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mardi 20 décembre 2022

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Extrait:

Fédia, à l’étape de Pereslavl, au retour de Rostov, réussit à fausser compagnie au convoi pour revenir au village. Alors que tout le monde était couché au monastère saint Nicétas, il annonça au détachement cosaque son intention d’aller se baigner nuitamment dans la source de saint Nicétas le stylite, ce qui déclencha toutes sortes de commentaires grivois auxquels il fit semblant de ne rien comprendre. Il se fit ouvrir la porte et s’esquiva discrètement à cheval.

 La lune inondait la surface du lac, et des nuages y miraient leur troupe évanescente, aux draperies blêmes et métalliques. Il longeait ses vastes berges escarpées et désertes, couvertes de graminées et de fleurs sauvages que balayait un vent doux. Avec exaltation, il revit la plage où il avait incarné Yarilo et dansé jusqu’à l’extase. Il mit pied à terre, s’agenouilla sur le sable humide, baigna ses joues d’eau fraîche, laissa son cheval boire et marcher tout seul. Le monastère, posé sur la colline, se désintégrait dans la pénombre brumeuse et lunaire, ses coupoles allumaient des étoiles sourdes audessus de l’eau argentée qui se plissait en chuchotant.

 Il atteignit le hameau, et vit qu’une lumière brillait encore, à la fenêtre de l’isba où vivait la rouquine, une faible lumière. Il attacha son cheval à distance, dans un bosquet, et s’approcha pieds nus, ses bottes à la main. Il enjamba la barrière. Le chien, qui le reconnut, vint le renifler en jappant, il le caressa pour le faire taire. La porte s’entrouvrit et il chuchota : « Paracha… C’est moi. Yarilo… »

Il voyait sa chevelure rousse enflammée par la lueur qui provenait de l’intérieur de l’isba. Elle s’élança à sa rencontre, et il la reçut sur sa poitrine, entre ses bras ouverts qu’il referma aussitôt, la faisant tourner et la soulevant, et l’embrassant à pleine bouche. Elle l’entraîna dans l’isba, où elle lui annonça qu’elle était enceinte, et qu’elle aurait de lui un enfant magnifique, car son mari ne lui en avait jamais donné, mais Yarilo l’avait investi, lui, Fédia, pour remédier à cet état de choses. « Comment pourrait-il te faire un enfant, il n’est jamais là ? » s’étonna Fédia.

 Elle éclata de rire : « Il est parti faire un chantier, à Yaroslavl.

– Et il est content de la perspective ?

– Oui, il est content, nous aurons quelqu’un pour s’occuper de nous, dans nos vieux jours…

 – Je suis heureux de vous avoir rendu ce service… »

 Fédia en était vraiment heureux. Si le tsar le faisait mourir demain, sa descendance continuerait à danser sur la plage pour la saint-Jean d’été.

Il fit passionnément l’amour avec la rouquine, puis passa aux choses sérieuses : « Dis-moi, Paracha, tu m’as parlé des puissances cachées et du sachet qui les faisait voir…

– Oui, oui, barine chéri, ce sont des champignons… Tu sais le rouge, avec des petits points blancs…

– Le tue-mouches ?

– Ne te trompe pas dans les doses. Dans un sachet, tu as juste la dose, avec d’autres ingrédients qui tempèrent. Tu veux essayer ? »

 Elle lui confectionna une potion. Fédia était un peu anxieux, mais il lui faisait confiance. Il l’ingurgita, elle aussi, et ils sortirent dans la prairie, sous les étoiles. Ils s’éloignèrent vers le lac, à travers le bois. Fédia entendait les moindres bruits avec une netteté inhabituelle, et il voyait les visages frustes et bosselés des arbres qui tanguaient à sa rencontre, leurs prunelles d’ombre mouvante, leurs multiples mains dansantes, leurs bouches qui ruminaient le vent, et la lune aveuglante, et les ponts de lumière que se lançaient de l’un à l’autre les astres dans la nuit. Tout cela fonctionnait ensemble, le ciel et la clairière, les arbres et le lac, dont il s’approchait fasciné, et qui le regardait de ses innombrables yeux fugaces, bleuâtres sur l’eau noire, et étrangement malicieux, presque impudents.

« Barine, barine, souffla sa compagne, ne va pas là-bas, tu serais une proie de choix pour les ondines… »

 Il entrouvrit les lèvres dans un sourire enivré : « Je n’ai pas peur d’elles. Ce sont elles qui pourraient avoir peur de moi ! Je n’ai encore jamais violé d’ondine !

– Barine, écoute-moi, il ne faut pas faire le présomptueux… écoute-moi. Si tu veux te baigner, il faut se concilier les ondines. Je vais t’apprendre cela… »

Paracha prit dans le sac qu’elle avait apporté, avec une couverture qu’elle étendit sur l’herbe, du pain, dont elle alla jeter quelques morceaux en offrande, dans le lac. Puis elle se mit à chanter de son étrange voix perçante :

 

« La semaine des ondines,

les voilà toutes assises

 Oui, tôt le matin, les voici assises

 Les ondines étaient assises

Tôt le matin, elles regardaient les filles

 Elles regardaient les filles, elles leur demandaient :

 Hé les filles, donnez-nous une chemise

Tôt le matin, donnez-nous une chemise,

Une jolie chemise verte bien brodée,

 Oh, tôt le matin, bien brodée. »[1]

 

Fédia se déshabilla et se glissa dans l’eau, qui était déjà un peu fraîche, mais son corps brûlait. Il fit quelques brasses dans ces ténèbres glissantes, et les vit qui le convoitaient de leurs prunelles brillantes, avec leurs longues chevelures, et leurs membres souples, couleur de lune. Elles traçaient une ronde autour de lui, dans un nuage de bulles, et lui disaient des mots aquatiques inaudibles. Paracha l’avait protégé, elles n’approchaient pas, mais ce n’était pas l’envie qui leur en manquait, et elles essayaient de le persuader de venir plus près, avec des sourires enjôleurs.

Paracha vint le rejoindre dans l’eau et traça autour de lui des signes de croix, pour les faire reculer, puis, le prenant par la main, elle le ramena au rivage. Elle le fit asseoir dans l’herbe, et s’étendre sur la couverture qu’elle avait apportée. Le vent passait sur eux avec des frôlements soyeux. Son esprit en suivait les moindres mouvements, en percevait les moindres murmures, par-delà, les stridulations des grillons, et soudain, le cri terrifiant d’un oiseau de nuit qui venait de loin, se rapprochait, et traversait l’espace. « Barine, dit la jeune femme, c’est dangereux pour toi comme pour moi de venir me voir.

 – Je voudrais apprendre ce que tu sais…

– Il n’est pas sûr que l’idée soit bonne. Qui apprend trop vieillit vite….

– Je t’apprends l’amour, tu m’apprends la magie…

– Tu n’as pas besoin d’apprendre la magie, barine, tu es la magie. Je veux mettre ton bel enfant au monde, le nourrir et l’élever, sans qu’on vienne ici me faire mourir avec lui, tu comprends ? »

Fédia, pris de vertige, lui saisit la main. Il lui semblait que la lune l’aspirait comme un gouffre. « Tu vas te marier, barine, dit-elle.

– Moi ? Tu plaisantes ?

– Avec une belle princesse, très jeune, plus jeune que toi. On te la prépare déjà…

– Je ne veux pas me marier. Je peux mourir du jour au lendemain…

– Tu l’aimeras, tu auras des enfants avec elle. C’est parce que tu es magique, que le tsar t’aime, barine.

– Mais je vais changer et mûrir, me couvrir de poils et de barbe, comme mon père et comme le tsar. »

La jeune femme se retourna sur le ventre pour le regarder, sous la lune. Il avait juste une ombre de duvet soyeux sur la lèvre supérieure. Elle lui massa le visage et souffla doucement dessus : « Cela ne viendra pas tout de suite, et tu seras ensuite un très beau loup velu avec des joues qui piquent ! »

Des nuages écharpés se déchiraient au ciel, la lune maléfique roulait entre eux comme une balle, qu’ils se disputaient à coups de becs et de griffes. « Tu restes encore longtemps, barine ?

 – Deux ou trois jours… »

 Fédia eut tout à coup peur que le tsar, en l’envoyant à Pereslavl, l’eût précisément dirigé sur l’origine du pétale d’iris, des gousli et du collier d’amulettes, et en eut froid dans le dos. Une présence montait dans le ciel, comme un immense archange glacial et fulgurant.

 « Écoute-moi, dit Paracha la rouquine, je vais te transmettre mes dons. »

Elle se releva et se mit à tourner autour de lui, tantôt chantant et tantôt chuchotant, dans un sens puis dans l’autre, et ses cheveux volaient, ses yeux brillaient, il lui semblait voir parfois une petite fille et parfois une vieille femme. Il ne comprenait pas les mots qu’elle disait. Il avait le vertige. L’archange fuligineux plongeait au loin, dans le lac, ses pieds d’or, et levait un glaive rayonnant qui fendait les nuées obscures. Elle s’arrêta, posa ses paumes sur les siennes, et il sentit une grande chaleur irradier ses bras, presque jusqu’aux coudes. « Je ne transmets pas de mauvais dons, je ne fais pas cela, barine. Tu pourras soigner : les verrues, les brûlures, les maux de tête, les articulations. Ton tsar aura mal à la tête, tu mettras tes mains sur ses tempes, sur son front, comme cela, sur sa nuque, et cela lui passera, barine. Il sera content, car il aura de plus en plus mal à la tête, et mal aux os, et fais bien attention, des gens cherchent toujours à l’empoisonner, mais toi, tu devineras le poison dans les coupes. Il te suffira de sentir le liquide ou les aliments, et je te donnerai aussi des contrepoisons, mais pour les simples, il faut juste apprendre, et les dons, c’est autre chose. Tu lui donneras le sommeil, tu le lui donnes déjà. Et pour les mots, les mots qu’il faut dire, tu les trouveras seul, les mots des forces, de tes forces… Ceux qui te viendront sur les lèvres seront les bons, car la magie est en toi… »

 Elle posa les doigts sur la bouche du garçon, sa chair vibrait, il claquait des dents. Depuis la forêt monta un long cri modulé, mélancolique. Et Fédia aperçut un loup qui s’aventurait dans la prairie. Il serra la main de la rouquine, qui restait impassible, fascinée. C’était un loup parfaitement noir, avec des yeux phosphorescents. Les pieds de Fédia lui semblaient pousser de profonds prolongements dans la terre, sa tête ballait dans le vent et les étoiles, comme la cime des arbres, la main de la rouquine était son seul point d’humanité brûlante, tout le reste se fondait dans le végétal, l’animal et le minéral environnant. Il voyait le loup avancer avec calme, comme s’ils n’étaient pas là, comme s’ils n’étaient qu’une partie de la forêt, mais c’était quand même sur eux qu’il se dirigeait, sur eux que se posaient ses yeux brillants, deux croissants de lune dans le velours mat de son pelage. Il les renifla, décrivit autour d’eux deux ou trois voltes. Puis il s’éloigna.



[1] Incantation populaire

Le livre existe en version électronique

dimanche 18 décembre 2022

Gouffre blanc

 


Valérie est tombée malade, juste après avoir acquis sa maison. Tout le monde est malade, mais au moins, on ne parle plus de covid et on n’emmerde pas les gens avec des masques, des tests et des vaccins. Nous avons tous la grippe, la bonne vieille grippe. C’est en train de m’arriver aussi, je prends des vitamines, de l’infusion anti grippe du Cubain Ibrahim...

Hier, j’ai vu que le métropolite Onuphre condamnait les prêtres qui commémoraient encore le patriarche Cyrille. J’en ai été très affectée, et j’ai appelé le père Valentin qui s’est écrié rageusement : « Et que voulez-vous qu’il fasse, dans la situation où il est ? Qui pourrait lui jeter la pierre ?

- Je ne veux rien du tout, à part savoir ce que vous en pensez...

- Personne ne juge ni ne commente ce que dit ou fait le métropolite Onuphre en ce moment, et cela, du haut en bas de la hiérarchie !

- D’accord, ce que vous me dites me suffit. »

C'est pourquoi je ne m'occupe plus du groupe de soutien que j'avais créé il y a plusieurs années. 

Les nouvelles d’Ukraine sont effrayantes. Toujours les mêmes démons ont réussi à nous jeter les uns sur les autres, comme en 1789, comme en 14, comme en 17, comme en 40, prêts à tirer les marrons du feu qu’ils nous ont allumé. Je suis en colère contre les duettistes orthodoxes que j’ai virées et tous ceux qui leur ressemblent, éternels dupes enthousiastes de ceux qui nous détruisent. Actuellement, le gouvernement polonais rêvant, dans son infinie stupidité,  de revanche sur les Russes, une partie de sa population, envahie par les réfugiés ukrainiens, fout le camp en Allemagne, car elle n’a pas envie de participer au remake de la guerre de 40 que s’efforce de réaliser l’OTAN en Europe, contre la volonté de la majorité des gens, ou à leur insu. Du coup, on se demande où vont se réfugier les Allemands et Dany affirme qu’il ne restera plus aux Français qu’à se jeter à la mer... Personne ne veut se faire trouer la peau pour la finance mafieuse ni la reconstruction du mythique empire khazar sur les ossements des slaves orientaux. Nulle part. Les Russes qui y vont, et les combattants du Donbass, savent bien qu’ils sont la cible de cette bande de malfaiteurs, et qu’on ne les laissera pas tranquilles jusqu’à la destruction de leur pays façon Lybie, mais les autres, on a beau les affoler de propagande et les confire dans la haine, ils sentent bien qu’on les pousse à l’abattoir, ils renâclent. Ils ne sont pas portés par le genre de motivation qui peut soulever de grands mouvements massifs, à part celle du sauve-qui-peut. Histoire d’utiliser une recette bien éprouvée, on essaie d’officialiser la thèse du « génocide » des Ukrainiens par les Russes, soit l’holodomor, dont ces derniers ont été largement victimes eux-mêmes, car si génocide il y avait, c'était façon Vendée, un génocide de paysans chrétiens et non pas exclusivement "ukrainiens"; mais il vaut mieux ne pas faire remarquer qui étaient les bourreaux des uns et des autres et qui jetait les Russes les uns sur les autres. Tant de perfidie et de vilenie soulève le coeur. Je suis heureuse de me trouver là où les gens qui recourent à de tels procédés ne règnent plus tout à fait, et s’ils parviennent à leurs fins, alors je mourrai avec les Russes, car il n’y aura plus rien d’autre à faire.

En dépit de tout cela, je sors le matin déneiger dans le vent et le silence ouaté, sous des nuages lumineux et irisés, où le soleil transparaît comme un beau secret, ou un souvenir, ou une promesse. 
Ce matin, il était tombé tellement de neige que je ne voyais plus l'escalier. Dégager tout cela m'a pris une heure, et encore n'ai-je pas fignolé. Valérie devait communier, moi aussi, et j'avais proposé d'aller à l'église des quarante Martyrs, mais arriver jusque là par un temps qui frôlait la catastrophe climatique, c'était l'exploit. Je suis restée bloquée deux fois en essayant de me garer, et j'ai été secourue par le gardien géorgien de l'église qui déneigeait, lui aussi. Quand il a su que nous étions françaises, il nous a demandé "un euro en souvenir". Valérie lui en a trouvé un, car moi, je n'en ai plus depuis longtemps. Il s'est enquis de ce qui se passait chez nous, qu'est-ce que c'était que ces hordes qui cassaient tout dans les rues dès que nous avions un match de foot. "Restez ici, nous dit-il, là bas, c'est la pagaille!"
Nous pensions trouver Jason a l'église, mais il avait été moins fou que nous, il n'y était pas. Nous avons vu son père spirituel, le père Jean. Quand il a quitté l'Amérique, son père spirituel de là bas lui a dit de le remplacer par le prêtre le plus gros qu'il pourrait trouver, car il serait sûr qu'il était bon. Et en effet, le père Jean est très réputé avec une communauté soudée, et il est très gros. Sa liturgie est avec office d'intercession intégré, tout le monde chante un psaume avant d'aller baiser la croix. Pour le fervent Jason, c'est parfait, pour moi, c'est un peu trop, j'aime ma cathédrale.
A la sortie, la tempête de neige n'avait pas cessé. Je pensais montrer le lac à mes amies, mais, au son d'un carillon ouaté et intermittent, nous nous sommes retrouvées devant une béante et énorme blancheur, un gouffre sans limites, vaguement phosphorescent, vaguement irisé. 
Je leur ai montré le musée de Pereslavl, et j'ai été une fois de plus ébahie par la beauté et la force spirituelle des icônes qui y sont exposées. Les icônes, dans mon jeune temps, m'ont convertie mieux que n'importe quel texte religieux. Ces icônes du XVI siècle ou plus anciennes, proviennent toutes d'églises de Pereslavl et de la campagne environnante, j'imagine que toute la Russie d'alors était peuplée d'images semblables, et de même que dès l'enfance, les gens étaient imprégnés de musique, de contes, de poésie et d'épopées, ils avaient dès l'enfance, de pareilles visions sous les yeux. On traite Ouspenski d'extrémiste, parfois, mais je voyais la preuve de ses thèses devant moi. Au XVII° siècle, déjà, seulement cent ans plus tard, sous l'influence occidentale introduite par les Ukrainiens, nous n'avons plus que des tableaux religieux anecdotiques et ornementés, au lieu de pures visions pleines de grâce qui nous ouvrent un autre monde, l'au-delà tout à coup très proche, et splendide, captivant. Je regardais une Mère de Dieu à la fois complètement disproportionnée et totalement harmonieuse et je voyais un autre univers où le corps transfiguré n'avait plus de limites et où la couleur devenait profonde, comme le temps qui s'ouvre sous la surface du présent. Le malheur est que même les icônes "canoniques" d'à présent n'ont ni cette force, ni cette transparence, ni cette présence, à part celle de père Grégoire, et de ce même Ouspenski.

Publication

 



Extrait: 

Lorsqu’elle fêta ses dix ans, son grand-père lui dit: « Tu vois, ma chérie, c’est fini maintenant, il y aura toujours deux chiffres à ton âge, jusqu’à ce que tu deviennes centenaire, si tu as de la chance... »

Lucile en fut si triste et terrorisée que, dans sa belle robe de fête en Liberty à volants de dentelles, elle s’enfuit dans la forêt en abandonnant tous ses cadeaux, le gâteau et les dix bougies. Etait-il possible que bientôt, elle devînt vraiment grande et stupide et laide, comme toutes ces adolescentes qu’elle voyait à la sortie du lycée, avec leurs coiffures ridicules, leur maquillage bariolé et leurs ricanements de chèvres? Qu’elle se mît à fréquenter le café du Commerce et à fumer des cigarettes? Puis à travailler et à faire ses courses, comme les mères de ses camarades d’école, le cheveu permanenté, les traits tirés, l’air morne, pareille à une espèce de poupée en plastique complètement défraîchie?

Perdue dans ses tristes pensées, elle suivait son sentier habituel, celui qui longeait la lisière des bois et ramenait le promeneur vers le village au bout de quelques centaines de mètres. Mais il semblait aujourd’hui n’avoir pas de fin, et la lumière déclinait quand la fillette s’avisa qu’elle se retrouvait, elle ne savait comment, devant la même assemblée de grands sapins où elle avait aperçu le mystérieux manoir.

Son coeur se glaça et elle se hâta en sens inverse. Mais la lune apparaissait déjà dans le ciel mauve qu’inexplicablement, elle n’avait toujours pas identifié son sentier familier et ses pas la ramenaient au même endroit, près du manoir.

Le coeur battant, elle grimpa dans un chêne pour essayer de se situer: la forêt s’étendait à perte de vue, comme si son village n’avait jamais existé ou se trouvait à des kilomètres et des kilomètres. L’étoile du berger, palpitante et vive, accompagnait à présent le croissant, dans les voiles assombris du soir, et une chouette s’éleva, grise et silencieuse.

Effarée, Lucile commençait à comprendre qu’elle n’avait d’autre choix que de passer la nuit sur son arbre ou d’aller se réfugier au manoir et ne savait, de ces deux possibilités, laquelle l’effrayait le plus.

Alors des rires d’enfants lui firent baisser les yeux: ils étaient là, au pied du chêne, le petit garçon et la petite fille, ils lui faisaient signe. « Je me suis perdue, leur dit-elle, au bord des larmes.

- Mais non, tu es chez nous, lui répondirent-ils, viens! »

Lucile se laissa tomber de la plus basse branche dans l’herbe épaisse. Il ne faisait pas noir, encore, mais les choses avaient perdu leurs couleurs, elles étaient toutes d’un bleu cendré, seules les limites du ciel reflétaient encore les feux du soleil disparu. Plus que jamais, les deux inconnus avaient l’air de fantômes. Mais leurs mains étaient douces et tièdes, une brise légère secouait leurs dentelles et, à travers le grave frémissement des frondaisons, s’élevaient les trilles enchantés d’un rossignol.

A la suite des enfants, Lucile s’enfonça dans le bois de sapins. Il y faisait tout à fait nuit, mais le manoir était vivement éclairé: toutes ses fenêtres brillaient d’un éclat doré où scintillaient d’innombrables flammèches, des lueurs dansaient sur sa façade et sur le chemin qui menait à la grille grande ouverte et débarrassée de ses ronces. Lucile entendait de la musique, des cris et des rires et voyait passer, entre les piliers noirs du portail, des tourbillons colorés d’étoffes virevoltantes et de joyeux visages enfantins. Cela ressemblait à un bal masqué.

mardi 13 décembre 2022

Loth


 Un jeune homme de 28 ans, afin d'éviter d'aller se battre pour Zelenski et ses maîtres, a tenté de passer en Moldavie avec son chat et s'est fait prendre. Je lis beaucoup de choses navrantes, mais celle-ci m'a navrée plus que d'autres, sans doute parce que ce garçon ne savait pas que faire de son chat et c'est peut-être pour cela qu'il est parti avec lui. Les deux imbéciles que j'ai bloquées dernièrement me parlaient des "centaines de milliers" de Russes qui partaient en Géorgie ou au Kazakhstan, ils le font sans grand risque, et la mobilisation est bien loin de tous les concerner, mais en Ukraine, on enverra jusqu'aux femmes, aux gosses et aux vieillards, pour libérer la terre convoitée et déjà achetée par ceux qui ont préparé tout cela, et sont prêts à massacrer les deux camps jusqu'au dernier, comme des peaux-rouges. La chair à canon ne coûte pas cher et permet en sus de récolter des organes, c'est tout bénéfice. Si les soldats ukrainiens n'étaient pas tirés comme des lapins quand ils ne veulent pas y aller, peut-être fuiraient-ils comme les petits bobos russes, qui d'ailleurs se gardent bien d'aller prendre leur place et crient "gloire à l'Ukraine, gloire aux héros" depuis Tbilissi. C'est plus sûr.

Je vois pleurer des artisans français obligés de fermer, et menacés de se retrouver à la rue, faute de pouvoir payer leurs factures exorbitantes, alors que cette situation est entièrement artificielle, il n'y avait aucune raison d'en arriver là, si les peuples d'Europe comptaient pour leurs gouvernements; mais ils en font aussi bon marché que Zelenski du peuple ukrainien, et même, ils sont pressés de les faire disparaître, de les remplacer. Pour ces gens sans patrie, sans coeur, sans Dieu et sans culture, nous ne sommes tous qu'un troupeau qu'ils haïssent et méprisent, des sous-hommes.

Ma cousine bien aimée m'écrit qu'il "ne sert à rien de fuir", et que je suis dure avec mes compatriotes, car ils sont loin d'être tous fous dans la nef du même nom, ce qui est exact, mais qui tient la barre? Si je suis partie, c'est plutôt à la façon de Loth quittant Sodome et Gomorrhe, et j'ai du mal à ne pas me retourner et à ne pas finir en statue de sel, en vertu des cousines, parents et amis laissés là bas. Fuir n'était pas mon propos, ni même celui de ceux qui ont fait la même démarche, car il est fort possible que les démons à l'oeuvre finissent par mettre à feu et à sang le monde entier, ce sont ces démons que nous fuyons, ou plutôt leur épicentre. Pour ne pas en être solidaires, pour ne pas les laisser saccager nos enfants quand nous en avons, pour jouir d'encore un peu de liberté et de vie normale sans être assommés de discours ni de reproches idiots, ostracisés et dénoncés par nos voisins. Pour garder la parole. Je sais fort bien que si la Russie succombe, je mourrai avec elle, comme me le prédisait la femme du père Valentin, sa matouchka communiste, avec qui je rejouais don Camillo et Peppone tous les vendredis soir. Qui fuit, en réalité? Nous qui avons prédit tout ce qui arrive depuis des années, nous qui crions dans le désert, ou ceux qui se cramponnent depuis le même temps à l'illusion que les trente glorieuses n'auront pas de fin, alors qu'elles n'auront servi qu'à nous duper, comme le miroir les alouettes, et que la récréation est terminée?

Ici, à Pereslavl, nous sommes encore à l'abri, et s'il nous arrive de faire la fête, nous n'oublions pas ce qui se passe, en Ukraine mais aussi en Europe, et nous ne nous en réjouissons vraiment pas. Nous essayons simplement de tromper notre angoisse, notre tristesse et notre indignation, soulagés d'être néanmoins quelques uns à nous tenir chaud dans cette tourmente, au lieu d'être isolés au milieu des zombies, dans le vacarme des mensonges, des calomnies, des insultes, des imprécations et des sanglots de crocodiles, d'autant plus bruyants qu'ils sont plus faux et plus hypocrites. Dany me dit que nous sommes tous responsables à des degrés divers, et c'est évident, nous sommes tous solidaires dans le péché, au moins n'avons-nous pas fait l'autruche, au moins n'avons-nous pas participé, au moins avons-nous essayé de faire bouger la chape de plomb qui pesait sur la vérité et ne permettait ni de l'entendre ni de la voir. J'écrivais sur Facebook en 2013:

Combien de gens seraient prêts à entrer en guerre avec la Russie pour recevoir dans une Europe au bord du chaos une Ukraine dont seuls les Américains ont besoin? C'est ce qui nous pend au nez. c'est ce que nos maîtres désirent, et leurs laquais se précipitent pour les exaucer. Est-il possible que nous soyons si peu nombreux à le comprendre?

A ce moment-là, je ne rencontrai qu'indifférence et incompréhension, ce qui m'a rendue d'autant plus réceptive au conseil du père Placide, après la mort de ma mère. Non pour me mettre à l'abri, mais pour ne pas rester avec ceux qui approuvent les malfaiteurs internationaux qui nous ont créé cette situation, et avec ceux qui s'en foutent.


Cassandre

 

La bêtise aux cent mille bouches

Le grand tohu-bohu du diable

S’en va remplir ses desseins louches

En rameutant la foule instable

 

Chien noir de cet affreux berger,

Elle crie à tous les échos,

Pousse à cavaler nos troupeaux

Sur les chemins par lui tracés.

 

Et comme il y va volontiers

Le grand troupeau des imbéciles

A l’abattoir sans barguigner

Se pressant pour doubler la file.

 

Hurlant plus fort que tous les loups

Entonnant, joyeux, leur refrain,

Ils feront leur boulot demain,

Sans soupçonner de mauvais coup.

 

Pareil au taureau dans l’arène

Qu’aveugle le chiffon sanglant

Il va là où la mort le mène

Sans voir derrière ni devant.

 

Tous sont d’accord pour aller pendre

Ceux qui clamaient depuis longtemps

Que le chemin n’est pas à prendre

Que l’assassin nous y attend.

 

Et Cassandre sur son rempart

Peut verser des larmes amères,

Les idiots vont de toutes parts

Nous précipiter dans la guerre.

 

Il te faut prier en silence

Les mots trop vite déformés

Volent mal, au ciel éclatés,

Sur ce qui reste de la France.

 

Janvier 2015


lundi 12 décembre 2022

Les pétales du Donbass

 

les deux Maxime

Un repas chez Katia le « coach » a mis en présence Valérie, Lydia et Jason l’Américain. Jason est persuadé que la maison de Valérie ne se trouve pas par hasard dans les parages du tombeau de l’higoumène Boris. Il cite abondemment le père Sérafim Rose et s'émerveille de voir confluer, dans le coeur de la vieille Russie, tant d'étrangers qui fuient le Titanic occidental, la nef des fous. Venus d'horizons très divers, nous avons tous les mêmes prises de conscience. Valérie pense qu’il faut distinguer les Américains de leur gouvernement. Jason a soupiré : « Les Américains, c’est du pain et des jeux. Il y a pourtant une différence essentielle avec l’Europe, c’est le second amendement qui permet au citoyen d’être armé. » Or justement, le gouvernement français tente maintenant de désarmer ceux qui le sont encore. Pourquoi ?

Le dernier concert de l’Art-Bar était celui de l’ensemble Ladoni et du joueur de gousli Maxime Gavrilenko. Il fréquentait les cosaques de Skountsev, quand il était tout jeune et que je travaillais au lycée. Nous avions passé une soirée mémorable dans leur local, avec du cognac et des crêpes que j’avais cuites pour Skountsev,  lequel m’avait fait faux bond; et deux copains à lui. L’un d’eux était dans l’armée, et m’avait montré comment il ouvrait les boîtes de caviar avec ses dents, puis, m’ayant raccompagnée jusque chez moi, m’avait assurée que si j’avais besoin de lui, il viendrait tout de suite à la rescousse, tel un preux chevalier !

Maxime chante du folklore à sa manière, et utilise les gousli pour des compositions contemporaines, avec un batteur, un guitariste, et un joueur de hautbois. Le batteur chante aussi, en s’accompagnant à la guitare, il s’appelle également Maxime, il a une bonne tête, honnête et virile, et vient du Donbass. Les chansons étaient presque toutes composées par Maxime Gavrilenko, et elles reflétaient un patriotisme chrétien paisible et sensible, sans pathos, sans emphase. Le refrain de l’une d’elles était : « les enfants vont à Dieu sur les pétales du Donbass ».

Il faut dire que Maxime, comme Vassia Ekhimovitch, le vielleux, y est allé chanter, au Donbass, et il sait ce qui s’y passe. A la fin du concert, je suis allée me faire reconnaître, et son visage s’est illuminé au souvenir de la soirée dans le local des cosaques, et de son copain aux dents solides. Maxime pense que les derniers temps sont venus, que le conflit est métaphysique, eschatologique, et nous citait les psaumes entre deux récits de son expérience à Donetsk qui l'a visiblement  profondément impressionné. Il connaît mon père Nikita, qui est là bas, sous les bombes. J’étais avec Valérie et Katia, et il nous a soudain étreintes l’une après l’autre : « Que vous êtes belles, toutes les trois ! Que je suis content de vous avoir rencontrées ce soir ! »



Maxime chante Essénine

L'homme et l'océan

 Je me suis fait traiter de facho pour avoir cité Julius Evola par quelqu’un qui s’indigne lorsqu’on parle des croix gammées et des défilés aux flambeaux en Ukraine, il paraît que c’est complètement abusif de s'en formaliser, il s'agit d'un simple excès folklorique. Après tout, si ni BHL ni Glucksmann, ni Enthoven et compagnie ne voient de croix gammées en Ukraine, et si ils justifient ou passent sous silence les pires horreurs, on ne saurait que les approuver, puisque par définition, ils ont toujours raison. 

Lorsque Piotr Tolstoï ou Poutine disent que la guerre sera longue, je comprends pourquoi, et les Russes qui ne le sont pas encore feraient bien de se réveiller. La bande qui manipule l’opinion chez nous n’a absolument aucun scrupule et se fiche éperdument de détruire et l’Ukraine, et la Russie, et l’Europe, c’est même probablement son but. On m’a envoyé un texte de Markowitz le « génial traducteur » et russophobe enragé, dont je me demande comment il peut comprendre les auteurs russes qui sont sa spécialité. Personnellement, je boycotte complètement cet individu, je me fous de ses traductions géniales comme d'une guigne. Car si ceux qui s’y réfèrent sont des abrutis bien dressés, lui sait très bien ce qu’il fait, à l’instar de ses comparses BHL, Galina Ackermann, Glucksmann et autres créatures des ténèbres : mentir, mentir, calomnier avec aplomb, cautionner faux drapeaux et fake news envers et contre toutes preuves ou témoignages du contraire, du moment que suffisemment d’imbéciles colportent leurs thèses, cela leur suffit pour empêcher une réaction de rejet massive, qui affranchirait les populations de leur influence délétère et perfide. La « littérature » de ce Markowitz, alambiquée et contorsionnée, pue la fausseté à plein nez mais elle est colportée par de petites actrices, des intellos de broussaille et des orthodoxes prêts à croire tout ce qu’on peut raconter d’ignoble sur la Russie, qu’ils soient convertis ou émigrés pleins de rancoeur, et même à justifier les persécutions à l’encontre du métropolite Onuphre et de ses fidèles, puisque portée par ces « sources sérieuses », une représentante de cette orthodoxie russophobe compare le patriarcat de Moscou à Daesh, pourtant une création des ses chers américains, comme d’ailleurs les troupes de tortionnaires à croix gammées du régiment Azov. L’inversion accusatoire et la calomnie des victimes fonctionnent à fond. Markowitz attribue impudemment aux Russes des crimes commis par ses Ukrainiens. J'éprouve une aversion violente pour ce système, que je vois à l’oeuvre depuis la Serbie, en passant par l’Irak, la Syrie et le Donbass, et les complices de cette infamie, orthodoxes ou pas, conscients ou pas, je les élimine de mes relations, je ne veux même plus échanger un mot avec eux: les démons qui grouillent sur eux sont comme les puces, les poux ou les tiques, contagieux. 




jeudi 8 décembre 2022

Visite au père Boris

 


J'ai remis en service, après l'avoir rénovée, la table de cuisine de mon grand-père, qui a près de cent ans et dont il aurait été bien surpris d'apprendre qu'elle échouerait à Pereslavl Zalesski. Après quelques journées épuisantes à essayer de remettre la maison en ordre, à l'issue des travaux, j’ai accueilli Valérie et Lydia, qui viennent préparer, l’une son émigration, l’autre son retour en Russie après 30 ans d’expatriation en France. . 

Moi qui trouve les Russes âgées souvent terriblement emmerdantes, je suis séduite par Lydia, sa façon de parler français, qui mêle l’accent russe et celui du sud-ouest, la bonté, la finesse et l’humour de son visage de matriochka.

Nous sommes allées au restaurant Ultracooks, le restau noir que j’appelle la cantine de Katia. C'est un endroit un peu branché, inattendu, au fond d'un couloir où s'alignent diverses boutiques, badigeonné en noir et sans fenêtres, mais paisible, pas cher, avec d'adorables jeunes serveuses, une nourriture fraîche et bonne. 

Pour parler de la France et de ce qui s’y passe, Valérie chuchotait tellement que je l’ai priée de parler plus fort : « Je n’entends rien, que se passe-t-il ? vous avez peur qu’on nous espionne ? »

Elle a éclaté de rire. En effet, entre le Covid et la russophobie, elle a pris l’habitude de se taire, de prendre toutes sortes de précautions, c’est beau, la démocratie ! Une relation à elle est tout de suite devenue agressive quand elle a su qu’elle venait ici : « Quelle idée ? Tu n’y es sans doute jamais allée, tu vas avoir un choc !

- Mais si, j’y suis allée en 2018...

- Eh bien ça a changé, tu vas avoir un choc ! »

La relation en question n’y a jamais mis les pieds, mais ce n’est pas grave, elle est bien renseignée, par des sources sûres et respectables, j’ai aussi ça en magasin, parmi mes lecteurs de facebook. Valérie voit un lien direct entre ce genre d’attitude et la covidomanie du concombre masqué, de sorte que pour la prochaine vague, on pourrait leur imprimer des masques bleus et jaunes à croix gammée en filigrane. En filigrane, parce qu’il faut rester encore un peu discret, le Figaro ne s’est pas encore assez donné de mal pour blanchir le bataillon Azov et faire de ses bons éléments l’élite de notre gendarmerie, prêts à massacrer du gilet jaune avec toute l’expérience de leurs expéditions punitives au Donbass : huit ans, quand même, un bon CV de tortionnaires. 

Une amie prof lui a dit que pour les corrections du bac, les instructions du ministère étaient non seulement de monter les notes des plus nuls mais de baisser celles des plus brillants. Les gosses sont complètement déstructurés par internet et l’absence d’éducation, beaucoup ne savent plus faire une phrase et manquent du vocabulaire le plus élémentaire, ce qui les rend incapables de comprendre toute espèce de littérature, largement accessible à n’importe quelle personne de ma génération. Comme par ailleurs, ils n’ont pas de culture orale populaire, on va fabriquer quelque chose comme les enfants loups. Et encore vaut-il mieux peut-être être élevé par des loups que par les malfaiteurs et les dingues qui nous détruisent.

Toutes les activités sont politisées et orientées, comme dans la fac de Vincennes des années 70. C’est du dressage de singes. Type de sujet d'exercice : « Te sens-tu aujourd’hui fille ou garçon ? » L’adolescente d’une de ses amies veut changer de sexe, et l’équipe pédagogique se fait un devoir de « l’accompagner ». Quatre autres gamines, dans sa classe, ont la même intention, on a créé une mode, on exerce une pression sociale, et ça marche. Ainsi, moi qui m’identifiais à Claude du Club des Cinq, on aurait essayé de me convaincre de prendre des hormones et de me faire couper les seins. A la mutilation culturelle et spirituelle s'ajoute la mutilation physique.Je me demande si les générations élevées de cette manière auront encore quelque chose de récupérable. Et la caste des surhommes qui se prennent pour des génies, autorisés à pratiquer ce genre d’expériences sur leurs semblables pour mieux se gausser d’eux, n’est en faite pas plus intelligente ni moins inculte que ce troupeau, juste plus infâme, plus impudente et plus fourbe.

Nous sommes allées hier visiter la maison que Valérie veut acheter, dans un hameau de datchas soviétiques du côté de Serguiev Possad. La route passait devant la tombe de l’higoumène Boris, et je lui ai fait une visite de reconnaissance pour m’avoir aidée au moment où j’étais malade, l’année dernière. La vieille gardienne était enchantée, et m’a fait inscrire mon témoignage sur un cahier à cet effet. Un pèlerin bosselé et violet de froid a tenu à nous emmener sur la tombe du moine Germain qui a vu la Mère de Dieu et guérissait les possédés.

Le village de datcha m’a séduite, il est bordé d’éminences abruptes et boisées inconstructibles et il a beaucoup de charme, la petite maison aussi. Son prix me paraissait incroyable pour l’emplacement, mais s’il est effectivement bas, il s’explique, en dehors d’autres considérations dues à la situation des propriétaires, par la quasi impossibilité d’agrandir cette demeure pour lutins. Le jardin est charmant mais exiguë, si l’on fait un gros cottage, plus de jardin, et pas de place pour une voiture. C’est un endroit très bien pour une personne seule ou un couple, on peut à la rigueur ajouter un auvent par côté pour la voiture, mais c’est tout. Les maisons alentour sont neuves ou ont été rénovées, de sorte qu’on ne lui implantera pas un OVNI énorme. C’est joli, et c’est une région encore pittoresque, accessible, bien desservie.

Valérie avait les clés, mais à cause du gel, impossible d’ouvrir le portillon. Je l’ai vue escalader et franchir la clôture avec intrépidité, j’en aurais été bien incapable. Nous nous entendons très bien, et j'ai l'étrange impression de voir venir à moi le meilleur de l'esprit français. Le fait que l'higoumène Boris, qui prédisait un afflux d'étrangers et un rayonnement spirituel de sa région, soit mêlé à l'affaire, et situé à quelques kilomètres de la future résidence de mon amie, me confirme dans l'idée que nous nous inscrivons tous dans quelque chose qui nous dépasse. Même la trouvaille de cette datcha a quelque chose d'inattendu et de miraculeux: par relations, et après que les événements aient rendu impossibles d'autres variantes, devenues trop chères.

A Serguiev Possad, nous avons plaisanté ensuite toutes les trois sur l'humour et la serviabilité du père Boris qui avait poussé l'amabilité jusqu'à nous trouver une place idéale à deux pas du restaurant.

J'ai vu, parmi les mésanges et moineaux qui fréquentent mon restau, un oiseau magnifique, de la taille d'un pigeon. Il s'avère que c'est un geai. C'est la première fois que j'en vois un chez moi.



 

 



mardi 6 décembre 2022

saint Alexandre


C'est aujourd'hui la saint Alexandre Nevski et je suis allée à l'église, qui était bourrée. Il y avait tout le lycée orthodoxe, des gamins endimanchés partout, des cosaques, et tout le clergé local autour de l'évêque Théoctyste. J'ai fait prier pour le métropolite Onuphre, son troupeau persécuté, et pour les soldats qui se battent là bas, exposés à des sévices d'un autre monde, du monde à l'envers qu'on nous fait, s'ils ont le malheur d'être faits prisonniers. Une amie qui s'occupe d'humanitaire auprès des réfugiés et des soldats m'a demandé d'écrire des cartes de bonne année, il paraît que cela leur est très précieux, surtout celle des enfants, mais une vieille Française fera l'affaire aussi.

J'attends une amie orthodoxe qui vient se chercher une maison dans les parages.

Je lis dans le dernier Antipresse, celui des sept ans de cet organe, le bébé de Slobodan, dont je suis fière de figurer dans le trousseau:

 "Sans oublier notre extraordinaire communauté de lecteurs, qui est à la fois une alliée, une interlocutrice et une source d’informations et de belles histoires. Le bon docteur Hubert m’accueillant à ma descente de train à Pékin pour aussitôt m’emmener à travers la ville en vélo. Le mythique appartement-théâtre de Dany et Youri à Moscou. L’isba musicale de Laurence Guillon à Pereslavl, d’où elle nous adresse ses superbes chroniques… Et les framboises de Martin Dabilly dans le Yunnan, et la forge de Jocelyn Lapointe dans le Grand Nord canadien. Et l’irréductible petit royaume musical de Diane Tell dans les Alpes, voisinant presque avec le chalet-refuge du docteur Walter, le «médecin intérieur»… L’Antipresse aura été le trait d’union de toutes ces destinées et de tous ces témoignages humains. Avec le recul, j’identifie un fil rouge entre eux, entre nous. Nous n’étions pas du même monde, mais nous étions de la même famille".

C'est drôle, la musique, j'y suis vraiment venue tard, bien que je l'ai toujours aimée, j'étais plutôt graphiste et écrivain, mais Slobodan, et il n'est pas le seul, m'identifie comme une musicienne. 

Il définit le rôle et la vocation de l'Antipresse, outil d'analyse, de communication entre les anarques de diverses origines et nations, et grain de sable dans la Machine qui entend nous broyer tous. C'est drôle comme finalement, j'ai eu conscience de cette Machine et de ses intentions, depuis pratiquement les bancs de l'école, de façon d'abord instinctive, puis de plus en plus consciente. Je ne voulais pas m'inscrire là dedans, et si je ne suis venue à l'Education Nationale que forcée par la nécessité, c'est que je n'entendais pas non plus contribuer à y inscrire les autres...

Slobodan voit dans l'absence de spiritualité l'origine du manque de discernement actuel:"Une des leçons de ces années de transition, à mes yeux, est que les humains sans ancrage métaphysique — si instruits qu’ils soient — sont disposés à accepter et croire n’importe quoi, moyennant un peu de persuasion. Leurs facultés d’entendement s’arrêtent à la surface des phénomènes, sans capter leur dimension symbolique. Cela donne raison à Chesterton qui brocardait la crédulité des athées et des prétendus  rationalistes. Le spectacle des foules — ignares ou éduquées, civiles ou médicales — se trémoussant au son de la «science» pipée et s’appliquant à apprendre les pas de danse les plus désarticulés au nom de leur «santé», aura à cet égard été assez éclairant. Le recyclage des mêmes contorsions au profit de la «lutte pour le climat» ou de la «défense de l’Ukraine» a fait dériver la pièce vers un comique de répétition en fin de compte assez prévisible. L’an 2020 et ses suites, c’est le Ministère des Démarches loufoques de Monty Python reprenant la gestion des affaires globales".

C'est naturellement évident, et pourtant, je m'interroge au vu du nombre d'orthodoxes occidentaux qui ont marché allègrement dans la combine covid et marchent à fond dans la sombre combine ukrainienne, et depuis longtemps. Pourtant, dit Slobodan:"Pourquoi ce feuilleton russe? Dès le moment où la Russie a gravé dans sa Constitution la définition traditionnelle de la famille (un homme, une femme, des enfants), il est devenu évident que la lutte à mort avec le bloc transhumaniste était inscrite à l’agenda. Il est curieux que personne ne se soit sérieusement interrogé sur la portée de ce truisme, ou plutôt de la nécessité de le protéger juridiquement. Nous sommes entrés dans une drôle d’époque où les concepts les plus arbitraires semblent aller de soi, mais où les évidences de nature doivent être prouvées et défendues"

Il est bien clair pour moi que quels que soient les torts réels ou supposés du gouvernement russe et la corruption de ses fonctionnaires, le simple fait que la Russie aille contre le bloc transhumaniste suffit à la placer dans le bon camp, imparfait, mais bon; car celui d'en face est si mauvais, si antagoniste à tout esprit chrétien qu'on ne peut que le fuir en courant et s'en garder comme de la peste.

Combien d'orthodoxes occidentaux ont, par une détestation irrationnelle des Russes, ou par indifférence, ou conformisme, fermé les yeux sur ce qui se passait en Ukraine depuis huit ans, sur les persécutions envers le métropolite Onuphre et ses fidèles, sur le rôle infâme du patriarche de Constantinople dans cette affaire? On parle de déporter les orthodoxes d'Ukraine en Russie pour les protéger, qui restera-t-il sur le territoire autour des sanctuaires profanés? Les uniatoïdes au front bas du pseudo métropolite Epiphane et de l'infernal pseudo-patriarche Philarète?

J'ai trouvé sur facebook ce post qui m'a paru très juste. J'ai traduit l'ouvrage de Panarine, la Civilisation Orthodoxe, je pense l'avoir mal traduit, il était au dessus de mes compétences, et c'est dommage. 


RÉVOLTE CONTRE LE MONOPOLE OCCIDENTAL DE LA MODERNITÉ 


A la fin des années 1990, le philosophe russe Alexandre Panarine exprime une préoccupation grandissante face à la modernisation faustienne qui se propage sans réserve, et à l’objectivation du monde entier par l’Occident qui considère tout l’espace planétaire comme terrain à conquérir, à convertir et à soumettre à ses propres objectifs. Panarine prévient que le monde ne se pliera pas éternellement à une volonté extérieure d’un seul pôle qui se prend pour le sujet de l’histoire, laissant aux autres la place de ses objets, dont la volonté propre ne compte pas. 

Il écrit : 

Le désenchantement de l'histoire constitue, avec la disparition de la foi religieuse, le deuxième pilier du nihilisme occidental. L’Occident a perdu toute capacité de se projeter dans l’avenir. On n’y rêve plus d’un avenir qui serait très différent du présent, il n’y a plus d'espoir d'améliorer notre existence collective, on a perdu toute boussole de l’action historique. L’histoire ce n’est plus que le présent qui dure.

Mais si les sociétés « totalitaires » ont été, à juste titre, blâmées pour avoir sacrifié les individus sur l’autel du Sens de l’Histoire, cela ne veut pas dire que les grands desseins collectifs sont nécessairement une chimère nuisible. La grande perspective historique n'est pas un attribut des sociétés totalitaires prédémocratiques, elle fait partie intégrante de la culture humaine en tant que telle.

En paraphrasant Dostoïevsky, on peut dire que si la foi en l'avenir n'existe pas, tout est permis. L’absence de grande vision du devenir présage une grande instabilité civilisationnelle et met en cause la viabilité même de la civilisation occidentale. 

Incapable de se projeter en avant, l’Occident fukuyamiste ne peut que se projeter dans l’espace en poursuivant, de manière effrénée, sa conquête du monde.

L’état d’esprit « fukuyamiste » n’est pas minoritaire, il reflète la conscience de masse de l’Occident actuel. Le projet planétaire de la « modernisation » évoqué dans des milliers de publications ne s’inscrit plus dans la grille de temporalité classique : passé-présent-avenir. Il utilise plutôt la dichotomie « moderne vs archaïque ». 

Le « moderne » n’est pas simplement assimilé à ce qui vient de l’Occident, il est complètement monopolisé par l’Occident. A ce « moderne », il n’y a point d’alternative. Tout ce qui n’est pas « moderne » est « archaïque », et doit être modernisé bon gré mal gré.

Cette fixation, cette vision figée de la « modernité », est selon Panarine, contraire à l’esprit européen classique qui a toujours été capable de l'auto-critique, donc d’un renouvellement radical. Aujourd’hui, l’Occident semble avoir perdu les fondements de sa culture y compris la capacité de se réinventer. 

D’où l’hypothèse du penseur russe que l’Occident sera incapable de proposer une véritable alternative à la conquête faustienne du monde, à cette folle aventure moderniste qui a mis en péril la planète. Cette indispensable alternative, cette réforme intérieure profonde de l’humanité ne peut être engagée que par l’Orient.

****

Dans les années 1990-2000, ces paroles ne trouvent pas un grand écho en Russie. L’heure est à l’occidentalisation à marche forcée; de nombreux pays qui ont fraichement accédé à la « modernité » s’en abreuvent, et s’installent, rapidement, dans une dépendance vis-à-vis de nombreux biens qu’elle apporte. Certes, tout le monde n’y a pas accès dans la même mesure, mais le plus important est de convertir les élites. 

Cependant, depuis quelque temps, et surtout depuis le 24.02.22, la réflexion sur le monopole occidental de la modernité et les moyens d’y mettre fin reçoit une impulsion, et est en plein développement. 

La modernité - qui est, d’un côté, un accès aux biens et services du monde interconnecté et interdépendant comme jamais, et de l’autre, toute une superstructure idéologique - est ainsi perçue comme une arme redoutable que l’Occident utilise dans sa lutte pour l’hégémonie planétaire.


Pour l’un des théoriciens contemporains de l’idée du monopole occidental de la modernité, le philosophe Alexeï Tchadaïev, le 24 février 2022 et tout ce qui a suivi ont mis en évidence la véritable nature de la « modernité ».

Il écrit: 

« L'idée de "grandeur impériale" me laisse indifférent,  c’est le moins que l’on puisse dire. C'est une valeur très douteuse, tout comme le nationalisme ethnique, qu'il soit russe, ukrainien ou autre. Mais si la guerre actuelle a une utilité – c’est qu’elle nous a enfin permis de prendre conscience de ce que nous sommes devenus depuis toutes ces années. En outre, elle a révélé la véritable structure néocoloniale de la modernité, dissimulée derrière la formule de la « société de consommation post-perestroïka ». 

Les sanctions, la saisie des comptes, le gel des réserves de devises, la réquisition des biens, le bannissement total des Russes, la fermeture des frontières, le blocus médiatique, et le hatespeech mondial nous ont fait enfin comprendre quelle était la place de la Russie post-soviétique, telle qu'elle s'est construite depuis 1991, dans le monde global, et quelle était sa finalité supposée. En fait, elle était destinée à devenir tôt ou tard une autre "Ukraine" ou plusieurs "Ukraines", avec le "leader" du même acabit que Zelensky, à savoir Navalny, avec une "démocratie" dont la visée principale serait la lutte contre les "ennemis de la démocratie" ; avec une économie oligarchique et rentière, une élite "mondialisée" (ayant la propriété hors sol), une "classe créative" complétement alignée pour diffuser les consignes, et une participation docile au système de la "division mondiale du travail", la place au sein duquel serait décidée par les chefs politiques de Bruxelles et de Davos. 

J'ai enfin compris ce que le slogan de Fukuyama "La fin de l'histoire" signifiait pour nous : l'histoire n'allait certainement pas se terminer pour tout le monde, mais elle devait se terminer pour les Russes, qui n’en seraient plus les sujets actifs. 

Ainsi, le combat actuel est le combat pour garder notre place de sujets indépendants. Dans ce sens, cette guerre revêt une dimension de libération nationale, c'est-à-dire d'un soulèvement anticolonial. Et bien que le front des opérations militaires se situe en Ukraine, le combat le plus important se déroule en Russie elle-même. »