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mercredi 16 janvier 2019

Une tablée de femmes


Nous avons un nouvel évêque à Pereslavl, monseigneur Théocyste. Il est encore plus jeune que le précédent, Théodore, devenu métropolite de Volgograd. Monseigneur Théocyste est venu de Moscou, conduisant lui-même sa voiture, il semble simple, vrai et attentif à chacun. Au moment de son sermon, court et concentré comme ceux du père Valentin, il nous a appelés, d'un geste rassembleur des deux mains, à approcher plus près de lui. Il a communié tout le monde lui-même, il a donné la croix à baiser à tous les fidèles, et en partant, il a distribué sa bénédiction en s'arrêtant devant chacun, comme si nous avions tous, à ses yeux, une importance particulière, ce qui me fait très bonne impression.
  J'avais envoyé l'extrait traduit par Philippe Ekoziants à une connaissance, femme de lettre russe orthodoxe très connue, pour avoir son avis, elle m'a répondu que ce texte "était trop religieux pour être publié dans une revue littéraire", et c'est tout ce qu'elle a daigné m'en dire. Avec la princesse émigrée qui trouvait mon roman porno, on pourrait peut-être faire une moyenne... Quand j'ai rapporté cela à Philippe, il m'a répondu: "Cela veut simplement dire que votre roman est vrai".
La traduction de Philippe Ekoziants affaiblit un peu mon texte, il y a une image qui n’est pas très bien rendue, mais elle est quand même pas mal. Le père Constantin ne la trouve pas assez littéraire. Il voudrait que je fisse une traduction littérale qu’il arrangerait ensuite, mais à première vue, ce n’est pas une solution qui me convient. Je ne serai pas capable de faire une traduction littérale cohérente et comme il ne parle pas du tout le français, il n’aura pas idée de ce que j'ai vraiment écrit, enfin c'est ce qu'il me semble, en tous cas.  Philippe Ekoziants n’est peut-être pas assez littéraire, cependant, il a quand même assez rendu le texte pour que le père Constantin y discerne une « littérature de première classe » et une « écriture envoûtante ». Il n'a pas du tout l'impression que j'ai écrit un tas de bondieuseries impubliables. 
Cependant, je me sens portée et guidée. Ce livre sortira en Russie, parce que Dieu s’en occupe, ou sinon Dieu lui-même, du moins le métropolite Philippe et peut-être même le tsar et son serviteur Féodor.
Hier soir, mes deux nouvelles jeunes amies Katia et Nadia m’ont emmenée à Rostov, fêter l’anniversaire de Véronika, qui brûlait de me connaître, et qui m’attendait dans une isba aux jolies fenêtres décorées. Veronika est peintre d’icônes, elle dirige un chœur de chant znaménié, le vieux chant orthodoxe traditionnel, et son amie Yelena, arrivée plus tard, enseigne le folklore, le vrai, aux enfants du coin. Il y avait encore Svetlana qui est médecin dans le domaine de la réhabilitation par la gymnastique et les massages, et Génia, une femme ronde à la voix douce et presque inaudible. Près de la table clignotait un sapin de Noël, et tout un coin de la pièce était pavé d’icône. Véronika avait un fichu sur la tête et un air émerveillé qui semble son état permanent. Nous avions toutes tiré un sujet de « toast », écrit sur du papier doré, et nous étions appelées chacune à en prononcer un, à la manière russe. Celui de Veronika a duré un moment, on voit qu’elle a de l’entraînement, et il a été conclu par la lecture d’un poème à saint Séraphin de Sarov.  Le sujet du mien, c’était la Mère de Dieu, quand même pas simple ! Je ne sais pas comment je m’en suis tirée, et j’ai chanté une complainte bretonne sur la Vierge Marie que la femme de Kotov, de l’ensemble Sirin, m’avait piquée autrefois, par l’intermédiaire de la vielleuse Polina Terentieva, avec laquelle j’ai eu quelques rencontres et que Yelena connaît. En dehors des toasts, nous avons sacrifié à la coutume des chants à table. Veronika et Yelena ont chanté ensemble des merveilles très archaïques, elles chantent bien, et je réalisais, figée sur ma chaise, combien ces chants étaient vitaux pour notre âme et notre psychisme et quel charme mystérieux, infiniment mystérieux, ils exerçaient sur moi, ils viennent de si loin, ils sont si purs, ils sont de la même essence que ceux des oiseaux et du vent dans les bois, et ils m’emportent dans un espace qu’il me semble tout à coup avoir connu, un espace très ancien, si beau, si intact, auquel je tiens peut-être par la mémoire génétique, ou peut-être par ces zones de mon âme qui deviennent collectives, qui sont en communion avec celle des autres, avec toutes les âmes, avec l’océan des âmes traversé par le Souffle de Dieu. Aucun autre foklore ne me fait cet effet-là, ne coule en moi comme une eau vivifiante, ne me met dans cet état contemplatif bienheureux et profond, où l’apparente mélancolie est pleine d’espace et de lumière. Mes nouvelles amies sont plus ou moins confites en dévotion, beaucoup plus que moi, intellectuelle anarchiste parfois iconoclaste, mais elles sont touchantes et bonnes, et elles ont cette autre dimension dans laquelle on peut retrouver tout ce qui semble à jamais ravagé par la modernité. J’ai demandé à Yelena où et quand elle enseignait : « J’enseigne aux enfants…
- Et pas aux adultes ?
- Non… En fait, je n’ai pas d’adultes qui en aient manifesté le désir.
- Moi, je suis partante. »
Du coup, nous avons toutes décidé de nous réunir deux fois par mois pour apprendre des chansons, que nous répéterons, les unes à Pereslavl, les autres à Rostov, et de former une sorte de petit ensemble féminin ! Cela me changera des cosaques, mais en principe, bien qu’il y ait aussi des chansons que l’on puisse chanter de façon mixte, il y a des chansons de femme et des chansons d’hommes, c’est comme cela, car les rôles étaient très définis, dans la société traditionnelle. Les femmes chantaient en filant et brodant, les hommes à cheval et à la guerre, tout le monde chantait dans les champs, et puis au cours des réjouissances collectives, les répertoires sont aussi différenciés que l’étaient les vêtements et les comportements.
Je regrette de ne pas avoir pu enregistrer les vers spirituels qui ont été interprétés par Veronika et Yelena....
Svetlana m’a proposé de me soigner ou du moins d’apaiser mes douleurs, et cela m’arrange, car je pense que cela sera efficace, l’arthrose du genou me fait prendre de mauvaises positions qui engendrent d’autres problèmes. Et puis je serai heureuse d’avoir une relation dans le milieu médical, qui puisse m’orienter vers d’autres médecins. Génia m'a confié la manière ancestrale de soulager les douleurs de l'arthose: "Tu te couvres le genou d'argile, et tu prends un bain de vapeur bien chaud. L'argile tire de nous des tas de choses qui ne vont pas. Elle nous soigne, l'argile soigne l'argile, ne sommes-nous pas faits d'argile?"









4 commentaires:

  1. J'aurais souhaité être une petite mouche pour pouvoir assister à ce spectacle...! Vous avez tout à fait raison, le chant, le vrai, nous manque terriblement et n'est jamais aussi vivifiant que dans le folklore russe. Ah!les grands blessés spacio-temporels! J'en fais (heureusement?) aussi partie.

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    1. Heureusement, je crois, car c'est ce qui nous rend perméables à la dimension spirituelle.

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