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mercredi 12 février 2020

Portrait

La tempête de neige a laissé la place à un temps mou et gris, avec un sol glissant et visqueux. J'ai des choses à faire et je procrastine, car tout me paraît insurmontable. Je me suis laissé convaincre d'héberger des amis que leur proprio met à la porte, ce sont des gens tout à fait corrects mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée ni ne sait combien de temps cela durera. J'envisage de louer à l'année si j'en ai la nécessité financière absolue, et pour ce faire, il me faudrait complètement isoler la partie des locataires, si je veux m'éviter des accès de sadisme... en attendant, je peux en avoir besoin pour des hôtes provisoires, français, ou autres.
J'ai fait tapisser les toilettes des hôtes par la soeur de l'électricien, Olga. J'avais pris le seul papier peint qui n'était pas hideux, une imitation de carreaux blancs et rouges, gaie,claire et sans prétention. Le reste n'était que couleurs sinistres, débauche de dorures, fleurs géantes viôlatres, rosâtres, verdâtres qui avaient quelque chose d'inquiétant et de carnivore... "Quelle importance, pour les toilettes?" me dit Olga. Eh bien même aux toilettes, je n'ai pas envie de me sentir guettée par de grosses fleurs carnivores aux nuances de viande écorchée.
Olga est très remontée contre le gouvernement, elle a du mal à vivre. Elle dirige le choeur d'un monastère, fait du bricolage chez les uns et les autres, elle a des chèvres et des poules. Ce qui la gêne pour se faire embaucher quelque part, c'est sa fille, dont elle veut pouvoir s'occuper.
J'ai reçu une lettre, une vraie lettre par la poste, de mon amie Claire, de Cavillargues. Qu'est-ce que j'en ai échangé des lettres, dans ma vie! C'est même un genre littéraire que j'affectionne. Et là, j'en ai perdu l'habitude, les chroniques me tiennent lieu de lettres collectives, de lettres ouvertes mais on n'en attend pas la réponse, qui arrive cachetée avec un timbre dessus et une adresse au dos qui évoque un endroit plein de souvenirs. Cette lettre a voyagé moins longtemps que je ne pouvais le craindre, une petite quinzaine de jours.
Elle me dit qu'à Solan, la jeune novice va prononcer ses voeux dans quelques jours. Cette jeune fille a eu la vocation dès l'enfance, et je l'ai toujours trouvée d'une étonnante pureté, "une belle petite âme", me disait la mère Hypandia. Oui, une belle petite âme à qui j'adresse toutes mes félicitations.
D'après la rumeur publique, Solan ne prend pas position dans le conflit entre les deux patriarcats, ce qui est sans doute beaucoup plus confortable pour les gens d'avis différents qui en constituent les fidèles, et qui sont tous attachés au monastère et à ses soeurs.
J'ai commencé un roman, qui sera une sorte de caricature du monde actuel et une réflexion sur ce qu'il lui arrive, mais pour l'instant, je ne peux pas dire où il va m'embarquer, car les romans font ce qu'ils veulent et quand ils veulent. Ils sont reliés à des tas de choses, qui ne proviennent pas forcément de leur auteur, l'auteur lui-même se transforme en une sorte d'orgue mystérieux dont il ne connaît pas toutes les voix, en un vitrail qu'anime peu à peu la lumière, ou en un réseau de souterrains et de caves dont il ne connaît pas la profondeur, ni les éventuels débouchés.
Je regrette de ne pas avoir consacré ma jeunesse à écrire quand je le pouvais, avant l'école, mais j'étais alors nouée par l'angoisse du lendemain, et le désir obsessionnel et désespéré de trouver mon complément masculin, qui ne s'est jamais présenté, ou ne m'a pas reconnue. Ensuite, je crois avoir été bloquée par la nécessité psychanalytique ou peut-être mystique, médiumnique, de mener à leur terme Yarilo et Parthène le Fou.
C'est comme cela, au moyen âge, je n'aurais pas écrit des romans, j'aurais peut-être inventé des contes, des poèmes, des chansons. Au XXI° siècle, on se demande pour qui on écrit, si notre langue n'est pas déjà morte, si les gens seront encore capables de lire et s'ils en auront même besoin. On écrit aussi quand on en a enfin le loisir, car il en faut, pour cela. Certains écrivent jeunes et meurent jeunes, j'espère avoir le temps d'écrire ce qui doit l'être, avant d'être trop vieille.
J'ai vu une vidéo terrifiante, où l'on faisait rencontrer à une femme la reconstitution de sa fillette morte trois ans auparavant, avec un public qui essuyait des larmes d'émotion devant l'émoi suscité, chez la maman, par cette illusion cruelle. Il m'est arrivé à moi-même de pleurer devant de vieux films où je voyais des êtres chers disparus depuis longtemps et qui m'étaient restitués sous forme de spectres, avec leurs expressions, leurs mouvements, le décor de lieux qui ont complètement changé... On ne peut s'empêcher de regarder ce genre de choses, c'est trop tentant, et c'est pourtant si douloureux. Mais je ne crois pas que je franchirais le pas d'une pareille expérience. On touche là à quelque chose d'interdit, de dangereux, de terrible.


Cette problématique apparaît avec les portraits réalistes et trouve une sorte de concrétisation démoniaque dans cette fausse rencontre avec la fillette morte.
Je l'avais décrite dans Parthène, quand mon héros anglais retrouve le portrait réaliste, façon renaissance, qu'il avait fait de son ami Fédia, mort depuis en exil, et le montre à sa famille, dans une civilisation qui ne connaît encore que les représentations iconographiques:


Le père Arthème fit signe à sa femme. Elle fit apporter un grand rectangle enveloppé d’un drap, et le père Arthème dévoila son œuvre.

Il vit aussitôt tout le monde changer de visage. Le tsar avait pâli, et son regard élargi se détourna brusquement pour se poser sur Vania, qui restait bouche bée ; le tsarévitch Féodor se signa, Varia joignit les mains sous ses yeux fixes, et l’essentiel de l’assistance se mit à pleurer. Seul Boris Godounov restait impassible, entre l’ironie et le dédain, à se demander visiblement ce qu’il faisait en une telle compagnie, face au portrait de celui qui eût pu se trouver encore à sa place, s’il avait eu les nerfs plus solides et la tête moins folle. Les deux fils Basmanov enlacèrent leur mère, qui sanglotait. Ils s’approchèrent tous trois pour toucher le tableau, comme s’ils avaient voulu vérifier que l’illusion n’en était pas une, et que le cher disparu leur était vraiment rendu. Car c’était bien lui, comme ils ne l’avaient pas revu depuis des années, depuis le moment où ils l’avaient mis en terre, et même depuis celui où il avait quitté avec eux, pour n’y plus revenir, la maison où avait vécu  le père Arthème. La toile plate ne leur rendait qu’un reflet, étonnement fidèle, mais sans relief, sans mouvement, et leurs mains, qui se déplaçaient sur cette surface déconcertante, sur ces étoffes qui n’en étaient pas, sur ces peaux et ces cheveux dont elles ne retrouvaient pas la douceur, se rencontraient et se croisaient, leurs regards noyés s’échangeaient et se séparaient, avant de revenir à celui qui était fixé là et qui semblait les contempler depuis un autre espace. «Papa… » exhala Vania qui sentit soudain le tsar le tirer en arrière avec force, comme le jour où il l’avait arraché à la tombe du monastère Saint-Cyrille. «Ca suffit ! s’exclama ce dernier. C’est… c’est insupportable ! Emportez cela !»

Mais Varia s’empara du tableau et le serra farouchement contre elle : « Souverain, ne me le prends pas ! Ne me le prends pas une deuxième fois ! »

Le tsar ne sut tout d’abord que répondre, et resserra son étreinte sur son jeune barde éploré : «Varvara,  c’est à toi de voir… tu projettes de te retirer au monastère, y emporteras-tu l’effigie de ton mari défunt ? »

Varia redoubla de larmes, tout à fait comme une fillette désespérée. Consternée, Dounia lui retira le tableau et le recouvrit de son drap. «Ne me le prends pas, Dounia… supplia Varia, je veux le garder quelques temps, juste quelques temps…

- Je vais le mettre de côté jusqu’à ton départ, Varioucha, nous sommes tous encore trop émus pour en supporter la vue… »

Le père Arthème sentait sur lui s’amasser la colère du tsar qui ne le quittait pas de son œil d’aigle, un aigle déplumé et vieilli, mais toujours impressionnant.

«Maman, tu me le donneras, quand tu partiras au monastère ? supplia tout-à-coup Vania d’une voix à peine audible.

- Père Arthème, déclara soudain le tsar, j’espère pour toi que tu ne vas pas me sortir le portrait d’Ivan tsarévitch, car je ne pourrai pas me retenir de te fendre le crâne ! »

Les invités reprirent leur place. Féodora avait elle-même pleuré, par solidarité avec Vania, par compassion pour le beau jeune homme mort prématurément, et pour sa veuve inconsolable. Elle était sûre que si elle devenait la femme de Vania, et qu’il lui était enlevé, elle se laisserait mourir sur sa tombe.

Boris Féodorovitch fit distribuer de l’hydromel à tout le monde, et l’on but à la mémoire de Fédia. Le calme revint autour de la table, mais l’émotion restait sensible, les yeux bouffis, les soupirs et les reniflements récurrents.

« Tout ceci m’apporte la preuve évidente que la forme d’art à laquelle vous vous adonnez là bas, chez les hérétiques, est tout-à-fait nocive, proféra le tsar. Elle nous fait vivre dans une illusion, et l’illusion vient du diable. 

- Sans doute, souverain, et j’y ai d’ailleurs renoncé, répondit le père Arthème.

- Eh bien tu aurais dû brûler aussi ce maudit portrait.

- C’est un beau portrait, et j’aurais eu l’impression de faire mourir Fédia une seconde fois. On a fait pourtant le tien, souverain, et tu n’y trouves rien à redire.

- Oui… C’est juste une indication, où l’on peut voir la forme de mon nez, de mon visage et de mes yeux. Une sorte de carte : à tel endroit, une proéminence, à tel autre une dépression. Ce n’est pas moi, tel que je suis réellement, mais cela donne un aperçu de la tête que j’ai. Et toi, tu as pris la vie de Fédia et tu l’as mise sur une toile, peut-être que son âme ne peut plus quitter ce portrait, maintenant.

- Souverain, mais non, c’en est juste le reflet, son âme est partie avec monseigneur Philippe…

- Néanmoins… cette habitude de faire des portraits dont on croirait pouvoir toucher les étoffes et la peau, et entendre la voix, n’est pas une bonne chose. On souffre assez de ne plus voir les morts sans se donner la cruelle illusion qu’ils sont encore là. Les seules représentations saines et licites sont les icônes des saints, où leur humanité est déjà transfigurée. Et le pire est qu’un tel portrait peut même provoquer un phénomène de possession. Voilà toute la famille Basmanov sens dessus dessous, toutes les plaies rouvertes, et ils n’ont tous trois qu’une seule chose en tête : revoir le fichu portrait, pleurer devant, caresser un fantôme qui ne leur répond pas et peut être utilisé contre leur paix intérieure par tous les démons qui passent… »


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