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mercredi 4 septembre 2019

Paralysie et hypnose

Cécile et Martin, à Cavillargues
Sur Facebook resurgit ce "souvenir" d'il y a quatre ans, que j'ai publié quand j'étais encore en France, un an avant de partir:

Nous sommes allées à Goudargues, avec mon amie hollandaise Cécile, nous asseoir dans un ce ces cafés au bord du canal, sous les platanes. Les vacanciers sont repartis, les terrasses presque vides, les rues engourdies. Tout est si beau et presque anormalement calme, dans la lumière de fin d’été. Cécile lit le journal d’un intellectuel juif d’avant-guerre : « Il décrit exactement cela, ses hésitations à partir, le calme du quotidien, les gens anesthésiés qui ne veulent pas savoir, qui pensent qu’il ne faut pas exagérer, que tout va s’arranger.
- Oui, et pour aujourd’hui, je suis persuadée du contraire mais je subis une sorte de paralysie de la volonté, je m’enfonce dans ce calme illusoire sans cesser d’éprouver une sourde crainte, comme une souris devant un serpent python. Il y a quelque chose de fondamentalement trompeur dans les sociétés occidentales, et on te le propose comme la réalité. Or c’est juste une façade, comme une publicité sur une maison en ruines. »


Il m'est alors revenu cette impression de paralysie de la volonté, peut-être n'avais-je pas encore pris complètement la décision de partir, en tous cas, je n'avais pas encore acheté de maison, j'y pensais déjà, et j'avais du mal à me bouger. J'ai eu plusieurs discussions de ce type avec Cécile. Un jour que nous nous promenions dans la superbe campagne des environs de Cavillargues, elle m'avait dit: "Tout est si beau, si paisible, et en même temps, presque trop. Trop immobile, cela a quelque chose de presque inquiétant, de presque menaçant."
Et pourtant, Cécile elle-même était toujours sereine, aimable et joyeuse.
Une autre fois, toujours à Goudargues, nous avions pris une glace à la terrasse d'un café, le long du canal, il y avait un festival d'orchestres d'instruments à vent venus de toute la France, seulement des jeunes gens, des jeunes gens avec de bonnes bouilles saines et normales, de ceux qui sont la cible préférée des "déséquilibrés" exotiques qui, maintenant, en violent, tabassent,  étripent ou égorgent presque un par jour, c'était si bon enfant, si charmant, si français, et en même temps, si triste, en raison de ces pressentiments que nous avions l'une et l'autre. Et je savais que j'allais partir, dire adieu à Monet, Renoir et Van Gogh, à Debussy et Ravel, à Molière et Racine, à Baudelaire et à Rimbaud, enfin pas à leurs oeuvres, mais à ce qui les avait faits ce qu'ils étaient, ce qui avait été la matière de leurs créations, et qui se trouvait figé dans ce calme trompeur  précédant la tempête.
Avec Sophie, j'avais évoqué cette curieuse "paralysie de la volonté", et elle pensait qu'elle était le résultat de quelques sombres manoeuvres, d'un empoisonnement, car elle aussi la ressentait fortement. Oui, sombres manoeuvres, celles de l'Ennemi du genre humain qui cherche à en achever la destruction de la manière la plus dégradante qui soit.
Cette impression de paralysie de la volonté et de calme mortel, ici, je ne l'ai pas, mais le souvenir de Goudargues et de Cécile m'emplit de larmes. 
Quand je me suis retrouvée ici, avec toutes les péripéties du déménagement, du voyage et de l'arrivée sous la pluie dans une maison glaciale et en travaux, sans meubles, sans eau, mon premier cri du coeur a été: "Qu'es-tu venue foutre dans cette galère?" Mais quand on s'est enfin décidé à monter dans sa galère, ou son arche, ou sa barque de Charon, il n'est plus temps de paniquer, et j'ai découvert un fait curieux: à la place de la paralysie de la volonté et de la sourde crainte, une mobilisation intérieure que je n'avais peut-être jamais connue. Je ne voulais pas, et ne veux toujours pas, d'ailleurs, nostalgie ou pas, faire la statue de sel...
Ma cousine me dit qu'elle ne pourrait jamais quitter la France, et en effet, on se s'expatrie jamais facilement, sauf dans les hautes sphères pour lesquelles, comme dit Attali, le monde entier est un hôtel de luxe, une plantation de coton avec des nègres blancs ou noirs, que l'on déplace comme des pions et massacre par millions dans des guerres manipulées. Quand l'exil est volontaire, il répond à une nécessité intérieure. Sinon, il est le fruit du désespoir, la valise ou le cercueil. Ou le fait d'une volonté de conquête, de s'approprier les terres, les richesses et les femmes des voisins... Or moi, je tiens viscéralement à la France, et maintenant, pour d'autres raisons, tout aussi viscéralement à la Russie. Et j'assume de servir de lien entre l'une et l'autre.
En relisant ce souvenir, j'ai eu l'impression de comprendre bien des choses, mais d'une façon intuitive, informulée. Car la menace existe aussi en Russie, je m'en rends compte en lisant certains commentaires ou en écoutant les gens, mais je suis mobilisée, et autour de moi, il se passe des choses, un combat se déroule, dans lequel je peux m'inscrire de diverses façons, alors que là bas, j'ai toujours eu l'impression de patauger seule ou quasi seule dans un marécage, où de simplement arracher une jambe après l'autre à la succion sournoise de la boue étale, tranquille et tiède exige des efforts surhumains, et où l'on finit par rester, la volonté paralysée, à couler sur place, avec une sourde crainte. Bien sûr, on peut prier, c'est d'ailleurs ce que je faisais, et c'était même la seule chose à faire. Car on ne sait plus à quoi se raccrocher pour se rétablir, s'unir, lutter. Il y avait pour moi, dans toute la France, le monastère de Solan, ses moniales et ses fidèles, je n'avais rien en commun avec tous les autres, pas d'idées ni d'oeuvres communes, pas de stimulation extérieure, pas d'écho. Je m'étais dit déjà en 90, devant la Russie ravagée: "Ici se déroule la grande bataille entre le bien et le mal, et le Christ y recrute ses guerriers, alors que chez nous, le combat est perdu depuis longtemps et il y règne la paix des cimetières..."
Pourtant, je n'ai plus trop envie de lutter, et je lutte assez mal, mais je n'ai plus cette impression d'être une souris hypnotisée par un serpent python. En revanche, je vois en perspective, d'où vient et où va le python à multiples têtes, ses sortilèges et ses incantations, et surtout, ici, je suis loin d'être la seule dans ce cas, même si l'on y rencontre pas mal d'hypnotisés, également. Quoiqu'on en dise ici, ou chez nous, le combat n'est pas gagné. Et il se joue ici, dans la résistance du monde russe aux souffles délétères du Sauron occidental. Mais je prie plus difficilement. Cela dit, comme disait le père Victor sur le village perdu qu'il a ressuscité, il y a un temps pour prier, et un temps pour construire une arche. (https://chroniquesdepereslavl.blogspot.com/2019/07/monter-dans-larche.html )
Et le père Valentin m'a déclaré de son côté: "S'il y a encore en vous de la force vitale, c'est pour vous en servir". 
Dont acte... 

lundi 2 septembre 2019

La vache

Je voulais aller dessiner en ville, sur le "val", mais la voiture est restée sans réaction, plus de batterie. J'avais oublié d'éteindre les phares. En principe, ma voiture couine, quand ils restent allumés, je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas m'en apercevoir. J'ai donc décidé d’aller à pied avec Rita jusqu'à la chapelle, sur l'ancienne berge. Mais Georgette voulait absolument nous suivre, ce qui est beaucoup trop dangereux, et j'ai fini par l'engueuler, ce qui, du coup, a terrorisé Rita, et je suis partie seule.
 En chemin, j'ai rencontré une vache, et aussi des tas d'ordures. L'autre jour j'ai vu un type, genre tadjik, qui arrivait en voiture et jetait sournoisement quelque chose. Il avait l'air complètement idiot et grossier, et il faut l'être pour se comporter ainsi. Près de la chapelle et de la croix, qui commémorent le monastère détruit et son cimetière, c'était pareil: cadavres de bouteilles et papiers gras. Je me suis avancée pour ne pas voir cela, qui me déprime à chaque fois. Le panorama était fantastique, avec un immense nuage, tiré comme une couverture ourlée de lumière sur la moitié du ciel, et je voulais faire une aquarelle, mais il n'y avait ni vent ni soleil, et des moustiques virulents ne m'ont pas permis d'aller plus loin qu'une esquisse. Je l'ai terminée chez moi...
Au retour, la vache m'attendait au milieu du chemin. J'ai commencé à lui parler doucement, pour ne pas l'indisposer, c'est gros, une vache... elle est arrivée en gambadant. Je l'ai caressée. Elle était très gentille, je crois qu'elle s'ennuyait et que, comme moi, elle en avait marre des moustiques. Oui, nos animaux, grâce auxquels nous vivons, sont si gentils, si confiants, et nous les traitons souvent si mal...
Sur facebook, j'ai vu que notre évêque était venu féliciter des écolières dont c'était le jour de la rentrée. Je me suis sentie un peu jalouse, car dans mon enfance, jamais aucun évêque n'est venu me soutenir en ce jour atroce! Surtout pas un évêque intelligent et humain comme le nôtre.

Mon amie la vache

Le croissant se lève


dimanche 1 septembre 2019

Provisions pour l'hiver


Début officiel de l’automne qui officieusement s’est pointé début juillet, brusquement, un matin, nous faisant passer d’un seul coup de 28° à 14, mais par la même occasion, été indien. On se demande toujours combien de temps cela va durer…  Je suis venue à bout de mes poires, j’ai terminé le traitement de la production par un clafouti. J’ai fait beaucoup de confitures et lyophilisé énormément de fruits, et maintenant je commence à lyophiliser du persil, pour en avoir du « vrai » cet hiver, et ne pas l’acheter au supermarché. J’ai fait un bortch maigre qu’un bout de viande peut rendre gras : je fais revenir un oignon dans l’huile, je rajoute de l’eau, betterave râpée avec ses fanes, pomme de terre râpée, une tomate, de l’ail, de l’oseille.
Je suis allée à l’église, en me poussant, comme d’habitude, et en me tirant, j’ai même eu la tentation d’arriver en retard pour faire plus court, alors que j’étais prête : « Mais enfin, ça ne va pas ? Tu vas poireauter un quart d’heure sur le seuil  pour dire que tu n’y passeras pas une heure et demie ? Ca devient grave… »
Donc je suis arrivée à l’heure. Et j’ai éprouvé une grande ferveur, une véritable tendresse pour tous ceux que je voyais autour de moi, les petites dames qui vendent les cierges, les paroissiens qui me reconnaissent, leurs enfants, les prêtres…  Je pensais aux miens vivants et morts avec des larmes, à la France livrée aux ténèbres. 
Après  la liturgie, je suis allée au café français. Là, un homme m’a abordée, il s’agissait de Boris Akimov, qui a une ferme-restaurant sur le chemin de laquelle je me suis complètement égarée samedi dernier. Il a aussi une sorte de club rassemblant les gens qui font quelque chose, artisans, entrepreneurs, artistes, sur Pereslavl, et dans lequel il m’inclut. C’est un des fondateurs de Lavka-Lavka, une entreprise écologique et traditionaliste, pour laquelle travaillaient Sérioja Klioutchnikov et Génia Harlamov, ils jouaient de la balalaïka dans le restaurant du même nom, à Moscou, où étaient commercialisés les produits bios des fermiers de ce groupe. Son fils aîné, qui doit avoir douze ou treize ans, m’a beaucoup plu : un vrai petit homme, décidé et digne. Un peu comme mon petit voisin Aliocha.
En sortant de là, je suis tombée sur le pâtissier Didier et sa femme Martha. Je leur ai promis de les emmener à Rostov dimanche prochain…
Tous les jours, je vois sur mon fil de nouvelles de nouveaux assassinats commis par des « déséquilibrés » exotiques, des viols de gamines, suivis souvent d’exactions atroces, mais s’en inquiéter est raciste, cela a toujours été comme ça, paraît-il. Les hordes qui nous déferlent dessus n’y sont pour rien. Est-ce que les mongols de Gengis Khan ne se conduisaient pas comme des gentlemen ? Et les pirates barbaresques ? D’ailleurs, les blancs européens chrétiens sont la source de tous les maux du monde entier, et on peut faire d’eux ce qu’on veut, ils ne méritent pas de vivre.
Une connaissance Facebook se sent soulagée d’avoir acheté une maison en Russie, qui lui donne une position de repli. Un autre, déjà parti, s’en félicite tous les jours, dans son isba lointaine, avec ses poules et ses chèvres.
Mais il y a toujours le même contingent d’imbéciles qui prennent avec enthousiasme le train fantôme pour le pays des horreurs et traitent de tous les noms ceux qui ne leur emboîtent pas le pas, et cherchent à les réveiller. Un correspondant russe a envoyé un tableau dont j’ignore l’auteur, mais qui est saisissant : l’intelligentsia russe défilant « pour la liberté et la démocratie » en 1905…
Quinze ans plus tard, toutes ces dames du monde, ces messieurs distingués, ces jeunes gens, ces lycéens qui vocifèrent sous hypnose, ou se sont-ils retrouvés ? En exil un peu partout, chauffeurs de taxi à Paris, prostituées à Constantinople pour un bout de pain, ou bien aux Solovki, ou bien encore sous terre, sommairement exécutés. Il en est ainsi depuis que des malfaiteurs "veulent notre bien" et nous manipulent, depuis qu’ils nous enfument avec des illusions, nous ôtant, comme à des enfants capricieux et crédules, tous nos garde-fous pour nous précipiter dans la misère et la dégradation. Cela fait deux cents ans que sans arrêt surgissent de nouveaux pitres, de nouveaux maïdans colorés, de nouveaux hallucinés qui font le malheur de leur propre peuple, et le bonheur des araignées obèses qui régissent le monde par delà les brumes bigarrées des jolis mensonges.



jeudi 29 août 2019

Fier drakkar

le père Andreï, le père Constantin et Ritoulia

Il m’est tombé sous les yeux une citation de saint Païssios concernant les tentations dont les chrétiens sont les victimes au moment des fêtes, je suis tout-à-fait dans ce cas. Les carêmes me cassent les pieds, j’ai besoin de faire un régime, pas de manger des céréales-sucreries, c’est-à-dire de surmonter ma gourmandise et de manger peu, mais équilibré, je suis dans un pays étranger où la médecine n’est pas forcément au top, j’ai intérêt à rester valide. D’ailleurs je ne suis pas du tout ascétique, j’aime la vie, et je n’ai jamais supporté les pisse-froids et les frigides, les rabat-joies, les imprécateurs et les Savonarole. Et depuis quelques temps, chaque fois que je dois aller à l’église, je suis la proie de luttes intérieures inimaginables avec un refus catégorique de m’infliger cette contrainte. Peut-être parce que j’ai trop de contraintes, d’ailleurs, pour mon âge avancé, il va falloir y mettre bon ordre. Me remémorant le père Valentin, m’invitant à communier, prête ou pas, et le père Dmitri, auquel j’ai eu affaire à Vologda, avec ses propos sur le non-conformisme de la divinité, je suis allée morte de honte, à la cathédrale en ce jour de la Dormition, exhiber mes caprices au père Constantin, et j’ai communié. J’ai considéré que cette communion avait été le résultat d’une lutte acharnée jusqu’au dernier moment, que je sois ou non une petite nature. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, ou ce qu’on est. Mais j’ai senti  que mon Dieu non conformiste était sensible à cet effort, et qu’Il m’accueillait telle que j’étais, j’étais heureuse, paisible, émue, et j’aimais tous les paroissiens qui me faisaient de grands sourires. Je pense souvent à mon héros, Fédia Basmanov. Nous avons vraiment beaucoup de points communs, et j’espère passer du bon côté, comme lui, en contrebande, par piston, cachée sous la mante du métropolite Philippe.
J’ai remis ça ce matin, car c’était les 20 ans de la chirotonie du père Constantin. Les petites dames qui s’occupent de l’intendance lui ont fait de petits cadeaux, elles étaient tellement touchantes.. J’y ai ajouté un paquet de thé. Nous avons tous pris le café ensemble, ensuite, dans l’annexe. Le père Andreï était venu pour l’occasion. J’ai l’impression que sa famille est du genre arche de Noé.  Il a pris Rita sur ses genoux, elle semblait s’y trouver très bien.
Tout le monde adore notre évêque, monseigneur Théoctyste, mais on pense qu’il ne restera pas très longtemps, parce qu’il est trop intelligent et capable pour le poste qu’il occupe, et moi, je pense que c’est justement de gens comme lui qu’aurait besoin la province, avec tous ses problèmes. Il paraît qu’il dit : «Dans mon éparchie, j’ai pléthore de ruines et de popes fauchés… »
Depuis quelques temps, je survole Facebook, je survole plus qu’avant, on est obligé de survoler, d’ailleurs, comment digérer autant d’articles et de nouvelles, de commentaires, et il y a tant d’événements sinistres, absurdes, horribles… Le pire étant de voir une partie des gens trouver normales des choses inimaginables, qui auraient mis tout le monde dans la rue avec des carabines et des fourches il y a quarante ans. 
Le gosse des voisins est revenu me demander de l’inviter. Je lui ai servi le thé sous le poirier, car il fait si beau qu’il faut en profiter pour rester dehors, si ça se trouve dans quinze jours on est au bord de la neige… Il a huit ans et s’appelle Ivan. Il m’a demandé si j’avais visité la tour Eiffel et si j’étais montée au dernier étage. « Je l’ai visitée, j’avais cinq ou six ans, et je m’étais arrêtée au premier.
- Les Français doivent être très élégants…
- Ils l’ont été, mais c’est en train de changer. Ma mère était très élégante et très jolie, elle cousait elle-même ses vêtements et les miens. »
Mon problème, c'est qu'Ivan veut sans arrêt venir, avec un petit copain, et qu'il va dans toutes les pièces, sans cérémonies. Ce soir, j'avais envie de rester sur le perron, au soleil, mais j'y ai renoncé, parce que j'avais peur d'une invasion enfantine, et j'avais envie d'avoir la paix.
Je lui ai demandé ce qu'il aimait dans la vie, la question avait l'air de l'embarasser, il a fini par répondre: "les voitures..." Sa soeur ainée aime dessiner mais uniquement les mangas japonais.
Ce matin, je suis retournée dans le seul magasin de Pereslavl où je trouve de jolies choses, « le lin russe », que je croyais fermé. En fait, il ferme l’hiver, et il a une antenne dans un endroit où je n’aurais jamais eu l’idée de mettre les pieds, le » Musée des farces et attrapes », un de ces petits musées idiots que l’on ouvre ici pour justifier l’appellation « Anneau d’Or », alors qu’on détruit tout ce qui est pittoresque autour. Au « lin russe », il y a de belles choses anciennes, de beaux tissus, des nappes et dessus de lit, j’ai acheté des draps magnifiques, en lin, simples et de bon goût, et de bonne qualité, qui vont très bien dans ma chambre, et je ne pensais pas pouvoir trouver cela ici. En plus, c’est moins cher que dans les boutiques de souvenirs horribles.Je suis en très bons termes avec les vendeuses, et celle d'aujourd'hui me dit: "le vieux qui balaie devant chez nous apprend le français tout seul, il rêve d'aller en France, je lui ai parlé de vous!"
J’ai pensé au petit Ivan qui, à huit ans,  a déjà dans la tête que la France est un pays mirifique de beauté, d’élégance et de douceur de vivre, comme le vieux balayeur et la plupart des Russes, et à ce qu’ont fait de notre pays nos gouvernements félons successifs, au bidonville du tiers-monde que devient Paris, et j’en ai eu le cœur chaviré.
Des voisins ayant décidé de couper le grand peuplier qui me faisait face, je suis partie dessiner au bord de la rivière, pour ne pas voir ça, mais dans mon émotion; j'ai oublié mon bloc. J'ai fait juste une petite "carte postale"... Sur le chemin, j'ai vu un fier drakkar, que j'ai photographié: 






mardi 27 août 2019

Ca sent l'automne


Hier et aujourd’hui, profitant d’un beau temps d’automne « nuageux, avec des éclaircies », je suis allée dessiner. J’y suis allée à pied, malgré mes genoux, mais cela ne s’est pas mal passé. Hier, j’ai dessiné près de l’église des Quarante Martyrs, résultat décevant, j’étais trop près, il faut trouver un endroit accessible avec une vue convenable. Ensuite, je suis allée laisser une ardoise au café français, parce que j’avais oublié mon porte-monnaie…
Rita était très contente, et quand elle était fatiguée ou qu’il y avait des voitures, je la portais dans mon sac-à-dos, ce qui nous a valu un franc succès auprès des passants.
Pratiquement toutes les maisons neuves sur la berge de la rivière sont absolument affreuses.
Aujourd’hui, comme il y avait de beaux nuages, je suis partie du côté du marécage et du lac. Les prés brûlent de l’éclat de ces grandes fleurs jaunes que je voyais aussi au bord du Rhône ou à la Surelle, et j’en ai aussi chez moi. Elles bousculent en grande quantité leurs flammèches ondoyantes le long du chemin, sous les saules et les peupliers, au flanc des escarpements. Dès que je me suis mise à dessiner, je me suis fait attaquer par des moustiques. J’ai décidé d’aller plus loin, là où il y avait du vent, dans l’espoir que cela allait les décourager. La vue était magnifique, mais les moustiques se débrouillaient pour piquer au ras du sol, il faut venir avec des bottes. J’ai donc dû faire un dessin rapide, car Rita, qui avait eu droit, déjà, à ce que mon beau-père appelait des gratteculs et que les Russes nomment « la joie du chien », des saloperies très difficiles à extraire de sa fourrure, était elle aussi la proie des insectes piqueurs. Elle a sauté dans le sac sans hésiter, trop contente de leur échapper.
Peut-être que ce n’était pas plus mal, car dessiner vite m’oblige à des innovations, et je peux retravailler ensuite chez moi, mais le faut-il ? C’est la question que je me pose. Poursuivre ou laisser tel quel. Et puis j’ai fait une belle promenade, je me suis lavée la tête et l’âme de tout ce qui m’inquiète et m’horrifie dans les nouvelles de notre monde en plein effondrement apocalyptique. Je reviens volontiers aux aquarelles, car elles me mettent en contact avec la beauté du monde, avec le cosmos et son Créateur, et elles me délivrent des mots.
Marcher a l’avantage de me faire mincir, cela surmène mon genou, mais d’un autre côté, moins de poids dessus, alors je vais doucement, mais je vais… Cette vie russe, à bien des égards, me convient tellement que j’ai peur de ne plus vouloir mourir le jour où il le faudra.
Je fais sécher les dernières poires, j’ai eu du mal à faire face à la productivité soudaine de mes deux poiriers, même le petit pommier a donné quelque chose, cette année. J’ai fait des confitures en grande quantité, et la machine pour sécher fruits et légumes, qui n’avait jamais servi, fonctionne en permanence.
Le journaliste venu m’interviewer l’autre jour m’a envoyé son article, mais il m’a fallu pas mal recadrer, il transforme énormément ce qu’on lui raconte, et comme il parlait, entre autres, du fait que j’avais écrit un roman sur Ivan le Terrible, je n’avais pas envie de le laisser dire n’importe quoi… Je suis aussi toujours gênée quand on me présente comme une super musicienne et une immense folkloriste, car ce n’est vraiment pas le cas ! Ses photos ne me conviennent pas toutes non plus, il y en a qui soulignent un peu trop les outrages du temps, ce qui n’est jamais très agréable, même quand on s’en accommode.
A Vologda, Yana, du village de Davydovo, m’a offert un enregistrement de vers spirituels de la région de Iaroslavl, la nôtre, recueillis par le starets Pavel Grouzdiev, de bienheureuse mémoire, que je regrette bien de ne pas avoir connu, et j’aurais pu, car il était encore en vie, quand je suis arrivée en Russie. C’était un vrai starets russe, très anticonformiste, plein d’humour, d’amour et d’humilité. Cet enregistrement est très beau, et je commence à apprendre ce matériel, qui me convient parfaitement, et qu’on peut accompagner à la vielle.  Ce que je regrette avec notre Liéna de Rostov, c’est qu’elle nous donne toujours à apprendre du folklore des régions méridionales, dont elle est elle-même issue, et je suis d’accord avec Yana, il nous faut chanter le folklore local, celui que les gens qui nous entourent ont tendance à oublier, le folklore du sud a d’ailleurs déjà toutes sortes d’étoiles pour le chanter et le propager. Parallèlement, j’apprends aussi des chansons françaises, car mon déménagement m’a permis de remettre la main sur toute une série d’enregistrements faits dans toutes les provinces de France.




L'aquarelle aux moustiques




jeudi 22 août 2019

Été indien?


Ce matin, il faisait bon, un vent tiède, du soleil, l’été indien dont rêve Dany depuis deux mois, alors qu’en principe, nous aurions dû avoir l’été tout court ? Mais à présent, septembre approche, les arbres rougissent, jaunissent, si l’été indien vient au mois d’août, nous aurons la neige le 1° novembre ?
Comme on ne sait jamais, ici, je suis allée à Koupanskoïé, à la plage des moscovites, nager.  Il n’y avait personne, sauf un prêtre à grande barbe et sa femme, qui faisaient trempette. J’ai fait de même. L’eau était très fraîche, mais j’aime bien, au bout d’un moment, c’était absolument délicieux, un peu d’été volé à cet automne venu beaucoup trop tôt.  J’ai croisé deux canards. Au dessus de moi, je voyais un grand pin à moitié déraciné, et songeais que j’étais pareille à lui, un pied dans la tombe, mais droite et toujours pleine de vie, néanmoins, si attachée à la vie que je devrais même avoir honte de ne pas songer davantage à la vie éternelle et tout ça, mais je n’arrive pas à dissocier les deux, c’est cela mon problème, je n’arrive pas à appréhender Dieu autrement que par l’extase de la vie, il me semble qu’il est la source et l’au-delà de cette extase, et c’est pourquoi je n’ai vraiment pas de goût pour l’ascèse, je ne suis pas ascète, je suis poète.
Le soleil, pendant que je nageais, disparaissais derrière de menaçantes et sombres nuées que le vent chassait par-dessus les pins noirs. Je suis sortie de l’eau à regret, complètement revigorée, et j’ai  fait une aquarelle, mais la pluie s’annonçant de plus en plus, j’ai dû rentrer à Pereslavl, me battre avec mes tonnes de poires.
Je suis allée en donner au père d’Aliocha, qu’intéressait surtout l’accordéon du Vietnam.  Je le lui ai apporté, il a commencé à l’examiner, le toucher, l’essayer. «Je joue à l’oreille, me dit-il, je ne connais pas les notes…
- Très bien ! Moi non plus ! C’est cela, le folklore.
- Bon, je vais me remettre à tout cela, et montrer à Aliocha…
- Bien sûr ! C’est très important, vous lui transmettrez là quelque chose de très précieux ! »
Pendant que je pelais mes poires, sur le perron, un vent froid s'est levé, adieu l'été indien? Pas sûr. Ici, le temps est si capricieux, parfois je pense à la "Montagne magique" de Thomas Mann, avec ses averses de neige en plein été. J'essaierai d'aller encore voler quelques baignades, et quelques aquarelles
...

Qu'elle est courte et fragile, notre existence... Le père Luc Duloisy vient de mourir, si brusquement, et j'ai même des remords de n'avoir pas réalisé à quel point c'était imminent, quand sa femme m'a parlé de son état grave, j'étais à Vologda, l'esprit sollicité par le voyage, les visites, les conversations avec Katia, la conduite...
Je regrette de ne jamais l'avoir rencontré ailleurs que sur facebook. C'était un homme très profond, et très cultivé, qui donnait à lire de beaux textes, religieux, philosophiques, poétiques. Il publiait régulièrement des poèmes de moi, signe qu'il allait les lire, ce qui me touchait et m'encourageait.
Il était à la fois très orthodoxe et très enraciné dans la terre de France, un peu comme Henri Barthas. Et moi, le suis-je? Je pense que oui. Mais surtout dans le temps, je suis enracinée dans le temps.
Je suis à un âge où l'on ne devrait plus faire de projet, où l'on peut partir du jour au lendemain. Mais Dieu nous laisse les délais qu'il faut, et nous prend à notre heure...

Bon, c'est vraiment pas les gorges de l'Ardèche...


mercredi 21 août 2019

Vologda, bilan

Je suis rentrée de Vologda sous la pluie battante, après une seconde visite au merveilleux kremlin. Je n'ai pu voir le musée d'art populaire ni la collection d'icônes, car c'est fermé les lundi et mardi, mais j'ai admiré une jolie construction de bois bénévolement repeinte par les habitants qui se proposent, Elle offrait le spectacle de ces dessus de cheminées et gouttières ornementés et ajourés dont on commence à voir des exemples à Pereslavl. Puis j'ai vu les très belles fresques de la cathédrale, qui datent du XVII° siècle, mais gardent toute la transparence et la sobriété des périodes antérieures. La gardienne, très aimable, m'a dit que Vologda était encore beaucoup plus belle, qu'on l'avait, malgré les apparences, énormément détruite et abîmée, et les gens aussi étaient bien meilleurs. Cependant, il m'est revenu à l'esprit que j'avais fait une rapide visite de la ville déjà en 97, dans le cadre d'un pèlerinage à Kirillobelozersk, et elle ne m'avait pas du tout laissé cette merveilleuse impression, elle m'avait paru très délabrée. J'avais été reçue dans un monastère ravagé, qui avait servi de camp, avec l'habituel contingent de squelettes au crâne perforé trouvés au cours des travaux de restauration, et enterrés dans une fosse commune sous une croix orthodoxe. Le hiéromoine en charge de l'endroit  n'était déjà plus de ce monde, il flottait dans l'atmosphère pluvieuse et sinistre, revêtu de sa chasuble de Pâques, et ne restait suspendu parmi nous que grâce au mouvement pendulaire et tintinnabulant de son encensoir. J'ai même retenu son nom: le père Vassili.
La ville telle que je l'ai vue cette fois ne reflète pas un passé tsariste de barbarie, de ténèbres et de misère. Ces maisons de bois délicatement et délicieusement sculptées, avec leurs balcons, leurs vérandas, ces nombreuses et féeriques églises, impliquent plutôt un réel raffinement, un art de vivre, à la fois modeste et poétique, et laissent pressentir une vie calme, rêveuse, et même nonchalante, avec des commères qui prennent le thé, des marchands qui font des gueuletons dans les traktirs avec les tsiganes, des garçons en chemise rouge qui taquinent la balalaïka et l'accordéon en cherchant à séduire des filles moqueuses à l'affût d'un célibataire. Un tableau de Kustodiev en somme...
L'autre conclusion, c'est qu'en dépit de ce qu'on a pu me dire sur les destructions qui ont quand même eu lieu, et je le crois, la ville s'est bien relevée depuis les années 90. Les gens n'ont pas l'air d'y vivre si mal que cela. Ils sont habillés normalement, ils sont paisibles, plutôt souriants, ils ont des magasins, des cafés, des parcs, et tout est propre et bien tenu. La périphérie est hideuse, mais je pourrais aussi bien dire cela de Paris ou de Lyon... Certes à Rostov, personne ne semble se soucier de restaurer les jolies maisons ni d'entretenir les routes, même chose à Pereslavl, mais cela dépend peut-être beaucoup de l'administration locale, si elle est relativement honnête et cultivée ou bien corrompue et ignare... Bref, discutant de nos diverses observations, nous en sommes, arrivées, Katia et moi, à la conclusion que Poutine venait, à Vologda, de gagner quelques points de popularité dans notre rating personnel.
Nous sommes ensuite allées au festival de folklore dans un espace-musée où l'on a rassemblé des isbas, des moulins, des chapelles et églises en bois arrachées aux villages plus ou moins abandonnés où elles risquaient de brûler ou tomber en poussière. Chacun de ces bâtiments est magnifique, avec cette poésie nordique archaïque qui m'enchante, mais l'on sent que leur accumulation n'est pas très naturelle. J'étais fatiguée, et le règlement interdisant l'entrée aux chiens, je cachais Rita dans son sac, ne pouvant la laisser dans la voiture au soleil, et je la sortais périodiquement en contrebande, cela ne me facilitait pas la visite. Il y avait une grande quantité d'ensembles folkloriques et de simples visiteurs habillés de façon traditionnelle, qui me paraissaient vraiment transfigurés par rapport à ceux qui déambulaient dans leurs affreux oripeaux contemporains, comme me l'a fait observer Katia, ce sont ceux-là qui avaient l'air déguisés, et les jeunes gens "russes" étaient si beaux... le vêtement des filles résolument féminin, seyant et pudique à la fois, celui des garçons, viril et éclatant. Et leur comportement même en était différent, les garçons devenaient des seigneurs, et les filles des princesses, les uns draguant gentiment les autres. J'observais les danses: comme les chants, elles sont un mode de communication, qui met les gens en relation, on change perpétuellement de partenaire, de bras, de mains, on fait la ronde, on se croise, se prend, se déprend, on se met en valeur à tour de rôle, en venant faire un solo au centre, et en revenant ensuite dans le groupe, où tout le monde a sa place.
J'avais à mes côtés une brave dame venue avec son groupe. "Cela me fait plaisir de voir toute cette jeunesse, lui dis-je, et qu'ils sont beaux, qu'ils ont de bons et clairs visages...
- Oui, chez nous, on essaie activement de faire renaître tout cela. Et il faut dire que contrairement à d'autres endroits du pays, nous avons encore des paysans. Cela dit, nous manquons d'accordéonistes...
- Mais j'ai vu plein de jeunes accordéonistes, au stage, hier...
- Nous n'en avons pourtant pas assez."
J'ai brusquement repéré parmi les divers artisans Sergueï le potier, que j'avais rencontré à Férapontovo l'an passé et qui m'avait offert deux ou trois choses. Il m'a invitée à venir m'asseoir sur son banc et nous avons discuté. Il est très seul, et pensait même partir en Hongrie, pays de son père, où il a un peu de famille. "Qu'iriez-vous faire là bas dans l'Europe Unie maudite? La Hongrie résiste, mais pour combien de temps?
- L'appel de la patrie...
- Mais votre mère était russe, vos poteries sont russes, votre patrie est aussi ici..."
Nous avons parlé de choses et d'autres et des filles jolies et pleines de qualités intellectuelles et morales qui ne trouvent pas preneur, à moins de tomber dans une marmite de folklore quand elles sont petites. "Oui, me dit-il, c'est ainsi, de nos jours, ce n'est pas compréhensible, à moins que ces filles n'aient quelque chose qui ne va pas, ou bien peut-être, ce sont les hommes qui ont dégénéré. Ce sont peut-être les hommes. Moi, par exemple, je suis seul. Mais qui viendrait s'installer dans mon trou?"
Là encore, le spectacle de ces grandes isbas, à l'intérieur comme à l'extérieur, ne colle pas du tout avec la légende bien établie du peuple obscur et misérable à qui de géniaux intellectuels sont venus apporter, au bout des fusils et des mitraillettes, les bienfaits de l'instruction publique obligatoire, des concerts, des musées, et des clapiers fleuris en béton dans la périphérie des villes . Je suis même de plus en plus en colère contre les peintres du mouvement des peredvijniki, et tout leur attirail du pauvre moujik pataugeant dans la boue avec ses enfants affamés. Bien entendu, je ne pense pas que la société russe ait été alors exempte de misère ou d'injustice, car la société parfaite n'est pas de ce monde, mais il y a des gens qui, lorsqu'ils ont une idée fixe politique, ne voient plus que ce qui peut la confirmer, et parfois même l'inventent purement et simplement. Cela me rappelle la nouvelle de Zinaïda Guippious "la Folle", où des progressistes "s'attaquent" au sauvetage des "paysans obscurs" en méprisant d'emblée et par principe tout ce qui peut provenir d'eux.

Cheminée et gouttière







Le potier Sergueï Fenvechi