J’ai pris l’avion hier à
l’aube. Le taxi qui m’a emmenée à l'aéroport était un jeune homme d’environ 25 ans
extrêmement agréable. Il venait de province, de Tchouvachie. Quand je lui ai exposé ce que je pensais de la Russie, il m’a répondu : «On dit pourtant
toujours que nous sommes en retard par rapport à l’Europe…
- Ce n’est pas du tout
mon avis, c’est de vous comparer à l’Europe et de vouloir l’imiter, votre
problème. Et puis aussi d’avoir laissé détruire les trois quarts de votre patrimoine
par ceux qui vous inculquent de pareilles idées. Si vous regardez le niveau de
culture et de raffinement des années précédant la révolution, vous comprendrez
que la Russie est différente, c’est une autre civilisation, très originale,
vous ne devriez pas laisser de gros abrutis vous donner des complexes. »
Il était gentil,
spontané, sain et pas idiot.
Dans l’avion, il n’y
avait pas grand monde, j’ai pu m’étaler un peu. Je déteste l’avion, tout ce qui
précède et tout ce qui suit.Ma sœur ne pouvant pas venir me chercher, j’avais
néanmoins décidé de ne pas changer ma date de départ, et d’en profiter pour
voir Roland, un ami rencontré sur Facebook qui m’a emmenée dans un excellent
bouchon lyonnais, près de la gare Lyon-Part-Dieu. Nous avons longuement parlé
de l’Apocalypse, dont il voit tous les signes, moi aussi. De la France qui n’est
plus la France, et c’est un fait. Je voyais une foule hétéroclite qui n’avait
plus rien de lyonnais ni de Français, à part un ado sur un banc, très mignon,
dans le genre indigène. Tout cela a été rondement mené, de façon extrêmement
habile et sournoise. Roland envisage de partir passer sa retraite ailleurs,
peut-être en Pologne, car il est catholique traditionnel. Dans un passage
souterrain sinistre, à travers les
environs de la Part-Dieu ravagés par les travaux, nous avons rencontré un vieux
monsieur, son ancien professeur, échangé des considérations pleines d’humour et
de références culturelles, et je nous voyais, comme trois dinosaures, dans le
fil de cette foule parfaitement étrangère à tout ce que nous avons connu et
aimé, et où mes enfants, si j’en avais eu, ne se seraient pas inscrits, comme
le joli petit ado brun entrevu auparavant. Roland me disait que ses étudiantes
étaient incultes à un point sidérant, et que les jeunes qu’il voyait n’avaient
besoin de rien d’élevé, n’en ressentaient pas le manque, qu’on ne pouvait pas les dire
réellement heureux, mais tranquilles, au sens des vaches dans un pré, sans
aucune nécessité intérieure de transcendance, sans aucune idée que cela pût
exister au monde. En revanche, celles qui
parmi ses élèves sont islamistes, nulles sur tous les autres points, se
révèlent des théologiennes entraînées à la discussion sur le terrain de la
propagande de l’islam.
Pour aller au restaurant
et en revenir, j’ai fait de bonnes marches à pied, et ensuite, je suis montée
dans le TER. Et là, j’ai vu que les idées sur la nécessaire euthanasie des
vieux prônées par Attali étaient déjà mises en pratique : des escaliers
partout, et aucune place pour les bagages. Au début, ne pouvant laisser ma
valise en plein milieu sans surveillance, je me suis assise sur un strapontin
inconfortable, avec Rita dans son sac et sur mes genoux. Puis, au premier arrêt
de ce tortillard, des gens ont dégagé du train, et j’ai pu trouver une place
pour ma valise, mais seulement en la soulevant sur une étagère. Après quoi j’ai pu me poser dans
un fauteuil, et sortir la pauvre Rita de son panier. Arrivée à
Pierrelatte, j’ai vu que s’il y avait des marches plein le wagon, il n’y en
avait pas pour descendre du train sur le quai, et que la distance entre les deux
devait être d’au moins 60 cm, ce qui est assez difficile à franchir quand on a
de l’arthrose du genou, une valise et un chien. Sans aide, je ne m’en serais
jamais sortie, et dans l’affolement, j’aurais même pu me casser la gueule, ce
qui aurait éventuellement fait une retraite en moins à payer.
Ensuite, j’ai constaté
que la municipalité de Pierrelatte, qui n’a pas reculé devant des travaux
pharaoniques dans le centre et l’abattage des micocouliers de la place de la
Poste, n’avait toujours pas installé de plans inclinés dans les escaliers du
passage souterrain, mortels pour les vieux qui se trimbalent comme moi des
bagages. Il faut en descendre une série, en monter une série, et de biens
raides.
Puis dehors, pas un seul
taxi. J’ai dû demander à ma sœur d’en appeler un.
Pendant tout mon trajet
en train, je voyais un paysage français hivernal grisâtre et sans neige qui m’a
paru soudain profondément triste. C’est tout ce qu’il reste de vraiment
français, d’ailleurs, ces collines de Tain l’Hermitage, ces champs de vignes ou
d’arbres fruitiers, des maisons et des villas du XIX° ou du début du XX°, tout
ce que je voyais dans mon jeune âge, et qui résiste, avec le cèdre devant, et des lierres
ou des glycines sur les grilles. Enfant, je discernais une sorte de poésie
mélancolique et mystérieuse dans ces bâtisses et ces jardins, dans cette
banalité bourgeoise encore assez digne, avec sa population correspondante de
gens travailleurs et bien élevés, qui cachaient leurs problèmes derrière une
amabilité gouailleuse. Mais dans cette sorte de cour des miracles
internationale qu’est devenu le pays, ces vestiges me semblaient tout à coup
terriblement poignants, comme le vieux professeur du passage souterrain lyonnais,
ou bien cette photo d’un retraité gilet jaune de dos, avec son drapeau français
et son béret, et je pensais au père Basile postant, en commentaire à ces
événements, la chanson « trop tard »…
En réalité, la Russie me
protège de la déprime que tout cela m’inspire. Elle est finalement, en retard, mais pas au sens où me le disait le jeune homme: en retard, malgré le terrible assaut commis contre elle en 17, sur le programme de destruction des peuples européens et chrétiens, de leur sentiment d'appartenance à une communauté de culture, de foi et de destin; de la famille, de l'entité que constituait chacun d'eux jusqu'à une date pas si lointaine qui nous paraît à présent, dans le cauchemar de science-fiction où l'on nous enfonce, antédiluvienne....