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mardi 19 janvier 2021

Le Jourdain de Pereslavl

 


L'église des Quarante Martyrs est très jolie, à l'intérieur comme à l'extérieur. Et si l'année dernière j'avais du mal à tenir debout, cette fois, j'ai bien encaissé, mes genoux vont beaucoup mieux, ce que je ne croyais pas possible. J'ai dit à l'évêque que je fêtais mes 50 ans d'orthodoxie, et il m'a félicitée, en ajoutant qu'alors, il n'était pas né. A vrai dire, j'ai dû recompter, car j'avais du mal à le croire, mais si, cinquante ans. L'ataman de l'association des cosaques m'a aussi serrée sur son coeur.

Une vieille digne et souriante m'a dit, en voyant se préparer la procession: "Ah maintenant, on va bénir notre Jourdain de Pereslavl". Et elle a ajouté avec un air ravi que nous avions enfin un hiver normal. Monseigneur Théoctyste nous a prévenu qu'il commencerait la bénédiction dans l'église, car il n'avait pas envie de geler sur place. Le moment venu, nous sommes descendus vers la rivière, sous les arbres entièrement givrés, et nos haleines faisaient de grands panaches de vapeur. L'air scintillait de paillettes de glace en suspension. On avait découpé une brèche et dressé une croix translucide, ornée de petites lampes. Je regardais les cosaques, cramponnés à leurs lanternes et leurs bannières. On agitait sans cesse l'eau de la brèche pour l'empêcher de se refermer. Malgré ma doudoune, je sentais le froid me saisir, comme si une coque de glace se refermait sur moi, et je plaignais notre évêque, en ses ornements liturgiques blancs, sans gants, cela devait être dur. Au dessus des toits enneigés, je voyais un croissant livide et brillant et je pensais à la chanson d'Aristide Bruant: 

"Elle voyait par les nuits d'gelée

La voûte étoilée

Et la lune en croissant

Qui brillait blanche et fatidique

Sur la p'tite croix d'la basilique

Rue Saint Vincent..."

Ce qui naturellement est un peu insolite dans un environnement aussi russe.

Pendant que nous remontions vers l'église, un couple a commencé à se déshabiller, et l'homme, vêtu d'une chemise blanche, s'est plongé dans l'eau noire par trois fois, avec un signe de croix. 

Depuis le matin, et tout le temps du service, je me trouvais dans  une sorte de joie paisible inexplicable, et je me souviens que lorsque ma tante Jackie était morte, j'avais ressenti la même chose, à l'église, comme un encouragement, le signe qu'on l'avait prise en mains et que tout allait bien pour elle. C'était la première fois, depuis qu'Henry nous a quittés, que je sortais de cette tristesse latente, avec un sentiment de confiance enfantine, comme si un ange souriant me disait au fond du coeur qu'on s'occupait des gens pour qui je prie...

 










Ce matin, je suis arrivée à la cathédrale à peine en retard. Je me suis confessée et j'ai communié avec la même impression de légèreté et de joie subtile. La bénédiction des eaux s'est faite dans l'église à côté, et j'ai pu remplir ma bouteille. Les prêtres, comme d'habitude, se faisaient un plaisir d'administrer une douche d'eau bénite à leurs paroissiens, ils nous aspergeaient en riant, positivement ravis; de vrais gamins. Cette année, pour cause de Covid, il y a moins de monde, c'est-à-dire que ceux qui viennent chercher de l'eau bénite parce qu'ils y voient seulement un moyen magique de se soigner se sont abstenus, les amateurs d'exploits sportifs dans les eaux glacées également. Il faisait moins froid, seulement - 16°, et Gilles m'a annoncé ensuite au café que nous aurions +3 et la gadoue à la fin de la semaine, et bien sûr, la patinoire dès que tout cela va regeler....

Monseigneur Théoctyste a posté la version russe de l'article que j'avais écrit pour "Parlons d'orthodoxie" sur ma conversion. Dima Paramonov m'a dit qu'il avait lu cela "comme si c'était du cinéma".

la queue pour remplir les bouteilles


lundi 18 janvier 2021

Les eaux du Jourdain

 Je me suis avisée ce matin que la venue imminente de la fête de la Théophanie marquait le cinquantième (cinquantième!!!) anniversaire de mon entrée dans l'orthodoxie. J'allais avoir dix neuf ans, j'étais étudiante aux Langues O. J'avais été introduite à l'église de Vanves par mon professeur de russe, madame Marcadé; pourtant très opposée, par la suite, à ma conversion. Après avoir rencontré le père Serge Chevitch, j'avais dit à ma famille que j'avais vu un saint, ce qui n'avait pas été acceuilli avec beaucoup de sérieux. Pourtant, c'était le cas. Mais c'était le père Barsanuphe qui m'avait prise en mains, en fin de compte. Et après avoir passé trois mois à courir me geler au skite du Saint Esprit avec le bel enthousiasme de la jeunesse, j'avais sauté le pas pour la Théophanie. 

Je me souviens que ma tante Renée était venue assister à la chose et que cela m'avait déstabilisée. J'avais ressenti tout à coup une trouille immense, alors que je ne rêvais que de ça depuis trois ans. J'avais l'impression d'accomplir quelque chose de fatal qui dépassait mon intention de départ, de sortir de ma matrice française. Des années plus tard, alors que je m'étais éloignée de l'Eglise pour toutes sortes de raisons, madame Marcadé m'avait dit qu'elle était hostile aux conversions de Français, parce que cela les coupait de leurs racines, mais qu'une fois que c'était fait, ils ne revenaient pas en arrière et que par conséquent, elle me priait, "bougre de gourde", de reprendre une pratique religieuse.

Dans le train qui me ramenait en province, j'avais rencontré un moine de saint Antoine le Grand, le monastère du père Placide, et lui avais rapporté les paroles de madame Marcadé. "Les racines des orthodoxes français sont au ciel", m'avait-il répondu.

Pourtant, par la suite, d'abord en Russie, puis au monastère de Solan, je m'étais aperçue que ma petite greffe entée sur l'arbre orthodoxe retrouvait une sève ancestrale qui me reliait au plus ancien de cette matrice française, ce plus ancien, ce plus vivifiant, ce plus éternel que des scories récentes m'avaient masqué.

Je regrettais que l'événement n'eût pas eu lieu pour Pâques, mais cette fête de la Théophanie m'est au fil des années devenue très chère. D'abord, elle précède de peu mon anniversaire, elle est liée à l'eau et à l'Esprit, au coeur de l'hiver, et elle s'accompagne toujours pour moi, sinon de révélations, du moins de signes.

Je me suis couchée hier baignée de larmes, en pensant à ma famille, à mon oncle Henry, et j'avais du mal à m'endormir. D'autant plus que les sermons et considérations religieuses que je vois passer sur internet me découragent plutôt qu'autre chose. Au réveil, je me sentais légère, paisible, ma tristesse était devenue lumineuse. Si nulle que je sois sur le plan spirituel, Dieu ne me laisse pas tomber.

Ce soir, j'irai aux vigiles de la Théophanie à l'église des Quarante Martyrs, à l'embouchure de la rivière, où officiera monseigneur Théoctyste. J'aurais pu aller à un autre endroit où l'on m'avait invitée, mais nous avons pour une fois des températures de saison, le gel de la Théophanie, traditionnellement le point culminant de l'hiver, il fait - 26. Je ne voulais pas me lancer sur les routes avec un retour de nuit. 


les eaux du Jourdain, vers spirituel intrerprété par

Andreï Baïkalets et Ekaterina Kotova

vendredi 15 janvier 2021

Le pain et le vin

 


Grand soleil et froid, - 18°. Je pense beaucoup à Henry et le recommande souvent à Dieu, mais je n’arrive pas à lire l’acathiste pour les défunts tous les jours, je l’ai fait pour maman et Patrick et j’ai terriblement honte de ne pas mieux l’accompagner. Cela fait plus de neuf jours qu’il est mort, le neuvième jour, j’ai lu l’acathiste. Je l’ai lu un jour sur deux. D’après la tradition orthodoxe, son âme a commencé à s’éloigner des lieux où il a passé sa vie, elle sera arrivée le quarantième jour après son décès.

Parfois je me représente qu’il a retrouvé sa vieille copine Jackie, maman, mon père, Baby, papi et mamie, l’oncle Louis. Il sera enterré demain avec eux, dans le caveau de papi, à Annonay. Nous avons unanimement souhaité lui faire une place bien méritée, dommage que je n’ai pas pu y mettre aussi mon père.

Mano lit tous les jours l’hommage que je lui ai rendu dans mes chroniques sous le titre « un bouquet d’oeillets » et que Philippe lira demain à ses funérailles. Martine voudrait trouver un bouquet d’oeillets blancs à cette occasion, mais ce n’est pas la saison, j'espère qu'elle pourra en trouver un poussé sous serre sur la côte d'Azur... Nous avons pleuré ensemble sur Skype à 3000 km l’une de l’autre.

A cause des mesures sadiques des médiocres enragés qui se sont emparés de la France, ceux qui l’accompagneront à Annonay mercredi ne pourrons même pas se réunir au restaurant pour se remonter le moral.

La mère d'un ami loue en ce moment la moitié de ma maison. Elle fait partie d’une espèce de communauté religieuse ; les offices se font par internet, elle a sans arrêt des conférences avec des gens de cette communauté, à distance. Je ne sais pas pourquoi mais cette obstination à vouloir entraîner les autres dans son truc, et puis cet air perpétuellement joyeux, cela commence à me rappeler les charismatiques cathos, et du reste, elle est oecuméniste, sa communauté sans doute aussi. Ce qui a de terrible dans ce genre de chose, c’est qu’apparemment, le discours est chrétien, et pourtant, il me paraît faux, je ne reconnais pas ce que j'ai découvert dans l'orthodoxie, c'est-à-dire au fond ce qui était notre vision des choses au moyen âge. C’est comme le pape qui fait appel au discours chrétien pour nous faire accepter n'importe quoi. Elle a toujours l’air de celle qui comprend, quand son interlocuteur est dans la plus profonde erreur, et me convie à ces conférences, peut-être devrais-je m’imposer cela, histoire de voir. Il y a des gens, comme ma Liouba, qui me donnent une grande impression de spiritualité, sans être si démonstratifs, et discuter avec elle est toujours extrêmement éclairant, alors que là, j'ai l'impression que nous ne parlons pas la même langue. Si j’ai bien compris, sa communauté est sans cesse en communication sur internet, sans cesse prêches et conférences, actions caritatives ou missionnaires de toutes sortes, rencontres interconfessionnelles, et elle me demande ce que je fais de concrètement chrétien, mais je ne sais pas... Je vis et respire avec cela depuis longtemps, et j’ai bien conscience de ne pas en être très loin, mais je ne me vois pas passer mon temps en conférences fraternelles et activités humanitaires frénétiques, tout cela me rappelle, avec « l’air joyeux », tout ce qui m’avait fait fuir dans mon enfance vers une spiritualité plus intériorisée, plus silencieuse, plus virile et plus lumineuse. Quand elle me parle de gens qui rayonnent, j’ai l’impression de voir ces illuminés au sourire perpétuel qui me fichaient le malaise, et non le starets Thaddée ou saint Porphyre. Elle approuve toutes les mesures anticovid, et lorsque je lui ai posé la  question : «Mais quand même, la communion eucharistique, il s’agit du Corps et du Sang du Christ, non ? Avec les mêmes propriétés que le Christ lui-même ?

- Mais cela reste quand même du pain et du vin, c’est notre communion fraternelle qui en fait le Corps et le Sang du Christ.

- Je comprends bien que cela reste du pain et du vin, mais investis du Corps et du Sang du Christ, qui nous rendent participants au Christ, je vous dis ça, alors que je suis du genre à avoir du mal à croire, mais ce n’est pas seulement un symbole de notre fraternité, c’est le Corps et le Sang du Christ sous forme de pain et de vin, sinon, on est où là ?"

Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu, en fait je ne pense pas avoir compris, et je me dis que si j’avais été convaincue, j’aurais compris et m’en serais souvenue. Il me reste à interroger mon père Valentin, je crois que c'est un de ses sujets favoris. Question théologie, je suis au niveau de la grand-mère russe de base.

dimanche 10 janvier 2021

Participation

 Pour Noël, je me suis confessée à monseigneur Théoctyste. Je lui ai dit que j'étais très paresseuse, que je devais toujours me pousser pour prier ou aller à l'église, que cela me coûtait des efforts énormes, que souvent je n'avais pas la tête à ça, et aucune joie spirituelle, alors qu'en principe, je devrais me précipiter à l'église sur les ailes de la grâce, après toute une vie dans l'orthodoxie, même si je ne me suis pas donné tout le mal nécessaire. Il a pris un air amusé: "On voit bien que vous n'entendez pas la confession des moines! Tout va bien! Vous êtes dans la bonne direction! "

Ensuite, j'ai appelé mon père Valentin pour lui souhaiter un joyeux Noël. Nous avons discuté un peu. "Je devrais passer au dessus de ce qui arrive à nos divers pays, de ce que s'efforcent d'en faire tous les satans à l'oeuvre, je devrais prendre de la hauteur, languir après la patrie céleste, et cesser de me désoler pour nos patries terrestres, je veux dire la mienne et la vôtre qui est devenue la mienne, encore que la vôtre n'en soit pas au point où en est la mienne, mais on lui a fait quand même beaucoup de mal, et on est bien décidé à lui en faire encore plus, à nous faire tous disparaître. Je devrais attendre la parousie. Il y a des gens qui voient les choses comme cela et qui me reprochent de ne pas surmonter. Eh bien vous ne pouvez pas savoir comme je le vis mal. Je ne surmonte pas du tout. Cela me rend malade de voir disparaître la France dans un magma multiracial et multiculturel ou plutôt complètement privé de toute espèce de culture, et l'idée que la Russie prenne le même chemin me rend malade aussi. Certes je n'ai pas d'enfants, Dieu m'a d'ailleurs peut-être épargnée en me les refusant, mais j'en suis malade pour les enfants des autres. Je déteste le monde qu'on nous fait. Je l'ai d'ailleurs détesté dès l'enfance. Mais à côté de ce que nous vivons aujourd'hui... Savoir que la civilisation qui nous a formés va disparaître quasiment avec nous est quand même un sentiment curieux, inédit, et assez tragique... 

- Laurence, mais comment vous dire? Je trouve ce sentiment bien naturel et je le partage..."

Bon, il y a des gens qui meurent pour leur patrie terrestre, et aussi pour les gens de chair et de sang, tous mortels qui l'habitent, et pour leurs proches. Il y a peut-être des détachements dont on n'est pas capable avant d'avoir quitté son corps et ce monde, et qui, du reste, par l'insensibilité qu'ils nous donnent, ne sont pas de saison. Je voyais ce matin un texte russe qui m'a beaucoup plu, du peintre Andreï Fedorov, dont j'ajoute un tableau:

Participation

Une curieuse impression de participation profonde à l'histoire de ma Patrie a commencé à s'affirmer en moi depuis quelques années. Bien sûr, je vivais sur cette terre, j'étudiais dans les manuels, je prêtais serment, je faisais allégeance. Je m'intéressais vivement, je débattais, j'écoutais. Je parlais et pensais en cette langue, j'émettais des jugements. Mais une fois, nous avons sur un coup de tête fait un saut de 600 verstes à Ostachkov. Nous voulions simplement nous baigner dans le lac Seliguer. Nous avions bourré la voiture d'enfants, de maillots de bains, de "Kadarka" dans des sacs en papier… A Borissoglebsk, j'ai eu un choc, et nous avons erré dans les lieux marqués par saint Irinarque. Depuis, le Temps des Troubles m'est entré profondément dans l'âme comme une écharde. Que n'ai-je pas lu depuis sur ce thème, avec qui n'ai-je pas débattu. J'avais pris conscience de la dimension incommensurable de ces événements redoutables et de la quantité de mensonges et de falsifications qui les entouraient, à commencer par les déformations et l'omission des intrigues autour de l'investiture de la dynastie des Romanov; jusqu'à leur complète défiguration à la période soviétique. Maintenant, il est très difficile de s'y retrouver, il y a trop de charlatanisme et d'incompétence. Encore une fois, l'esprit de notre temps, déchu jusqu'aux sensations de bas étage invérifiées et aux cendres jetées ni là où il le faut, ni en juste quantité. Et en dépit de tout, la mémoire historique survit dans le peuple sous forme de rumeur, de légendes et récits. On cherche jusqu'à aujourd'hui et on trouve parfois des trésors enfouis par les habitants des villages brûlés, cachés la veille des massacres de masse… Et quelquefois, au moment de l'éclairage automnal des eaux des rivières, on retrouve des armes superbement conservées et les os des guerriers. Et beaucoup de choses se conservent dans les noms des villages. Voici Douchilovo (du verbe dushit', étouffer). Ici étaient disposées des rangées de potences, où les Polonais ont supplicié mes compatriotes par centaines, et ici vivent les descendants des équipes qui les ensevelissaient. voici les innombrables Gari, Gorelki. Pogoreltsi (de la racine gor, brûler), brûlés par les conquérants avec tous leurs habitants. .. Et tout cela fut longtemps et attentivement caché et tu. D'après l'un des spécialistes respectés de la région, coulaient ici des rivières de sang, et la Russie était pleine de gémissements. Ce que les conquérants rapportaient scrupuleusement dans leurs écrits. Mais il est en quelque sorte inconvenant de mettre cela en lumière. C'est trop intolérant... Nous roulions le long de la route qui longeait le théâtre de ces événements, le vieil itinéraire reliant Kostroma à Nijni. Et partout s'élevaient les ruines des églises, construites par nos ancêtres pour célébrer cette victoire. Il faut reconnaître qua dans beaucoup d'endroits existent des signes qui rappellent ces événements. Ici fut écrasée la milice de Kinechma, et tous les guerriers égorgés et enterrés dans une fosse commune… Ici au contraire, on mit en pièces un détachement de bourreaux polonais avec un certain seigneur un tel… Et depuis cet endroit en marche sur Kostroma se déplaçaient les régiments des bourgs et villages voisins… Et les églises, les chapelles, les sanctuaires… La Russie est un pays secret. Il faut beaucoup l'aimer d'un coeur pur pour qu'elle s'ouvre dans toute sa grandeur, surmontant le charme sans prétention des champs abandonnés; des prairies fleuries, des bois, des fourrés et des neiges qui la couvrent une grande part de l'année… Il faut savoir discerner dans le visage d'un simple gars de la campagne non pas un représentant de la populace, comme il est admis maintenant dans la société glamour, mais le vrai propriétaire de toute cette tristesse et de cette soif de liberté, ce mot presque mort, qui reflète très exactement les desseins et les élans de l'homme russe. Et il serait temps d'arrêter de mentir, au moins à soi-même. Ce sont précisément les pertes humaines monstrueuses de mon peuple qui ont permis l'existence de cette agréable partie mondaine qu'on appelle le monde libre. Et cela ne fut pas le résultat de l'enivrement sadique de tyrans appuyés par les mitrailleuses des détachements de blocage, mais d'une cause que personne ne peut jamais exprimer par des mots… on ne peut en saisir l'explication que dans ces merveilleuses chansons que chantent encore parfois les gens et qui n'ont rien à voir avec les refrains vulgaires de "Zolotoie Koltso" ou de Babkina.

Ce texte m'inspire toutes sortes de réflexions. Il est difficile à traduire, car il fait appel à des mots qui recouvrent des réalités très russes qui n'ont pas vraiment d'équivalent français. Ce qui est traduit par participation relève de cette participation qui nous fait communier dans l'eucharistie, par exemple. C'est cette notion qui a fait du peuple russe une espèce de famille. J'avais vu un concert donné par des moines du mont Athos. Le vieil higoumène qui les dirigeait l'avait conclu par une homélie sur la fraternité donnée à tous les orthodoxes par leur communion au même calice, quel que soit le pays où ils vivent. Ce qui est une réalité, tant que la politique ne s'en mêle pas. Le peuple russe, avant que des idéologies étrangères ne vinssent le diviser, était une famille, qui pouvait avoir ses brebis noires et ses mauvais sujets mais qui se levait comme un seul homme si on l'attaquait, pour défendre peut-être quelque chose de plus mystique que sa perpétuation historique, je ne pourrais comparer cela chez nous qu'à l'épopée de Jeanne d'Arc. D'une façon générale, il me semble historiquement plus homogène que le peuple français, car son sentiment d'appartenance est plus lié à un ensemble de valeurs, à une foi, à une culture commune qu'à un terroir donné, et les différences linguistiques sont d'ailleurs beaucoup moins marqué dans les différents territoires russes que dans l'espace français. Et quand au folklore, on a vu qu'avec d'innombrables variations locales, il présentait un fond uni et unique. Ce peuple s'est levé comme un seul homme une première fois quand les Polonais sont arrivés à Moscou et se sont emparés de la Russie par l'entremise de leur créature, le faux Dimitri, un aventurier qui se faisait passer pour le fils assassiné d'Ivan le Terrible. Un immense soulèvement populaire, dirrigé par la marchand Minine et le prince Pojarski, avait libéré le pays d'une présence étrangère méprisante et cruelle qui s'était fait haïr en quelques mois, j'ignorais d'ailleurs moi-même que les exactions avaient pris une telle ampleur dans tout le pays, et que les occidentaux les aient cachés est compréhensible, dans la mesure où présenter les Polonais comme d 'éternels martyrs, les civilisés de l'est, et les Russes comme des sauvages est un des ressorts de la politique russophobe. Le second grand soulèvement fut celui que rencontra Napoléon, pourtant persuadé qu'apportant les "lumières de la démocratie" à ce pays de moujiks obscurs pressurés, il serait accueilli avec joie. Et le troisième, celui qui triompha de l'Allemagne nazie, quand communistes ou non, les Russes s'unirent pour chasser l'envahisseur.
Je m'étonne cependant que ces exactions polonaises aient été dissimulées depuis si longtemps. C'est qu'en Russie même, il y a toute une frange de gens qui ne communient pas au même calice, soit qu'ils n'aient pas de calice du tout, et l'aient même en horreur, soient qu'ils l'aient renié, pour des raisons idéologiques ou bassement intéressées. Ceux-là méprisent le simple gars de la campagne, et son folklore immémorial tout autant que sa foi orthodoxe. Curieux que je me sente aussi "participante" à ce peuple, et précisément, en fin de compte, par cette communion au même calice, et à tout ce qui l'a édifié tel qu'il est. Sans doute parce que je n'ai pu participer à la communion du calice français, ni à tout ce qui avait édifié la France, parce qu'en réalité, cela ne m'était pas offert, sauf sous forme de paysages, de bâtiments et de littérature. Il ne m'arrivait plus la sève vivifiante des origines.
tableau d'Andreï Fedorov

Hier soir, j'étais invitée par les cosaques de Pereslavl. Olga avait préparé avec la jeunesse la crèche russe qui se présente comme un théâtre de poupées mettant en scène la Nativité. C'était très bien interprété par des enfants convaincus, mais les chansons étaient enregistrées au lieu d'être chantées, ce qui est dommage. J'en ai chanté une, avec les gousli. Après la représentation, nous avons dîné tous ensemble. Un cosaque a dit sa joie de voir les enfants grandir avec des traditions que, dans sa génération on n'avait pas connues, car elles étaient bannies par le pouvoir soviétique. Une femme a remercié Olga, en retenant des larmes d'émotion, d'avoir donné à sa fille l'amour de tout ce qui était russe. J'étais à côté de notre cosaque suisse, Benjamin, de sa femme et de son petit garçon qui était fasciné par les pois blancs sur ma blouse rouge. J'ai fait un discours moi aussi, et parlé succintement de ce que m'avaient suggéré les réflexions du peintre Fedorov à leurs propos. J'ai dit l'importance de restaurer cet esprit qui nous fait participer les uns aux autres, et participer à nos ancêtres, à tout ce qui nous entoure, à la fois dans le présent et le passé, dans un présent porté par tout le volume insondable de ce qui le précède et le produit sans cesse. Le cosaque qui avait remercié Olga m'a dit que Benjamin et moi n'étions pas venus ici par hasard, et que nous avions un rôle à jouer sur place, où nous devions rester coûte que coûte. "Nous avons donné naissance à un îlot, où nous restaurons tout cela pour le transmettre, et des îlots semblables apparaissent un peu partout. De la sorte, goutte à goutte, nous nous étendrons et formerons des ruisseaux et des rivières." Cela m'a fait penser à la théorie des isolats professée par Jean Raspail. Tous ces gens sont très chaleureux, très purs, avec des enfants nourris d'épopées, de grands sentiments, qui respectent les adultes et semblent épanouis.




jeudi 7 janvier 2021

Visiteuses russes

 Il y a plus de 20 ans, la fille de mon père Valentin, Macha, pour laquelle j'ai une grande tendresse, était partie pour la France, avec son amie Ania. Sachant qu'elles voulaient aller à Marseille; je souhaitais les présenter à mon oncle Henry et à ma tante Mano. Dans mon esprit, il s'agissait juste d'une visite, mais Mano avait compris qu'il fallait les héberger, et après avoir accepté, avait commencé à se faire un sang d'encre à cette idée. Elle avait peur que les deux innocentes jeunes Russes ne désirassent aller en discothèque, où elles risquaient de se faire enlever pour la traite des blanches, et elle m'avertissait qu'elle n'avait pas l'intention de les accompagner pour les chaperonner! Regrettant déjà d'avoir initié tout cela, j'avais protesté que ces jeunes filles n'allaient jamais en discothèque, que ce n'était pas du tout leur genre. 

Une fois les deux étudiantes sur place, ce fut le grand amour immédiat, entre elles, mon oncle et ma tante qui appréciaient beaucoup leur fraicheur, leur gentillesse, leur gaieté et leur spontanéité. "Elles sont comme nous étions dans les années 40, on ne voit plus de jeunes comme elles de nos jours".  Apprenant qu'Henry avait été résistant, elles l'avaient aussitôt accablé de questions, auxquelles il avait été ravi de répondre, car il ne rencontrait pas dans sa famille un intérêt aussi passionné! Il leur avait montré tous ses souvenirs et coupures de journaux. Par la suite, je n'ai pas fait de séjour à Marseille sans qu'Henry et Mano n'évoquassent avec tendresse leurs deux visiteuses russes. 

De mon côté, quand j'étais allée voir la mère de Macha, Inna, la femme du père Valentin, qui était communiste, elle m'avait dit avec respect: "Vous m'aviez caché que vous aviez un oncle partisan, un héros de la résistance!"

Ania vient de m'envoyer, avec ses condoléances, les photos qu'elle a gardées de ces moments:



 

   J'ai la certitude que mon oncle Henry est bien, à présent, qu'il est soulagé, et qu'il est mystérieusement près de nous. J'ai bu un verre de mon vin de pommes à sa mémoire. Le voici maintenant près de maman, de ma tante Jackie, sa grande copine, qui lui avait dit, alors qu'il avait dix-huit ans et qu'il était très timide: "Henry, si tu veux plaire aux filles, il faut les faire rire!" Il a retrouvé mon père, son copain Loulou du "club des Laveuses". Mon grand-père et ma grand-mère qu'il adorait. Mon beau-père Pedro avec lequel il avait été à l'institut Notre-Dame de Valence. Tous ceux qui nous étaient et nous sont encore si chers.

mercredi 6 janvier 2021

Un bouquet d'oeillets

Noël s'annonce, mais il sera pour moi bien triste: je viens de perdre mon oncle Henry.
Bien sûr, on pouvait s'y attendre, mon oncle Henry avait presque 95 ans, le cœur très fatigué. Il s'essouflait et ne pouvait plus ni monter l'escalier, ni se déplacer bien loin, il était en fin de vie, il vient un moment où il faut partir.
Quand il avait passé 86 ans, il m'avait dit: "Tu vois ma petite, je suis très content, parce que toute ma vie, j'ai cru que je mourrais à 86 ans, et cela ne s'est pas produit." 
Il a eu presque dix ans de supplément, et il les a passés chez lui, avec sa femme, très entouré par sa famille.
J'espère qu'il est mort en paix, indépendamment de la sédation, j'ai prié pour cela. Il avait essayé de retourner à l'église, mais s'était laissé décourager par le côté peu sérieux des offices.
C'était un bon vivant, qui n'hésitait pas à faire des choix courageux, il était parti au maquis à 17 ans, en laissant un mot dans l'assiette de sa mère, et en volant le vélo d'une connaissance. Il était humain, honnête et digne. Pour tous ceux de ma famille qui n'ont pas eu de père, qu'il fût mort ou parti, il était l'image d'un vrai père, il formait avec sa femme et ses enfants une vraie famille. Son gendre l'adorait. 
La maison d'Henry et Mano, à Marseille, était le dernier lieu où je retrouvais la France que j'ai connue dans mon enfance, ce mélange de joie de vivre, de raffinement et de dignité dans les épreuves. Henry et Mano en ont connu beaucoup, et ils les ont supportées avec courage. Je retrouvais chez eux une époque révolue, une atmosphère de beauté, d'élégance et de culture qui disparaît à vue d'oeil de notre paysage. Henry n'était pas un intellectuel diplômé, c'était quelqu'un de pragmatique, il avait travaillé dans l'épicerie et l'alimentaire, il aimait le rugby et le foot, et pourtant, il avait du goût, une élégance intérieure des sentiments, il aimait les beaux meubles et les beaux tableaux et s'habillait bien, c'était peut-être des choses qui étaient naturelles à beaucoup de gens de l'ancien temps, d'ailleurs. 
La maison d'Henry et Mano était un îlot miraculeux, dans ma vie bousculée, et dans une époque de plus en plus hideuse, vulgaire et hostile. Je passais par un couloir sous un immeuble, et j'arrivais dans un autre temps, celui du midi d'autrefois, de cette façade à persiennes ombragée de platanes, de ce petit jardin si bien aménagé, où Henry nous préparait ses célèbres cocktails et apéros délicieux et ravageurs. A l'intérieur, je retrouvais le genre de cadre dans lequel j'avais grandi, le genre de personnes qui avaient entouré mon enfance, tendres, pudiques et attentives. Des meubles, des objets, des tableaux qui tous me parlaient de quelque chose de connu et de cher, et tout cela harmonieusement disposé. Oui, je retrouvais une harmonie, une harmonie extérieure qui était l'expression d'une harmonie intérieure, et c'est un miracle qui devient vraiment trop rare. 
Je n'ai pas eu le temps de finir les souvenirs d'enfance que j'avais commencé afin que l'un et l'autre pussent les lire, puisque pour maman, c'était déjà trop tard. Henry ne les lira pas. Il n'en a lu que le début, il est vrai que ce début le concernait, puisque j'évoquais le jour où, pour m'amadouer il m'avait, encore fiancé à Mano, offert pour mes trois ans un bocal de poissons rouges et un bouquet d'œillets blancs.
Que ce bouquet d'oeillets t'accompagne au paradis, mon cher petit oncle Henry, avec mes prières et mes larmes. Sans toi, le monde me deviendra encore plus étranger. Jusqu'au moment où je vous rejoindrai tous, moi aussi. J'ai hélas plus que jamais l'impression qu'avec toi, c'est la France qu'on enterre, celle que tu étais allée défendre à bicyclette et que l'on a déshonorée et vendue.




 

mardi 5 janvier 2021

Délégation d'Alexandrov

 Une des jeunes femmes rencontrées au Noël français m'a conviée à venir chanter dimanche soir, elle essaie de rassembler les gens, les gosses pratiquent des jeux sur la place, devant la cathédrale, et puis dans l'église, nous sommes supposés chanter des vers spirituels. Je l'ai fait, mais ma vielle était très contrariée par le froid et l'humidité. Les dames présentes chantent toutes très mal. Elles n'en ont pas l'habitude, elles ne connaissent pas les chansons. L'une d'elle à décrété que cela ne l'intéressait pas car elle cherchait un endroit où chanter vraiment. C'est pourquoi créer un endroit où partager et apprendre tout cela avec des "intervenants", comme on dit dans l'éducation nationale, serait vraiment une bonne chose.

Il est 5 heures du soir mais il fait encore nuit à 
4 heures, bien que désormais, les jours rallongent....

Le lendemain, je devais rencontrer au café toute une délégation d'Alexandrov, la ville d' Ivan le Terrible, au café français. Le centre culturel et l'éparchie avaient organisé une expédition à Pereslavl et je faisais partie des curiosités locales. On m'a posé toutes sortes de questions sur la France, ma décision de venir ici. C'étaient des gens simples, chaleureux, sincères et pleins de bonne volonté. Ils me disaient les seuls mots de français qu'ils connaissaient, une dame m'a lu un poème de Pouchkine traduit en français. J'étais en face d'un jeune homme orthodoxe intelligent, curieux et bienveillant. Quand nous nous sommes séparés, j'ai vu qu'il boitait et qu'il avait une cane, et lui ai demandé s'il s'était cassé la jambe, il m'a répondu qu'il avait une prothèse. Je me suis sentie comme ma mère lorsqu'elle avait demandé à un soldat américain manchot pourquoi il portait son alliance à la main gauche. Ce jeune homme était beau garçon, grand, comme on dit, il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

D'un autre côté, lui-même m'avait posé la question suivante: "Comment faites-vous, à votre âge, pour garder un esprit aussi clair?

- Eh bien, pourquoi, vous pensez que je devrais être gâteuse?"

A gaffeur gaffeuse et demie!

Je leur ai raconté nos projets de folklore, et ils nous ont invités à une manifestation festive le 12 juin, les balalaikers et moi. Il faut démontrer aux gens que le folklore est à leur portée et peut leur offrir de grandes satisfactions. C'est essentiellement pour en témoigner que je m'acharne à jouer, car maintenant, j'ai un peu trop de cordes à mon arc, et je fais flèche de tous bois...

L'autre soir, j'ai encore eu une grande conversation sur Skype, avec Anne, c'est drôle comme on est raccord avec certaines personnes, et dans ces cas-là, il devient difficile de s'arrêter de parler, on se rend même mieux compte à quel point la plupart du temps, on se tait. Et encore, en tant qu'écrivain, je m'exprime dans mes livres... 

Elle m'évoquait les scandales et les intrigues qui agitent les paroisses orthodoxes françaises, les descendants d'émigrés qui n'ont pas compris que la Russie comptait des millions de Russes et que la perstroïka avait eu lieu en 1985, elle pense, bien qu'elle se soit convertie il y a longtemps, que l'orthodoxie n'est pas pour les Français, en fin de compte, qu'il y a incompatibilité d'humeur et de nature, bien qu'elle ne croit pas du tout au catholicisme, et du coup, elle ne voit pas trop ce qui pourrait récupérer la France, et dans quoi s'inscrire elle-même. C'est effectivement une question cruciale. Le père Barsanuphe, qui avait converti hardiment beaucoup de Français, m'avait confié un jour: "Vous savez, honnêtement, je ne crois pas trop à l'orthodoxie française, car d'après mon expérience, soit les Français deviennent orthodoxes et sont de moins en moins français, soit ils restent français, mais ne deviennent pas orthodoxes." Malheureusement, ce n'est peut-être pas faux, encore que j'ai trouvé, à Solan, que le greffon prenait bien, et jusqu'à ce que le père Placide me donnât son fameux conseil, je pensais même avoir mon petit rôle à jouer là dedans. Je connais de vrais Français qui sont de vrais orthodoxes, ils sont assez isolés. Par certains côtés, je me sens très française, ma langue est française, pour commencer, et la langue forme une partie de notre mentalité, mais si j'ai été à ce point, très jeune, aspirée par la Russie, ce n'est certainement pas un hasard, surtout en passant par la Grèce... J'ai l'impression qu'il faut faire un sacré retour en arrière, dépouiller cinq siècles de dérive, au moins, pour retrouver un esprit commun aux Français et aux Russes, ou Grecs, ou Serbes... Ou bien avoir une sorte d'héritage génétique médiéval, peut-être. De son côté, Skountsev estime que les "nikoniens" ont trop dérivés par rapport à la vieille foi, et qu'on ne peut plus s'entendre, alors que je ne vois pas de différence énorme entre les deux. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les "tradis" sont encore ceux que les orthodoxes perçoivent le mieux, à commencer par mon père Valentin.