru au départ, mon déménagement était complet, j’ai tout retrouvé, y compris mes livres de prières en français, qui dégageaient un parfum de myrrhon, parce que Claude Ginesty m’en avait envoyé dans une enveloppe, et je l’avais  glissée dans la brochure des acathistes ; elle était accompagnée d’une lettre de la mère Hypandia, quand ma mère était mourante, où elle me conseillait de ne pas la retenir sur terre, de la remettre à Dieu et de lui laisser traverser des épreuves qui lui facilitaient le passage. Or la fin de maman me laisse souvent un sentiment de culpabilité, que cette lettre retrouvée et relue remettait un peu à sa place. 
Il y avait également un livre de prières, un évangile en slavon très beaux, et des dyptiques, que m’avait offert « oncle Slava », le voisin juif converti à l’orthodoxie du père Valentin, un homme adorable qui est mort depuis. Il a été portraituré, sous la forme d’un prophète, sur l’iconostase de l’église, où il a fait tant de bien et aidé tant de monde.
La pièce où je travaille a beaucoup changé, elle se retrouve investie par des objets qui ont tous une grande charge émotionnelle, qui sont passés avec le temps du stade d’éléments de décoration à celui de précieux souvenir, en raison de mon âge et du naufrage de la France. La statue qui était sur la cheminée de l’Armençon, dans mon enfance, le vase 1900 que m’avait donné la tante Camille, des aquarelles de Pierrelatte ou de Cavillargues, le petit pot doré où je mettais le tabac à rouler et le papier, quand j’étais jeune, à Paris, deux vases que j’avais offerts à maman, d’autres qui  me viennent d’elle, une lampe des années 70 que je lui avais offerte également, je l’avais achetée dans une jolie boutique de déco à Montpellier, le pied est un parallélépipède de bois incrusté de cuivre, tout simple. Un brûle-parfum que j’avais acquis dans un mas du Gard, avec Cécile, on peut y brûler du bois de cade en poudre, et ainsi de suite, tout cela représente les seules traces qu’il me reste de ma vie et de la France, de ceux qui m’étaient proches et pour lesquels, chaque jour, je prie avec des larmes, qu’ils soient morts ou encore sur terre.
J’arrange tous ces objets et ces tableaux de telle façon qu’ils se mettent tous en valeur les uns les autres, qu’ils soient en harmonie, et cela me demande beaucoup de temps et d’efforts. Je ne sais combien de fois j’ai fait cela autrefois, et c’est probablement la dernière, et puis je mourrai et tout cela sera dispersé je ne sais où.
A la mort de ma tante Jackie, j’avais rêvé que je me promenais sur une grève déserte et que les vagues m’apportaient en chuchotant des objets qui lui avaient appartenu et que je ramassais.
De tout ce que j’avais, livres, et affaires de famille, il ne me reste pas grand-chose, une sorte de quintessence, mais même cela, je ne l’emporterai pas avec moi, en tous cas pas sous une forme matérielle.
Ma tante Mano me dit que mon grand-père et ma grand-mère auraient été bien étonnés d'apprendre que la ménagère de leur mariage annonéen, leur sculpture d'albâtre et leurs photos de famille échoueraient un jour à Pereslavl Zalesski. 
Le matin, depuis mon lit, je regarde le thuya que j’avais planté en arrivant, il y a presque trois ans, éclairé par le soleil il prend une patine de bronze, et de beaux reliefs tourmentés, finalement, ce n’est pas un cyprès, mais cela peut y ressembler, un arbre en forme de flamme, comme sur les tableaux de Van Gogh. Bientôt il me cachera la maison du voisin. J’ai beaucoup de travail dans ce jardin et le ferais volontiers, mais les forces me manquent et la forme physique, entre les rangements, le jardinage et les offices de la semaine sainte et de Pâques, je suis fatiguée et j’ai mal au genou. J’ai vu les remontrances du père Tkatchev aux gens qui s’écroulent après Pâques, au lieu d’aller joyeusement à l’église, et perdent le bénéfice du Carême, c’est justement ce que je fais. En général pour moi, la semaine lumineuse, c’est les vacances… Or nous attendent de grandes épreuves, et je ne sais vraiment pas si je ferai face.
Je vois sortir, promesses de l'été, des plantes de ce qui était un paillasson beigeasse et boueux il y a encore peu de temps, des iris, des astilbes, des jonquilles, des primevères, des delphiniums, des pivoines, des asters, des hémérocalles et des lupins, tout ce que j’ai planté depuis que je suis arrivée dans ce qui était un terrain vague. Et tandis que je m'active, me parviennent, des églises et des monastères de Pereslavl, des carillons de Pâques.
L’autre jour, j’ai rencontré Kostia, qui m’a fait les travaux, il est venu me proposer de me donner un hectare de terrain. Il en quarante, et il m’en donne un. Depuis, je me perds en conjectures.






dimanche 28 avril 2019

Pâque radieuse


Qu’il est bon de ne pas faire grand-chose, un dimanche de Pâques, quand on est épuisé par la semaine sainte et l’office pascal… Il fait beau, mais beaucoup plus frais, avec un fort vent du nord. Je n’avais pas chaud, sur mon hamac. Des plantes pointent le nez, iris, astilbes, primevères, jonquilles, cœurs de Marie… Je me réjouis de voir tout cela évoluer et prendre sa place. Les animaux adorent quand je fais le tour du jardin. C’était une habitude que j’avais avec ma mère, nous inspections ensemble buissons et fleurs pour voir qui poussait et qui avait fleuri.
A l’intérieur, j’ai le déménagement à résorber, ce n’est pas rien. Les cartons s’accumulent, je voudrais les garder, «ça peut servir », mais à un certain moment, c’est eux ou nous…
J’étais si fatiguée pour l’office de Pâques, chaque année, je me dis que je n’enchaînerai plus la liturgie sur le canon et la procession, que je viendrai le lendemain, et je crois qu’il faudra m’y résoudre, car la joie pascale n’est plus trop au rendez-vous, j’ai trop mal au genou, trop sommeil. Avant de venir, j’étais tombée sur un article décrivant médicalement les souffrances de la crucifixion et j’y pensais dans l’église, cela me poursuivait, je pensais à toutes les épouvantables façons que l’on peut trouver de faire mourir les gens, et ne me sentais absolument pas le courage d’affronter des choses pareilles, je comprenais Pierre d’avoir été pris de panique. 
Les rossignolades étaient au rendez-vous, les trilles ludiques de la musique religieuse pour perruques poudrées et robes à panier, vraiment le XVIII° siècle est bien l’avènement du mauvais goût, du superficiel et du toc. Et les illuminations électriques, cet éclairage violent et blafard qui nous tombe dessus, à l’issue des cierges dans la pénombre et des chants recueillis de la semaine sainte. La procession autour de la « place rouge » de Pereslavl  m’a clouée sur place, avec un appareil photo qui avait besoin d’un réglage et m’a tout raté : à travers les arbres du parc, les chasubles chatoyantes, les lampes rouges et les cierges, toute une file qui me paraissait tout à coup surgie d’un tableau ancien, qui me restituait le monde perdu pas si lointain qui s’est écroulé il y a un siècle.  Le cheminement des fidèles, derrière leurs prêtres, l’évêque et les bannières, les lanternes et les icônes, passa également sous l’église de la Transfiguration où saint Alexandre Nevski fut baptisé, et qui paraissait énorme, blême et verdâtre, entre deux gouffres noirs, avec ce ruban chantant et scintillant de chrétiens orthodoxes clairsemés qui s’obstinaient à célébrer, comme leurs ancêtres,  ce qui l’avait été depuis la fondation  millénaire de la ville, la «Pâques radieuse » : 
« Ta résurrection, Christ Dieu, les anges la chantent dans les cieux, et nous, sur la terre, nous la célébrons comme eux d’un cœur pur… »   

                                                                      

samedi 27 avril 2019

La semaine sainte et ses péripéties

Notre évêque. Photo de l'éparchie
.J’ai été avertie qu’un tadjik organisait une expédition certificats médicaux, pour l'immigration, rendez-vous le lendemain, c’est-à-dire le Grand Vendredi, à quatre heures du matin. Les deux autres tadjiks de l’équipe, injoignables au téléphone, nous ont fait poireauter trois quarts d’heure. Ils nous ont finalement rejoints à Yaroslavl même au centre du SIDA, pris d’assaut par des hordes de leurs compatriotes, et aussi des ouzbeks, car d’une part, les fêtes de mai sont à l’horizon, et d’autre part, l’été et les divers chantiers où ils se font embaucher. L’opération s’est terminée à quatre heures et demie du soir. Je n’ai même pas pu me reposer, libérer ma chienne, manger quelque chose ni mettre une jupe avant d’aller à l’office du Grand Vendredi, et j’avais apporté un livre pour suivre, mais parfois je m’endormais sur les pages. Les vieilles me font maintenant de la place avec un sourire narquois : «Venez, venez, ne restez donc pas debout, hé, hé, on n’a plus vingt ans… » Je fais plus jeune qu’elles par mon style de vêtements, mais mon squelette est dans le même état que le leur, et elles le savent bien !

La veille, j’avais suivi les Évangiles de la Passion de la même manière. Il n’y a pas beaucoup de monde à ces offices qui, pourtant, me plaisent plus que celui de Pâques, car ils sont plus recueillis et les chants plus retenus. La joie pascale a donné matière à toutes sortes de trilles et de débordements mondains aux compositeurs du XVIII° siècle importés par Pierre le Grand et Catherine II, et en plus, on allume généralement tous les lustres électriques, et cette « lumière de la Résurrection » me rappelle trop souvent celle d’un hall de gare…
Tout est très modeste dans notre humble cathédrale, où, à la place de l’autel, les soviétiques avaient installé des douches et des toilettes. Elle est restaurée n’importe comment et à moitié. Les paroissiens sont fauchés, les prêtres aussi, d’ailleurs, ça va ensemble ! Même notre évêque, si j’ose dire, tire le diable par la queue… Mais que de ferveur, il se produit ici une sorte de précipité spirituel, parce que Dieu nous a donné un bon évêque, humain, profond, intelligent et simple, et que les gens le sentent, et se bousculent pour avoir sa bénédiction, moi la première.  Sa bénédiction chaleureuse me fait penser à celle de la mère Hypandia.  L’un et l’autre pourraient être mes enfants, et j’éprouve pour eux une admiration de petite fille pour des êtres sages et bons qui, spirituellement, m’ont largement dépassée.
On fait beaucoup de sermons dans notre cathédrale, sans doute pour éduquer la province, ceux de l’évêque sont substantiels et courts (en général ça va de pair), et Katia le suit dans ses déplacements à travers nos diverses paroisses, pour en bénéficier.
Malgré la pauvreté du diocèse et de sa cathédrale, la beauté de l’Orthodoxie subsiste, cette beauté noble et médiévale dont tout, à l’extérieur, conspire à nous priver. Celles des rites, des vêtements. J’aime particulièrement les chasubles de carême, à la fois sombres et brillantes. Quelque chose comme les moirures du ciel étoilé qui descend sur nos prêtres, avec  sa sérénité pleine de mystère.
Le père Constantin lui-même s’émerveille de ce qui se passe en ce moment chez nous, comme si Dieu nous avait conduits les uns vers les autres, afin de nous permettre de supporter ensemble l’abomination de la désolation qui se précise de plus en plus. Je le crois profondément. Il fait de petits paquets, à travers le monde, autour des lampes allumées de ses derniers sanctuaires. D’un côté Solan et Cantauques, de l’autre le métropolite Onuphre et ses fidèles, et ici, à Pereslavl, l’évêque Théoctyste et les siens, et il y en a bien entendu, encore beaucoup d’autres, partout où de vrais pasteurs et de vrais moines rassemblent autour d’eux des fidèles souvent désemparés ou faibles...

Diverses photos de l'éparchie

le père Ioann

le père Constantin

le père Andreï

de simples fidèles....




***


Ramsès
Mon déménagement est enfin arrivé, mais il manque des affaires, en particulier tous mes tableaux, et les aquarelles que j’ai faites au cours de ma vie, du moins celles que je n’ai pas données ou vendues.
J’essaie de répartir tout cela dans la maison, et je vois surgir des épaves de France, des souvenirs de maman, ou de mes grands-parents, des choses qui me tirent des larmes, et cela devient vrai: je suis une émigrée..
Rita étant courtisée par un affreux basset de basse estrace, je me suis dépêchée de lui trouver, dans mon désarroi, car l’empêcher de sortir était très compliqué, un fiancé digne de son rang qui répond au noble nom de Ramsès. Ses patrons veulent un chiot pour eux, ma voisine également, et les spitz en font très peu. Ce sont deux jeunes gens modestes, qui vivent dans un appartement soviétique de base. La jeune femme est ravissante, et ses deux enfants ont l’air très intelligent. Le petit dernier a dans les neuf mois, et déjà un regard attentif impressionnant, et un sourire plein d’humour.
Comme je le prévoyais, Rita s’est crue abandonnée, et a poussé toute la nuit des sanglots déchirants, pour aller se cacher en grognant, au matin, sous le divan. Elle a manifesté une joie touchante en retrouvant sa maison, ses chats et une "vkousniachka" pour la consoler...




Tout cela m'a coûté tellement cher, prend si peu de place, et me cause une telle pagaille.... avant, après.

les étagères se garnissent


J'avais offert cette lampe à maman dans les années 70, le vase orange 1900
me vient de la tante Camille, d'Annonay...

Tout me vient de maman, même la statuette, qui est d'elle. La photo est celle de
ma grand-mère en communiante, l'original a plus de cent ans... Le napperon
m'a été offert par Emmanuelle, il est ardéchois.

La seule aquarelle qui me soit parvenue, une vue de
la Garde Adhémar...




jeudi 25 avril 2019

Dans quel enfer allons-nous pour cela brûler ?



Le récit d’un prêtre de l'EOU sur le conflit inter-religieux dans un village ukrainien, sur le site Soiouz Pravoslavnikh Journalistov et traduit par mes soins

Au vu du titre de ces réflexions, le lecteur, de façon inconsciente, va s’attendre certainement à un texte au sens mystique et sacré. En fait, tout est beaucoup plus simple.

Je n’ai pas trouvé mon récit dans les anciennes chroniques, je ne l’ai pas inventé, il ne provient pas des vies de saints clairvoyants qui pouvaient voir le monde spirituel. Il est moderne et parle de personnes vivantes que je connais depuis l’enfance. Je les connais, mais je ne peux pas comprendre leurs changements et leurs actions. Et c'est précisément en cela que réside le tragique et  l'horreur de cette histoire.

Tout a commencé très récemment. Dans mon village natal, dans les maisons (ou plutôt dans la tête) des villageois, la tragédie spirituelle de la modernité - la division de l'église - a atteint mon sanctuaire. Des gens qui depuis des décennies ne se souviennent plus de Dieu et de sa sainte Eglise, ainsi que ceux qui  s’y rendaient comme dans une entreprise de pompes funèbres, ont décidé de suivre les dernières tendances de notre temps: se joindre au développement et à la propagation de la «nouvelle église» en détruisant l'Unique, Sainte, Catholique et Apostolique.

Afin de ne pas «réinventer le vélo», ils ont emprunté une voie éprouvée au cours des derniers mois: ils ont convoqué une réunion de la communauté territoriale, l'ont appelée paroisse et ont décidé de changer de juridiction.
Cette initiative a divisé le village, jadis paisible et amical: les gens qui assistaient aux offices, faisaient confiance au prêtre, priaient et tentaient de mener une vie chrétienne, mais n’appuyaient pas la proposition de transition vers le schisme, devinrent à ce moment donné des vendus, des séparatistes, des traîtres.

Mais ceux qui, au mieux, "jetaient pour Pâques un regard en direction de l’église", ou même moins souvent, se sentaient tout à coup "les chefs de la vie", capables de décider qui a raison et qui a tort, à qui appartiennent l’église et ses biens, qui a le droit de vivre et de prier dans le village, et qui devrait partir dans le pays voisin ...

En peu de temps, on a réussi à détruire ce qui avait été construit et avait prospéré depuis nos grands-pères  et arrière-grand-pères  grâce au travail humain quotidien et à l'aide de Dieu:  la paix, l’harmonie, le respect et l’amour mutuels.


Un jour d’hiver, les disputes et les divisions ont amené les «différents camps» dans la courde l’église. Certains étaient venus s'emparer illégalement et par tromperie des biens d'autrui, les autres  pour défendre ce qu'ils avaient construit, entretenu et décoré pendant des décennies par  leur travail, leurs épreuves et leur amour. Plusieurs membres du clergé s’étaient réunis pour apporter leur soutien spirituel à leur confrère le recteur. C’est parmi eux que je me trouvais.

Des querelles ont éclaté, des menaces ont retenti, des accusations  «télévisuelles» n’ayant rien à voir avec la réalité. Il y a eu aussi des tentatives de règlement pacifique du conflit, mais cela n'a pas été possible en raison des décisions spéculatives prises lors de la prétendue réunion paroissiale. Par conséquent, la solution fut de tomber d’accord sur une fermeture temporaire de l'église, afin de ne pas provoquer de conflit interconfessionnel.
Grâce à Dieu, parmi les gens présents prêts à poser les scellés sur l’église, seulement deux hommes furent capables de le faire. Tous les autres voulaient bien faire du bruit, mais porter la main que un bâtiment sacré, non.
C’est pourquoi déjà près des portes, en clouant l’accord authentifié par des tampons et des signatures, l’un des activistes « patriotes » se tourna vers son compagnon avec ces paroles : « Dans quel  enfer allons-nous toi et moi brûler pour cela ? »
Ces paroles m’ont vraiment choqué. D’un côté, elles révèlent que quelque part dans les profondeurs de l’âme humaine, demeurent des traces de foi et de crainte de Dieu. De l’autre, on s’étonne qu’un homme qui conserve ces qualités puisse si facilement marcher sur tout ce que l’on a de plus sacré au nom d’un but incompréhensible qui ne lui est d’aucune utilité (ces hommes n’allaient jamais à l’église et on ne sait pas s’ils vont désormais le faire).
Une semaine plus tard, après l’office, mes paroissiens m’ont posé la question : « Qu’est-ce que le blasphème contre le Saint Esprit qui ne trouve de pardon ni dans ce monde ni dans l’autre ? » (Matt. 12, 31-22). Après un instant de réflexion, j’apportai immédiatement un exemple réel et vivant d’opposition consciente à la vérité.
Et que se passe-t-il au village? Les gens prient sur le territoire de l’église fermée. Personnellement, il me semble que ces épreuves ne font que les unir davantage. Ils ne sont pas nombreux, mais ils constituent le véritable corps vivant du Christ. Ils prient, pleurent, s’inquiètent, supportent les moqueries et le mépris. Cependant, la présence de Dieu et l'amour chrétien se font sentir au milieu d'eux.

Mais quand je pense à ceux qui ont amené la division et la haine dans un village jadis amical et joyeux,  les seules  paroles qui me viennent à l’esprit sont celles prononcées par le Sauveur sur la croix: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font» (Luc 23, 34).




dimanche 21 avril 2019

Saint Daniel


j'ai fait cette vue du monastère saint Daniel il y a très longtemps...
 Aux vêpres du samedi de Lazare, j'étais au début la seule paroissienne, j’étais un peu étonnée, le dimanche, il y a un nombre normal de gens, et là c’était quand même le samedi de Lazare, mais peut-être se réservaient-ils pour les Rameaux ? Car moi, du coup, je n’ai pas trouvé le courage d’aller le soir aux vêpres des Rameaux, et le dimanche, il y avait beaucoup de monde. Toujours est-il que me voyant seule, le prêtre de service, le père Ioann, s’est empressé de venir me confesser en long, en large et en travers, en me suggérant de le faire auprès du père Gérasime du monastère Danilov, car il lave plus blanc que blanc, et en plus de la confession, il m’a demandé mon avis sur Notre Dame, m’a parlé des destructions et des persécutions ici, et m’a dit que je devais absolument aller à la fête votive du monastère Danilov, celle de saint Daniel de Pereslavl, et communier, car cela ferait très plaisir à l’évêque, qui avait besoin d’être soutenu et entouré.
Le monastère Danilov, je n’y étais pas retournée depuis des années, il était en très mauvais état, mais les abords restaient très jolis, il est posé près d’un étang. Cependant, on a tellement défiguré le voisinage, avec des maisons prétentieuses ou des baraques jamais terminées  et mal fichues, que je n’avais pas envie d’y retourner. J’avais tort, car c’est sans doute le plus beau monastère de Pereslavl, il est assez bien conservé, en fin de compte, et de l’intérieur, on ne voit pas les horreurs environnantes. Bientôt, il n’y aura plus que des amoncellements de baraques dans toute la Russie, avec pour seuls îlots de beauté les monastères et les églises qu’on n’aura pas encore brûlés ou laissés s’écrouler. Et quand je dis la Russie, ce sera peut-être le monde entier, victime d’une bolchevisation générale satanique…
En plus, il y règne une très bonne atmosphère, les églises sont encore très nues, encore sinistrées, mais on leur a mis des iconostases et des icônes,  l’une est un peu trop dorée, l’autre est en bois ajouré, très jolie, les icônes m'ont plu, les lumières des draperies ont vraiment un éclat vivant et mystérieux, sur des couleurs raffinées et inhabituelles. Le chœur masculin chante bien et recherche la ferveur et la gravité, plutôt que les numéros de rossignolades acrobatiques. Tout est fervent, paisible et beau, les bâtiments équilibrés, plutôt bien restaurés. Et pourtant, l’higoumène de ce monastère a été sauvagement assassiné il y a quelques années, je croyais que c’était par un repris de justice à qui il avait donné asile, mais on m’a dit qu’on n’avait toujours pas retrouvé le meurtrier. Les gens fleurissent abondamment sa tombe, et le considèrent comme un martyr.
Après la procession d’une église à l’autre, nous avons mangé au réfectoire, avec mes jeunes amies Katia et  Nadia. J’ai aussi retrouvé une brave dame que je ramenais de temps en temps en voiture, quand j’allais au monastère saint Théodore. Elle s’est réjouie comme si elle retrouvait sa meilleure amie après vintg ans de séparation, ce qui m’a émue.  Elle a perdu son mari il y a cinq ans et ne s’en remet pas  « J’ai toujours l’impression qu’il est dans la maison, et en même temps je n’ai personne à qui parler. Sa mort me touche plus que celle de ma mère. Nous nous étions connus au lycée, et nous nous  sommes mariés à l’issue de nos études ». Ce qui me prouve une fois de plus que les mariages réussis sont souvent des mariages précoces.  Les gens évoluent ensemble et forment un vrai couple, d’autant plus que c’est souvent à un âge tendre qu’on noue sans hésiter les amitiés et les amours éternelles, alors que lorsqu’on « vit sa vie » avant le mariage, on risque de tirer sa solitude des années avant de prendre n’importe qui ou de vieillir sans personne. 
Je suis pleine de compassion pour cette veuve inconsolable, qui reste malgré tout souriante, mais en même temps, je me dis que c’est une grande chance d’avoir connu cela. Je préférerais être veuve que délaissée, j’aurais au moins l’impression que quelqu’un m’attend là haut. Le père Ioann, au cours de la confession fleuve, m’a dit : « Eh bien, vous êtes une moniale, quand une femme reste seule plus de sept ans, c’est une moniale, seulement en secret. »
Je ne l’ai vraiment pas fait exprès…
L’évêque me fait une telle publicité que je deviens une vraie vedette, ici.  Du coup, je ne sais plus qui je connais ou ne connais pas, car eux, ils me connaissent tous ! Quand je suis allée baiser la croix, monseigneur m’a expliqué qu’il avait reçu une volée de bois verts lorsqu’il avait rapporté à des journalistes que je désapprouvais une contribution financière russe à la « restauration » de Notre Dame. En effet, je me demande pourquoi on trouve pour Notre Dame l’argent qui n’est pas disponible pour l’architecture en bois du nord russe ou l’église du saint métropolite Pierre, construite par Ivan le Terrible à Pereslav, et cela indépendamment de la peine et du désarroi que me cause le sort de notre cathédrale…
L’incendie de Notre Dame me blesse tellement que je n’arrive plus à lire sur ce sujet. L’idée que la bande de malfaiteurs qui s’est emparée du pays ait pu délibérément foutre le feu ou laisser faire me paraît très probable et en même temps si monstrueuse, mais ils sont monstrueux, cela se voit aux yeux glacés de cette espèce de reptile hollywoodien, à son visage de bellâtre en plastique, il l’enlèverait tout à coup comme un masque que cela ne m’étonnerait pas. Maintenant, ils s’agitent avec extase, envisageant une « reconstruction », un « geste architectural novateur », bref les vautours arrivent, avec les mouches et les hyènes.
Les commentaires  sont parfois aussi si terriblement stupides et consternants. En effet, beaucoup sont indignes de nos églises, comme dit le père Valentin, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle celles-ci sont livrées aux profanateurs.  Je ne sais même pas quoi répondre à des gens pareils, qui ne comprennent plus rien, ce sont des mutants dont je ne connais pas les codes. Je pourrais les injurier, leur taper dessus, ou me taire et m’éloigner, afin de ne plus les entendre et ne plus les voir. D’une certaine façon, c’est ce que j’ai fait, mais ici aussi, des gnomes de ce genre surgissent comme des asticots des membres gangrenés du post-soviétisme.
Personnellement, je suis plus sensible au roman qu’au gothique, c’est d’ailleurs dans la logique de mon choix orthodoxe, mais néanmoins, je vois quel univers disparaît, et toute la noblesse, la ferveur et  l’amour du beau qui avaient rendu possible l’écriture de ce livre de pierres que nous ne savons plus lire, cette cristallisation lente de ce que nous avions de meilleur.
Ce matin, à l'office des Rameaux, des gens me faisaient leurs condoléances: "Nous avons bien pensé à vous, votre coeur a dû se fendre en deux, et dire que la veille, vous nous aviez raconté tout ce que vous craigniez pour votre pays!"
Une Russe m'a écrit: "Nous allons tous mourir dans notre laideur"...
Le dénuement des églises et monastères de Pereslavl, leur précarité, malgré les dorures d'une ou deux iconostases, et le beau cérémonial byzantin qui se maintient contre vents et marées, me touche au plus profond de moi-même. Je lis parfois des commentaires enragés de staliniens ou de libéraux sur les popes en Mercedes et les églises dorées qui "ne servent à rien" et à qui l'on pourrait utilement substituer des orphelinats ou des hôpitaux, mais ces églises tombent généralement en ruines, même notre évêque est fauché, beaucoup de prêtres adoptent des orphelins en série, pas mal de monastères ont des orphelinats, et enfin, l'homme ne vit pas seulement de pain, et le seul refuge de la beauté en Russie, en dehors de la nature, c'est l'Eglise. La laideur est devenue leur élément naturel, à ces gens-là, la laideur, l'envie, la rancoeur, la haine...Tant qu'il y aura une coupole, dorée ou non, au dessus du chaos de baraques qu'est devenu Pereslavl, je garderai au cœur cette étoile qui nous désigne le ciel et donne son sens à la terre. Ce matin, en longeant la belle église où saint Alexandre fut baptisé, je songeais au moment où elle a  été construite, par de belles gens, dans de beaux et nobles vêtements, avec de beaux chants, et de belles maisons de bois, que diraient-ils tous s'ils nous voyaient comme des rats défiler à travers les tas d'ordures, les cabanes plastifiées, dans nos affreuses nippes fabriquées en série? Sans doute la seule chose qui leur paraîtrait normale serait la procession des croyants de Pereslavl derrière leur évêque.




Notre évêque, monseigneur Théoctyste, photo de l'éparchie






là aussi, c'est saint Daniel.

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