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samedi 14 septembre 2019

Evrosoyouz

J'ai chez moi un copain d'une connaissance, un vieux bonhomme, un peu plus vieux que moi, appelons-le Valeri. Battu par la vie, un peu au bout du rouleau. Sa femme, une Allemande russe, descendante de colons allemands, a insisté pour le faire partir dans la patrie de ses ancêtres, où l'on faisait de gros avantages à ses semblables. Il a donc vendu sa maison ici, et il est parti. Depuis, sa femme est morte, il se retrouve seul dans un appartement de location, si brusquement on le prive des subsides de sa femme, dont il touche la moitié, il se retrouve sans un, et sans logement. Les enfants de sa femme l'ont envoyé chercher le fric qu'il ne leur a pas encore donné et qu'ils n'ont pas encore dilapidé, ce qu'il reste de sa maison ici, juste de quoi acheter un appartement d'une pièce dans le sud de la Russie. Quand il m'a raconté tout cela, moi qui n'ai pourtant pas l'habitude de donner des conseils, j'ai poussé les hauts cris: "Ne leur donnez rien du tout! Achetez à Stavropol! Vous serez en Russie, vous aurez une très petite retraite, mais vous pourrez compléter, et puis vous serez logé! Vous comprendrez le langage et les usages des gens! Et puis voyez quel avenir attend l'Europe! Vous avez votre fille à Saint-Pétersbourg, Stavropol, c'est loin, mais c'est quand même le même pays!"
Ce gros nounours craint la réaction de ce couple qui le dévalise et se rend cependant parfaitement compte que c'est ce qu'il fait et qu'il le laissera royalement tomber quand il n'y aura plus rien à tirer de lui. Ca arrive. J'ai parfois vu qu'on me roulait sans pouvoir me défendre, par une curieuse inhibition de la volonté. Comme si le mal exerçait une sorte d'hypnose, comme on l'a vu chez les électeurs ahuris de Macron, ou dans les défilés de l'intelligentsia russe, préférant suivre des gueules patibulaires comme celles de Lénine et Trotski plutôt que le noble et impeccable Nicolas II...
Valéri, entre parenthèses, n'est pas du tout communiste. Dans sa famille, un grand-père cosaque a été fusillé par les rouges, un autre aïeul a été envoyé en camp, ce n'est pas du tout son truc, cependant, me dit-il: "En occident, ils mentent sans arrêt, dans tous les médias, comme chez nous au temps de l'URSS. En réalité, j'ai l'impression que les choses ont basculé: ils commencent à vivre comme nous vivions, et ici en Russie, on commence à vivre comme on vivait en Europe.
- C'est aussi mon impression, mais des tas de débiles s'obstinent à croire que Poutine égale Staline et qu'il y a un agent du KGB derrière chaque réverbère. Vous n'avez pas vu la vidéo du dissident Vladimir Boukovski sur ce sujet? Comme Soljénitsyne, il avait tout compris. En Europe, on nous installe un bolchevisme capitaliste qui vise à la dictature mondiale. D'ailleurs, rien que le nom russe de l'Union Européenne inspire des inquiétudes: Evrosoyouz. On voit tout de suite la correspondance avec Sovietski Soyouz!"
Valeri a un terrible mal du pays, il se sent très seul, il ne comprend pas comment je fais pour ne pas être dans le même cas. Il s'est procuré une télé, il ne peut pas vivre sans, et en Allemagne, il languit après la télé russe... Il ne supporte pas les pelouses impeccables des Allemands, il se demande ce qu'il fout là bas; les gens ne sont pas solidaires, il ne parle pas leur langue, tout se monnaye... Dieu veuille le ramener chez lui, ou même à Stavropol, car il ne supporte pas le climat de Saint Pétersbourg, notoirement malsain, sans parler de la nuit polaire. Mais en Russie, chez lui.
Le couple lamentable vit là bas des subsides que les Allemands distribuent aux étrangers. Sans travailler. Et pour le beurre dans les épinards, il y a ce qu'il reste d'argent au beau-père.

"J'ai déjà vécu dans votre futur, cela n'a pas marché"

jeudi 12 septembre 2019

Dernière grâce


Derniers jours de cet été indien qui est venu à l'issue d'un été qui n'en était pas un. Hier, je suis allée me baigner dans la Vioska, sans doute pour la dernière fois de l'année. L'eau était un peu fraîche, mais pratiquable et si revigorante, si propre, j'ai nagé avec délice, avec un bonheur infini, à travers les reflets bleus et les ombres mordorées. Rita guettait sur la berge sablonneuse. L'air était tiède et léger, mouvant, et les roseaux murmuraient avec douceur. J'ai fait une aquarelle sous un soleil chaud et clément.
Aujourd"hui, j'ai fait une dernière sieste dans le hamac, irais-je encore me baigner demain, la toute dernière fois? Samedi, il ne fera plus que quinze degrés, et il faudra espérer tout l'hiver avoir un été normal...
J'ai raté la fête d'Alexandre Nevski à l'église de la Transfiguration, parce que je suis une grosse flemmasse et j'ai vu avec consternation que notre évêque avait profité de l'occasion pour consacrer le hiéromoine Pantaléimon, qui me semble si intelligent et si radieux, higoumène du monastère saint Daniel.  
Ca m'apprendra...
Je ne voulais plus acheter de fleurs, j'en ai bien assez, maintenant, et on m'en offre beaucoup, mais j'ai vu, chez la petite dame qui vend des épices, de beaux chrysanthèmes. C'est tout ce qui va continuer à fleurir dans les jours qui viennent, déjà, tout s'endort, dans cette chaleur légère, cette lumière dorée immobile, ces frémissements mélodieux des feuillages et des roseaux, et les oiseaux ne chantent plus. On dirait que tout est suspendu, et cela me rappelle la venue de la grâce au sein d'une prière: le temps s'arrête et s'approfondit, l'âme écoute.


La Vioska

Les chrysanthèmes

Le lac

lundi 9 septembre 2019

La télé, plus jamais!

Plus jamais la télé, pourquoi faire? Comme me l'a dit la journaliste: "C'est sympa, de passer à la télé!" Je ne vois pas en quoi c'est sympa. Cela peut avoir l'avantage de me donner la parole pour dire aux Russes des choses qui me tiennent à coeur, mais justement, ce n'est pas ce que la télé me demande. Ou pour parler de mon livre, dans l'espoir qu'on le publie ici,mais je doute que ce soit très efficace, quand l'occasion m'est donnée de le faire, car là encore, on s'attend à ce que je dise sur le sujet toutes sortes de conneries. Passer à la télé, c'est se laisser utiliser par elle, de plus gratuitement, c'est-à-dire que c'est un vrai travail, non rétribué, qui laisse crevé. Je n'ai pas su dire non, mais je sens que ça vient.
Tout, dans cette expédition, était faux; fabriqué d'avance, et en plus, prévu de travers, ce qui était encore plus fatigant, pour moi, et pour la journaliste et le cameraman de service. J'ai fait semblant d'arriver par le train. Le musée du jouet était fermé, car c'était lundi, à la laure de la Trinité saint Serge, personne n'avait donné d'autorisation, parce que sans doute personne ne l'avait demandée, on a filmé vite fait en contrebande au milieu des Chinois grouillants. J'ai refusé de faire semblant d'aller me recueillir sur les reliques de saint Serge, ou je vais me recueillir pour de vrai, ou je reste dehors. Me recueillir pour la photo, non.
Comment "faire de l'humour" quand on vous fait tourner le même truc cinq fois d'affilée en disant quelque chose de convenu? Comment manifester des émotions?
Le seul intérêt de la chose, c'est que j'ai rencontré un jeune guide, censé me faire tout visiter, et à qui on a fait le même coup des phrases dictées, et une responsable locale qui ont pris mes coordonnées pour me communiquer les manifestations qu'ils organisent, expositions d'artisanat authentique, par exemple. Nous avons eu un moment, pendant que les jeunes gens de la télé s'occupaient de leurs affaires de télé, pour discuter agréablement. J'ai aussi découvert un beau point de vue sur l'ensemble du monastère, et là, ça a duré un moment, il fallait faire semblant de photographier, puis répondre avec naturel à une question posée dix fois de suite, en vertu de quoi, j'ai eu droit à deux crêpes qui faisaient partie du scénario, et je n'avais rien bouffé de la journée, car l'équipe était arrivée beaucoup plus tôt que je ne le prévoyais.
Je me disais en mon for intérieur que les mêmes recettes devaient être appliquées aux politiques, à l'information, du genre "viens ici, coco, tu vas répondre, quand je te poserai la question sur la présence russe au Donbass, que tu as vu défiler des chars par centaines..."
Bref, la télé, non!!!!
D'ailleurs, je me demande ce qu'elle me trouve...
Le chauffeur était très gentil avec Ritoulette. Enfin d'ailleurs, les deux autres aussi, simplement, comme me l'a dit le cameraman lui-même: "Bienvenue dans le monde merveilleux de la télévision"! C'est leur boulot qui est comme ça...
Cela serait tellement plus intéressant, si tout cela était vrai, si on s'intéressait vraiment aux réactions d'une Française devant la Russie, s'il y avait un réel souci de comprendre quelqu'un, de voir son pays à travers ses yeux sous un angle différent. Mais la télé est réellement quelque chose de démoniaque.

Le point de vue sur la laure. Le coin s'appelle la colline des crêpes parce que les pèlerins en mangeaient à cet endroit, ce qui d'après la journaliste était "aussi important que d'aller voir les reliques de saint Serge"...

dimanche 8 septembre 2019

Portes du ciel

C'était aujourd'hui la fête votive de notre cathédrale consacrée à l'icône de la Mère de Dieu de Vladimir. Liturgie épiscopale, avec chirotonie d'un diacre, devenu prêtre de campagne. J'ai fait prier pour l'archevêque Jean, devenu à mes yeux l'équivalent français du métropolite Onuphre, dans sa résistance courageuse contre les manoeuvres ténébreuses et les détestations irrationnelles et hystériques Les paroissiens sont si gentils avec moi, j'ai l'impression qu'ils en rajoutent parce que je suis Française. La petite dame des cierges m'a spécialement refilé une grosse prosphore. Quand à l'évêque, lorsque j'ai reçu sa bénédiction, en lui désignant Katia et Nadia, parce que j'avais peur qu'il ne les oubliât derrière une rangée de vieilles, il m'a dit avec un sourure entendu: "Nous savons, nous savons; nous connaissons vos amies! Nous savons de tout de vous, comment vous chantez et dansez avec ces jeunes femmes, et comment vous prêchez la Russie aux Français dans votre blog!
Monseigneur Théoctyste et son nouveau prêtre (photo éparchie)
- Oui, monseigneur, mais je crois qu'il faudrait aussi la prêcher aux Russes!"
Il est simple, spontané, naturel et plein d'humour, ce sont des qualités que j'apprécie beaucoup.
Il a commenté dans son sermon l'évangile du jeune homme riche, disant que ce n'était pas tant la richesse qui était en cause que tout ce qui nous détourne de l'essentiel et que nous ne pouvons nous résoudre à abandonner.
J'ai ensuite emmené comme prévu Didier et Martha à Rostov, et nous avons la chance d'avoir un temps absolument merveilleux, un de ces temps bénis russes trop rares qui donnent un avant goût de la béatitude éternelle. Or juste avant cela, prenant le café avec Katia et Nadia, nous avions discuté de ceux qui appréhendaient Dieu à travers la Création, tandis que d'autres s'en détournaient volontairement, des framboises paradisiaques cueillies dans la neige par saint Séraphim de Sarov pour Motovilov, du père Alexandre Schmeman, qui considérait les beautés de la nature comme le reflet des splendeurs inimaginables du Royaume promis.
Donc, j'ai revu le kremlin de Rostov avec Didier et Martha, et en plus des nuages fantastiques, bouclés, énormes et vibrants de lumière, nous avons eu les carillons du Kremlin d'abord, de la cathédrale ensuite, car nous approchions de l'office vespéral. On nous a proposé un tour en bateau sur le lac Nero. Le bonhomme qui nous a racolés pour cela était saoûl comme une vache et sentait fort la vodka Il m'a expliqué en chemin, que c'était dimanche et qu'il avait bu un coup de trop. "Je m'en suis aperçue, mais ne vous en faites pas, j'ai l'habitude!"
Au ponton, il s'est fait engueuler par le pilote de l'embarcation: "Vous comprenez, me dit-il, les gens qui viennent jusqu'à moi avec cet imbécile, pensent que je vais être aussi saoul que lui et ne pourrai conduire le bateau normalement"!
Didier et Martha

Je n'ai vraiment pas regretté l'expérience, comme je le prévoyais, voir Rostov depuis le lac sous de pareils nuages était complètement féérique, et de plus, il faisait si bon, soleil chaud, brise douce et fraîche. Même Rita était en extase. Nous avons traversé un champ de roseaux qui s'écartaient souplement devant nous, à la rencontre de grandes portes célestes bleues aux piliers éblouissants et énormes, il me semblait que cette barque m'emportait vers Dieu, j'ai eu une pensée pour ma mère qui, de retour de l'hôpital, m'avait dit devant de semblables architectures vaporeuses: "On dirait la porte du Paradis..." Quand nous avons longé le monastère saint Jacques, j'ai discerné un carillon au travers du moteur, et le pilote l'a arrêté. Dans le silence brusquement revenu, depuis les coupoles et les dômes, les murs blancs et les tours, les grandes nuées mauves, nous parvenait avec une profonde, une somnolente lenteur le vol de ces sons entrechoqués à diverses hauteurs, et j'en restais le coeur suspendu, entre le ciel et les eaux, à contempler cet ensemble irréel, et les jeux des lumières qui passaient au travers.
Tous les gens auxquels nous avons eu affaire étaient extrêmement aimables, s'efforçaient de nous dire des mots de Français, ce qui m'a fait plaisir, car cela donnait une bonne image de la Russie à Didier et Martha. Pour finir, nous avons acheté de l'hydromel à une jeune femme qui m'a dit: "Oh, vous êtes Française... vous savez donc ce que c'est que le cidre?
- Oui...
- Eh bien voilà, j'ai essayé d'en faire, voulez-vous me dire si cela y ressemble?"
Elle m'a servi un petit verre d'une boisson à la pomme. "C'est à monsieur que vous devriez le proposer, lui dis-je, il est du pays du cidre, et moi, je conduis!."
Didier goûte avec une moue perplexe: "Non, dit-il, ça, ce n'est pas du cidre. Mon grand-père en fabriquait. D'abord, il faut une sorte particulière de pommes et ensuite des fûts de bois."
Nous avons échangé toutes sortes de considérations sur la fabrication du cidre et du cognac, et pour finir, Didier a expliqué que la tradition se perdait. "Ah nous dit la jeune femme, c'est votre Union Européenne, avec toutes ses normes, nous, nous essayons de ressusciter tout ce que vous aviez, et eux, ils sont en train de vous le détruire!"
Elle avait tout compris.












samedi 7 septembre 2019

Fenêtres

Le mari de Liéna, Maxime, est venu m'installer les trois encadrements de fenêtre qu'il m'a faits pour la partie nord de la maison. Pour la partie sud, hélas, cela ne sera pas possible, car comme d'habitude, le tuyau de gaz; sans aucun souci d'esthétique, passe en biais au dessus des fenêtres et tellement au ras, qu'il n'y a pas la place de les encadrer, même en faisant plus simple. En revanche, l'année prochaine, de part et d'autre,on pourra faire une frise sur les frontons.
Maxime m'a dit qu'en refaisant le toit, on avait cassé les proportions traditionnelles, mais que cela était finalement heureusement rattrapé par les deux ailes rajoutées à la maison initiale.
J'étais sidérée de voir à quel point ces trois cadres transfiguraient la maison. D'abord, j'ai eu l'impression qu'ils avaient toujours été là. Ils ont transformé cette construction banalisée et américanoïde en maison russe.
Maxime est un homme rayonnant et calme, appliqué et sérieux. Un homme...
En fin d'après-midi, je suis allée avec Katia dîner à la ferme restaurant de Boris Akimov, qui a une association sur Pereslavl, "les gens heureux", qui regroupe entrepreneurs, agriculteurs, artistes... Nous n'avons pas trouvé sans mal, c'est dans un village perdu, avec des routes difficiles, mais l'avantage, c'est que presque toutes les maisons sont intactes, sans palissades ni toits métalliques, et dans un beau paysage forestier très apaisant. Le restaurant est une sorte de cabane ouverte sur les bois, l'hiver, il déménage dans la ferme proprement dite. Toute la famille s'en occupe, les enfants sont responsabilisés et responsables, dégourdis, aimables, la cuisine simple, mais assez raffinée, avec les produits de la ferme, un seul menu qui change selon les saisons et les circonstances.
Rita était absolument euphorique, elle adore sortir, et elle a une passion pour Katia.
Demain j'emmène le pâtissier Didier et Martha à Rostov, faire du tourisme. Ils n'ont pas de voiture, ça limite beaucoup les déplacements. Et lundi la télé m'emmène visiter Serguiev Possad pour filmer mes réactions et mes commentaires. Je connais déjà, mais paraît-il qu'on m'a préparé l'excursion du siècle. J'espère qu'ils auront prévu un fauteuil roulant, au cas où je ne pourrais plus mettre un pied devant l'autre...



mercredi 4 septembre 2019

Paralysie et hypnose

Cécile et Martin, à Cavillargues
Sur Facebook resurgit ce "souvenir" d'il y a quatre ans, que j'ai publié quand j'étais encore en France, un an avant de partir:

Nous sommes allées à Goudargues, avec mon amie hollandaise Cécile, nous asseoir dans un ce ces cafés au bord du canal, sous les platanes. Les vacanciers sont repartis, les terrasses presque vides, les rues engourdies. Tout est si beau et presque anormalement calme, dans la lumière de fin d’été. Cécile lit le journal d’un intellectuel juif d’avant-guerre : « Il décrit exactement cela, ses hésitations à partir, le calme du quotidien, les gens anesthésiés qui ne veulent pas savoir, qui pensent qu’il ne faut pas exagérer, que tout va s’arranger.
- Oui, et pour aujourd’hui, je suis persuadée du contraire mais je subis une sorte de paralysie de la volonté, je m’enfonce dans ce calme illusoire sans cesser d’éprouver une sourde crainte, comme une souris devant un serpent python. Il y a quelque chose de fondamentalement trompeur dans les sociétés occidentales, et on te le propose comme la réalité. Or c’est juste une façade, comme une publicité sur une maison en ruines. »


Il m'est alors revenu cette impression de paralysie de la volonté, peut-être n'avais-je pas encore pris complètement la décision de partir, en tous cas, je n'avais pas encore acheté de maison, j'y pensais déjà, et j'avais du mal à me bouger. J'ai eu plusieurs discussions de ce type avec Cécile. Un jour que nous nous promenions dans la superbe campagne des environs de Cavillargues, elle m'avait dit: "Tout est si beau, si paisible, et en même temps, presque trop. Trop immobile, cela a quelque chose de presque inquiétant, de presque menaçant."
Et pourtant, Cécile elle-même était toujours sereine, aimable et joyeuse.
Une autre fois, toujours à Goudargues, nous avions pris une glace à la terrasse d'un café, le long du canal, il y avait un festival d'orchestres d'instruments à vent venus de toute la France, seulement des jeunes gens, des jeunes gens avec de bonnes bouilles saines et normales, de ceux qui sont la cible préférée des "déséquilibrés" exotiques qui, maintenant, en violent, tabassent,  étripent ou égorgent presque un par jour, c'était si bon enfant, si charmant, si français, et en même temps, si triste, en raison de ces pressentiments que nous avions l'une et l'autre. Et je savais que j'allais partir, dire adieu à Monet, Renoir et Van Gogh, à Debussy et Ravel, à Molière et Racine, à Baudelaire et à Rimbaud, enfin pas à leurs oeuvres, mais à ce qui les avait faits ce qu'ils étaient, ce qui avait été la matière de leurs créations, et qui se trouvait figé dans ce calme trompeur  précédant la tempête.
Avec Sophie, j'avais évoqué cette curieuse "paralysie de la volonté", et elle pensait qu'elle était le résultat de quelques sombres manoeuvres, d'un empoisonnement, car elle aussi la ressentait fortement. Oui, sombres manoeuvres, celles de l'Ennemi du genre humain qui cherche à en achever la destruction de la manière la plus dégradante qui soit.
Cette impression de paralysie de la volonté et de calme mortel, ici, je ne l'ai pas, mais le souvenir de Goudargues et de Cécile m'emplit de larmes. 
Quand je me suis retrouvée ici, avec toutes les péripéties du déménagement, du voyage et de l'arrivée sous la pluie dans une maison glaciale et en travaux, sans meubles, sans eau, mon premier cri du coeur a été: "Qu'es-tu venue foutre dans cette galère?" Mais quand on s'est enfin décidé à monter dans sa galère, ou son arche, ou sa barque de Charon, il n'est plus temps de paniquer, et j'ai découvert un fait curieux: à la place de la paralysie de la volonté et de la sourde crainte, une mobilisation intérieure que je n'avais peut-être jamais connue. Je ne voulais pas, et ne veux toujours pas, d'ailleurs, nostalgie ou pas, faire la statue de sel...
Ma cousine me dit qu'elle ne pourrait jamais quitter la France, et en effet, on se s'expatrie jamais facilement, sauf dans les hautes sphères pour lesquelles, comme dit Attali, le monde entier est un hôtel de luxe, une plantation de coton avec des nègres blancs ou noirs, que l'on déplace comme des pions et massacre par millions dans des guerres manipulées. Quand l'exil est volontaire, il répond à une nécessité intérieure. Sinon, il est le fruit du désespoir, la valise ou le cercueil. Ou le fait d'une volonté de conquête, de s'approprier les terres, les richesses et les femmes des voisins... Or moi, je tiens viscéralement à la France, et maintenant, pour d'autres raisons, tout aussi viscéralement à la Russie. Et j'assume de servir de lien entre l'une et l'autre.
En relisant ce souvenir, j'ai eu l'impression de comprendre bien des choses, mais d'une façon intuitive, informulée. Car la menace existe aussi en Russie, je m'en rends compte en lisant certains commentaires ou en écoutant les gens, mais je suis mobilisée, et autour de moi, il se passe des choses, un combat se déroule, dans lequel je peux m'inscrire de diverses façons, alors que là bas, j'ai toujours eu l'impression de patauger seule ou quasi seule dans un marécage, où de simplement arracher une jambe après l'autre à la succion sournoise de la boue étale, tranquille et tiède exige des efforts surhumains, et où l'on finit par rester, la volonté paralysée, à couler sur place, avec une sourde crainte. Bien sûr, on peut prier, c'est d'ailleurs ce que je faisais, et c'était même la seule chose à faire. Car on ne sait plus à quoi se raccrocher pour se rétablir, s'unir, lutter. Il y avait pour moi, dans toute la France, le monastère de Solan, ses moniales et ses fidèles, je n'avais rien en commun avec tous les autres, pas d'idées ni d'oeuvres communes, pas de stimulation extérieure, pas d'écho. Je m'étais dit déjà en 90, devant la Russie ravagée: "Ici se déroule la grande bataille entre le bien et le mal, et le Christ y recrute ses guerriers, alors que chez nous, le combat est perdu depuis longtemps et il y règne la paix des cimetières..."
Pourtant, je n'ai plus trop envie de lutter, et je lutte assez mal, mais je n'ai plus cette impression d'être une souris hypnotisée par un serpent python. En revanche, je vois en perspective, d'où vient et où va le python à multiples têtes, ses sortilèges et ses incantations, et surtout, ici, je suis loin d'être la seule dans ce cas, même si l'on y rencontre pas mal d'hypnotisés, également. Quoiqu'on en dise ici, ou chez nous, le combat n'est pas gagné. Et il se joue ici, dans la résistance du monde russe aux souffles délétères du Sauron occidental. Mais je prie plus difficilement. Cela dit, comme disait le père Victor sur le village perdu qu'il a ressuscité, il y a un temps pour prier, et un temps pour construire une arche. (https://chroniquesdepereslavl.blogspot.com/2019/07/monter-dans-larche.html )
Et le père Valentin m'a déclaré de son côté: "S'il y a encore en vous de la force vitale, c'est pour vous en servir". 
Dont acte... 

lundi 2 septembre 2019

La vache

Je voulais aller dessiner en ville, sur le "val", mais la voiture est restée sans réaction, plus de batterie. J'avais oublié d'éteindre les phares. En principe, ma voiture couine, quand ils restent allumés, je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas m'en apercevoir. J'ai donc décidé d’aller à pied avec Rita jusqu'à la chapelle, sur l'ancienne berge. Mais Georgette voulait absolument nous suivre, ce qui est beaucoup trop dangereux, et j'ai fini par l'engueuler, ce qui, du coup, a terrorisé Rita, et je suis partie seule.
 En chemin, j'ai rencontré une vache, et aussi des tas d'ordures. L'autre jour j'ai vu un type, genre tadjik, qui arrivait en voiture et jetait sournoisement quelque chose. Il avait l'air complètement idiot et grossier, et il faut l'être pour se comporter ainsi. Près de la chapelle et de la croix, qui commémorent le monastère détruit et son cimetière, c'était pareil: cadavres de bouteilles et papiers gras. Je me suis avancée pour ne pas voir cela, qui me déprime à chaque fois. Le panorama était fantastique, avec un immense nuage, tiré comme une couverture ourlée de lumière sur la moitié du ciel, et je voulais faire une aquarelle, mais il n'y avait ni vent ni soleil, et des moustiques virulents ne m'ont pas permis d'aller plus loin qu'une esquisse. Je l'ai terminée chez moi...
Au retour, la vache m'attendait au milieu du chemin. J'ai commencé à lui parler doucement, pour ne pas l'indisposer, c'est gros, une vache... elle est arrivée en gambadant. Je l'ai caressée. Elle était très gentille, je crois qu'elle s'ennuyait et que, comme moi, elle en avait marre des moustiques. Oui, nos animaux, grâce auxquels nous vivons, sont si gentils, si confiants, et nous les traitons souvent si mal...
Sur facebook, j'ai vu que notre évêque était venu féliciter des écolières dont c'était le jour de la rentrée. Je me suis sentie un peu jalouse, car dans mon enfance, jamais aucun évêque n'est venu me soutenir en ce jour atroce! Surtout pas un évêque intelligent et humain comme le nôtre.

Mon amie la vache

Le croissant se lève