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vendredi 22 juin 2018

Chez mon père spirituel

Le père Valentin avec ses filles Liéna et Xioucha et le père Elie. Une photo
qui avait enchanté le père Placide...

J’ai fait un saut à Moscou pour la première révision de ma voiture et pour faire, en vue du déménagement de mes affaires, toujours en France,  une procuration notariée pour toute une équipe d’avocats. Faire venir ces malheureuses affaires, qui n’ont d’autre valeur que sentimentale et pour lesquelles on me demande une taxe exorbitante, promet d’être encore un autre chemin de croix.  Je suis déjà allée deux fois chez le notaire de Pereslavl qui semble toujours ou pris d’assaut, ou fermé, ou les deux.
M’étant arrêtée pour prendre un café sur la route, j’ai vu les deux bonnes femmes ouzbèkes qui servaient me regarder avec curiosité : «Vous conduisez ?
- Eh bien oui…
- Et vous n’avez pas peur ?
- J’en ai l’habitude… ca doit faire quarante ans que je conduis. »
Qu’une femme, et en plus une vieille, conduise une voiture leur semblait extraordinaire.
Après ma démarche chez le notaire, je suis allée chez le père Valentin, qui était seul dans l’appartement, avec son fils Kolia. Cela nous a permis de beaucoup discuter, en buvant un petit coup de vodka, parce qu’il respecte le carême mais la vodka, c’est végétal, et puis il fallait fêter dignement mon RVP.  Je lui ai raconté toutes sortes de choses qui me pesaient, et puis je lui ai parlé de mon livre, de la véritable possession dont j’avais été et suis encore l’objet, et qui me gênait, dans ma vie spirituelle, extrêmement peu développée pour mon âge. «Je suis spirituellement une adolescente, pas seulement spirituellement, d’ailleurs.
- L’état que vous décrivez est celui que traversent tous les créateurs, et vous n’avez pas d’autre choix que d’aller jusqu'au bout, et du reste, c’est sans doute votre fonction sur cette terre. N’allez pas, pour l'instant, sacrifier votre activité littéraire à la peinture d’icône, sous toutes sortes de prétextes. Il vous faut assumer cela. Du moins tant que vous en avez la nécessité intérieure.
- Mais c’est beaucoup plus perturbant, cela réveille des tas de choses en moi, et surtout me met en contact avec n’importe quoi ou n’importe qui venus des fins fonds du tréfond…
- Il ne faut pas perdre le lien avec Dieu. Mais il ne faut pas non plus vous détourner de ce qui vous a été donné. »
Bon, au moins, cela a le mérite d’être clair. Mais ce n’est pas simple. Cependant d’en avoir parlé, et d’avoir reçu cette réponse, m’a encouragée. Quand on comprend qu’on est dans sa voie, qu’on a reçu cette croix et pas une autre, on fait avec.
Puis nous avons parlé de l’âme russe, d'Ivan le Terrible, de la révolution, du communisme, des destructions du patrimoine, de la fin des temps. «Ne vous faites pas de souci pour la Russie, elle tiendra la coup. Il y a même des prophéties, là-dessus…  vous avez lu celles de Soloviev sur l’Apocalypse ?
- Non…
- Ah eh bien je vais vous donner ça, je l’ai en double. »
Et le voilà parti dans son labyrinthe, un long moment. Mais il a fini par trouver, il trouve toujours, je ne sais pas comment il fait.
Je me sentais pleine d’amour pour le père Valentin qui est si profond, et si droit, si propre, si respectueux de l’âme des autres. Lui et les siens sont vraiment devenus ma famille russe.
Je lui ai dit qu’on me servait périodiquement l’histoire des pauvres paysans russes, avec toutes sortes de statistiques et de témoignages que je ne pouvais réfuter car je ne suis pas historienne et n’ai pas un ordinateur dans la tête, mais que malgré tout, mon instinct me suggère depuis toujours qu’il y a là encore une belle escroquerie historique comparables aux fables républicaines sur le moyen âge français. «Vous comprenez, ces gens chantaient tous beaucoup, ils jouaient tous d’instruments de musique, ils dansaient, ils brodaient, sculptaient des choses admirables, étant moi-même une personnalité créative et archaïque, on ne me fera jamais croire qu’ils étaient tous au fin fond de la misère, car lorsqu'on a une vie parfaitement horrible, parfaitement misérable, on n’a plus le désir, l’énergie, l’élan qui permettent de faire ce genre de choses. Je ne dis pas que tout le monde était riche et heureux, il y avait sûrement des différences de situation, mais quand on voit les grandes et magnifique isbas du nord…
- Vous savez que le nord n’a jamais connu le servage ?
- Ah non, je ne savais pas, je pensais que c’était le cas des cosaques, de l’Ukraine…
- Le nord non plus, et pour ce qui est du servage, il faut aussi nuancer. Il n’a pas été aboli par Alexandre II pour des raisons économiques, comme le racontait l’histoire soviétique, mais pour des raisons morales, et c’est l’abolition qui a provoqué la crise. Du reste beaucoup de paysans ne la souhaitaient pas, car déjà Paul I° avait bien amélioré leur situation, et finalement, elle avait pour eux des avantages, certains serfs étaient plus riches que leur propriétaire.
- Oui, cela, je le savais. Paul I° n’était pas si mal que cela, alors…
- Il aimait les paysans. Derrière son assassinat, c’étaient les Anglais qui tiraient les ficelles…
- Comme pour Raspoutine…
- Pour les paysans, vous comprenez, le barine était loin, ils étaient dans un sens, protégés par tout un système... Après, ils se sont sentis livrés à eux-mêmes, sans utilité pour personne.
- Ce que vous me dites me fait penser à l’Anglais de mon livre. L’amitié d’Ivan le Terrible, en réalité, en fait son prisonnier. Il le veut à ses côtés, et donc il en devient complètement dépendant. Il lui donne une maison, des vêtements, des commandes, mais l’Anglais est à sa merci. Il écrit alors à sa sœur que curieusement, dans cette situation, il a l’esprit plus libre qu’il ne l’a jamais eu. Il est débarrassé de l’angoisse du lendemain, de l’angoisse de devoir faire carrière, effectuer des choix, toujours mauvais, chercher sa dame de coeur, qu’il ne trouve jamais, et le tsar lui dit : «Je vais t’en trouver une, de femme, parce que ça fait dix ans que tu t'acharnes à garder l’illusion du choix, et tu chercheras encore dix ans sans succès, alors tu prendras la jeune fille chrétienne que je vais te donner et tu gagneras du temps » Et mon Anglais dit qu’en fin de compte, n’ayant plus le souci de toutes ces choses, il peut pleinement créer, observer, dessiner, se consacrer à ses livres de botanique entre deux conversations avec le despote cultivé qui n’est pas un mauvais interlocuteur. Quand j’étais enfant et même jeune fille, j’avais le fantasme de la liberté, vous savez,  « la liberté ou la mort » etc.  C'est très français. Et puis après, je me suis rendu compte du mythe, et même de l’escroquerie que ce terme vague recouvrait. Par essence, nous sommes obligatoirement soumis à toutes sortes  de déterminismes et de contraintes. Quand j’étais obligée d’aller travailler à l’école, est-ce que j’étais libre ? Quand je me traînais là bas avec la migraine, coûte que coûte ? Ai-je été libre de me marier, dans la mesure où moi, j’en en avais envie, mais plus aucun bonhomme avec qui j’aurais pu raisonnablement m’entendre ne marchait là dedans parce que ce n’était plus la mode ? Ce qu’on nous présentait comme la liberté était devenu ma prison, une prison solitaire et terriblement triste et angoissante. Et en plus, on se sent coupable de n’avoir pas su quoi en faire, de cette liberté, dont du reste on a du mal à comprendre le sens: c’est quoi la liberté, la liberté de quoi ? »
Rire approbateur du père Valentin. Je poursuis: «Les Russes finalement, n’ont pas la même compréhension de la liberté que les Français. Ils ne pensent pas qu’on soit sur terre pour travailler et gagner de l’argent, un peu comme les indiens d’Amérique. Ils ont besoin d'une autre motivation que celle-là pour se donner du mal. Je veux dire les Russes classiques, bien sûr, pas les mutants. Ils tiennent avant tout à leur liberté intérieure. Ils n’aiment pas la politique, pour eux, c’est quelque chose de sale.  Cela compromet cette sorte d’unité qui règne entre eux, un sentiment familial d’appartenance à une même entité culturelle, spirituelle. Leur folklore et leur art étaient des moyens de communication puissamment fédérateurs, avec leur foi naturellement, et cela d’autant plus qu’ils n’ont pas de frontières naturelles. Les Français sont plus ancrés avant tout dans leur terroir, enfin ils l’étaient. La France est davantage une mosaïque de petits pays particuliers qu'une grande famille. Alors que pour les Russes, cet immense océan de terre qu’on appelle la terre russe est un bien commun, un héritage ancestral, d’autant plus qu’ils n’ont jamais été tellement attachés à une propriété précise, entre les mongols et leurs propres tsars qui les chassaient d’un côté et de l’autre, les déplaçaient sans arrêt,  jusqu’à la période communiste incluse. Ils ont toujours eu un grand sens de la précarité de leur vie et de leur situation, les racines enfoncées dans la terre russe, oui, mais le faîte déjà dans le ciel, parce qu’ils savaient que sur la terre, ils ne faisaient que passer.  Ils ont supporté les pires gouvernements et les pires fonctionnaires pourvu qu’ils soient préservés des attaques extérieures et qu’on leur foute la paix dans leur désordre chronique, fertile et créatif, qu’on les laisse rêver, ou prier, le temps qu’ils étaient sur terre, et s’ils mouraient prématurément, fauchés par l’un de ces tyrans, eh bien, cela faisait partie de l’ordre des choses, la Russie poursuivait sa route, un peu comme cette grande procession de paysans que les bolcheviques mitraillaient et qui continuaient à marcher, sans même s'arrêter pour les morts et les blessés. Or je pense être un peu comme eux. Prête à payer mon tribut aux imbéciles et aux prédateurs pourvu qu’on me fiche la paix pour ce qui concerne le plus essentiel. Mais si cela touche au plus essentiel, alors… »
A la faveur de cette conversation, où c'était d'ailleurs surtout moi qui parlais, j’ai pris pleinement conscience que ma voie actuellement était de terminer mon livre et de faire ce que je fais, c’est-à-dire témoigner de la Russie auprès des Français, mais aussi des Russes auprès d'eux-mêmes. Ces Russes  que l’on dénigre, et qui finissent par croire les tristes corbeaux qui croassent toute la journée leur haine de tout ce qu’ils représentent et que j’ai tellement aimé : j’ai aimé la Russie dans ce qu’elle a de russe, et il me faut le dire . Cela m’a apporté de la paix, je me suis souvenue du père Elisée : porter sa croix, c’est s’accepter tel que l’on est. C’est valable pour moi, et c’est valable plus généralement pour les Russes et aussi pour les Français, quand ils sont encore capables d’être quelque chose.
Le lendemain, en disant mes prières, j’ai senti cette paix se muer en consolante douceur. C’était bien cela, sans doute, c’était la confirmation, l’encouragement qui venaient me redonner de l’élan, un petit signe.
Au magasin Magnit, j'ai rencontré Nadia, avec laquelle j'étais allée à la source de saint Corneille. Je la rencontre là périodiquement, je crois qu'elle hésite à venir chez moi par timidité, et elle a une vie assez difficile. Je la voyais toujours recouverte de vêtements d'hiver, et tout à coup, je découvrais une femme longiligne, qui avait dû être très jolie, elle a gardé une longue tresse qui lui va très bien, nous sommes rentrées ensemble, elle m'a donné des hémérocalles. Dans l'entrée du magnit, un magasin provisoire de souvenirs "typiques" offrait l'habituel étalage d'horreurs qui n'ont plus rien à voir avec les merveilles d'autrefois, et comme je les regardais tristement, j'ai vu, tout en haut des étagères, dans un coin, de très jolies boîtes en écorce de bouleau tressée, sans petits sujets gnangnans en relief, sans décorations nounouilles, de vraies boîtes paysannes normales, et je les ai achetées. 
 Il ne fait pas souvent beau ici, mais quand il fait beau, cela ressemble à la grâce descendant sur vous après de longues et grises périodes d’ascèse ingrate ! Il souffle un vent doux et puissant, qui brasse toutes choses dans la lumière. J’avais invité Martha, la femme sud américaine du pâtissier Didier, à venir s’asseoir dans mon jardin plutôt que de rester dans son appartement, et pendant que nous discutions, je regardais les lupins jeter des feux mauves et roses sur le fond bleu de ma palissade, et derrière celle-ci, les ombres mouvantes des roseaux, et puis les chats qui venaient nous saluer, les pivoines qui s’épanouissaient enfin, assez parcimonieusement. A en oublier la lèpre satanique qui ronge le monde.



2 commentaires:

  1. Dans vos écrits, il est toujours possible de dénicher des « apophtegmes », qui ouvrent à un infini de réflexion... Par exemple celui-ci : « Porter sa croix, c'est s'accepter tel que l'on est ». Voilà une parole en or ! Et ce n'est pas facile à réaliser : il faut sans doute le tiers d'une vie pour avoir une idée relativement précise de ce que l'on est - et le reste de l'existence pour l'accepter totalement, avec joie, pour faire fructifier le ou les talents que l'on a. - Voici un autre apophtegme que j'ai glané : « pour être chrétien, il faut être un peu poète ! ». Il faut même être beaucoup poète, mystique, ouvert aux réalités infinies, sensible à la beauté qui nous entoure, en tant qu'expression de la Sagesse divine. - Et enfin, ce troisième apophtegme, qui est moins lapidaire : « Ne vous laissez pas enfermer dans les règles de prière, mais entretenez-vous avec Dieu aussi souvent que vous le pouvez ». Je suis vraiment étonné de trouver cette parole profonde, dite par quelqu'un en Russie. Car, le plus souvent, ce que l'on y rencontre, c'est une « piété quantitative » : il s'agit de réciter un kilomètre de textes, de chanter des interminables séries de tropaires, d'assister à des offices interminablement prolongés - sans se préoccuper pour autant, de sa propre attitude intérieure - tout en s'imaginant que là-haut, un ange-comptable note studieusement, dans un grand registre, le nombre de lignes laborieusement effectuées. Que quelqu'un dise que dans ce contexte, l'unique essentiel soit de s'entretenir à chaque instant avec Dieu, c'est tellement exceptionnel, que cela mérite d'être remarqué ! - Merci de partager avec nous vos réflexions, impressions et mésaventures, en cette belle région de Russie.

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  2. Ces apophtegmes, je les glane en fonction de ma sensibilité particulière... Oui, il y a un certain formalisme, en Russie, malheureusement, les Grecs sont plus souples. Cela dit, ça dépend aussi des prêtres, un monsieur que je connais, un vieil ami du père Valentin, m'a dit un jour: "Il faut bien choisir son pope!" Je suis très indisciplinée, et en même temps, je veux toujours jouer le jeu quand je m'engage dans quelque chose. Quand je suis arrivée en Russie en 94, j'ai eu du mal à trouver ma paroisse, je tombais parfois sur des rigoristes de première grandeur, mais le père Valentin n'est pas comme cela, ni aucun des prêtres qui l'entourent. Heureusement, car je commençais à faire une overdose de bondieuserie, si j'ose dire. Je pense que Dieu est beaucoup moins conformiste que certains de ses prêtres ou de ses fidèles. Dernièrement, j'ai rencontré ce hiéromoine Gouri qui m'a semblé très humain et il paraît que tout son monastère est dans cette perspective-là, à commencer par l'higoumène. Cela dit, je ne suis pas trop contente de moi, vraiment du genre grosse flemmasse et petite nature, mais là encore, je vais sortir un apophtegme, le père Placide me disait qu'on ne pouvait rien faire sans l'aide de Dieu, alors je compte sur son aide...
    Pour ce qui est de s'accepter, en effet, ce n'est pas une mince affaire, et je suis déjà d'un âge avancé pour découvrir qui je suis! Je l'entrevois en fin de parcours!

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