Pour Noël, je me suis confessée à monseigneur Théoctyste. Je lui ai dit que j'étais très paresseuse, que je devais toujours me pousser pour prier ou aller à l'église, que cela me coûtait des efforts énormes, que souvent je n'avais pas la tête à ça, et aucune joie spirituelle, alors qu'en principe, je devrais me précipiter à l'église sur les ailes de la grâce, après toute une vie dans l'orthodoxie, même si je ne me suis pas donné tout le mal nécessaire. Il a pris un air amusé: "On voit bien que vous n'entendez pas la confession des moines! Tout va bien! Vous êtes dans la bonne direction! "
Ensuite, j'ai appelé mon père Valentin pour lui souhaiter un joyeux Noël. Nous avons discuté un peu. "Je devrais passer au dessus de ce qui arrive à nos divers pays, de ce que s'efforcent d'en faire tous les satans à l'oeuvre, je devrais prendre de la hauteur, languir après la patrie céleste, et cesser de me désoler pour nos patries terrestres, je veux dire la mienne et la vôtre qui est devenue la mienne, encore que la vôtre n'en soit pas au point où en est la mienne, mais on lui a fait quand même beaucoup de mal, et on est bien décidé à lui en faire encore plus, à nous faire tous disparaître. Je devrais attendre la parousie. Il y a des gens qui voient les choses comme cela et qui me reprochent de ne pas surmonter. Eh bien vous ne pouvez pas savoir comme je le vis mal. Je ne surmonte pas du tout. Cela me rend malade de voir disparaître la France dans un magma multiracial et multiculturel ou plutôt complètement privé de toute espèce de culture, et l'idée que la Russie prenne le même chemin me rend malade aussi. Certes je n'ai pas d'enfants, Dieu m'a d'ailleurs peut-être épargnée en me les refusant, mais j'en suis malade pour les enfants des autres. Je déteste le monde qu'on nous fait. Je l'ai d'ailleurs détesté dès l'enfance. Mais à côté de ce que nous vivons aujourd'hui... Savoir que la civilisation qui nous a formés va disparaître quasiment avec nous est quand même un sentiment curieux, inédit, et assez tragique...
- Laurence, mais comment vous dire? Je trouve ce sentiment bien naturel et je le partage..."
Bon, il y a des gens qui meurent pour leur patrie terrestre, et aussi pour les gens de chair et de sang, tous mortels qui l'habitent, et pour leurs proches. Il y a peut-être des détachements dont on n'est pas capable avant d'avoir quitté son corps et ce monde, et qui, du reste, par l'insensibilité qu'ils nous donnent, ne sont pas de saison. Je voyais ce matin un texte russe qui m'a beaucoup plu, du peintre Andreï Fedorov, dont j'ajoute un tableau:
Participation
Une curieuse impression de participation profonde à l'histoire de ma Patrie a commencé à s'affirmer en moi depuis quelques années. Bien sûr, je vivais sur cette terre, j'étudiais dans les manuels, je prêtais serment, je faisais allégeance. Je m'intéressais vivement, je débattais, j'écoutais. Je parlais et pensais en cette langue, j'émettais des jugements. Mais une fois, nous avons sur un coup de tête fait un saut de 600 verstes à Ostachkov. Nous voulions simplement nous baigner dans le lac Seliguer. Nous avions bourré la voiture d'enfants, de maillots de bains, de "Kadarka" dans des sacs en papier… A Borissoglebsk, j'ai eu un choc, et nous avons erré dans les lieux marqués par saint Irinarque. Depuis, le Temps des Troubles m'est entré profondément dans l'âme comme une écharde. Que n'ai-je pas lu depuis sur ce thème, avec qui n'ai-je pas débattu. J'avais pris conscience de la dimension incommensurable de ces événements redoutables et de la quantité de mensonges et de falsifications qui les entouraient, à commencer par les déformations et l'omission des intrigues autour de l'investiture de la dynastie des Romanov; jusqu'à leur complète défiguration à la période soviétique. Maintenant, il est très difficile de s'y retrouver, il y a trop de charlatanisme et d'incompétence. Encore une fois, l'esprit de notre temps, déchu jusqu'aux sensations de bas étage invérifiées et aux cendres jetées ni là où il le faut, ni en juste quantité. Et en dépit de tout, la mémoire historique survit dans le peuple sous forme de rumeur, de légendes et récits. On cherche jusqu'à aujourd'hui et on trouve parfois des trésors enfouis par les habitants des villages brûlés, cachés la veille des massacres de masse… Et quelquefois, au moment de l'éclairage automnal des eaux des rivières, on retrouve des armes superbement conservées et les os des guerriers. Et beaucoup de choses se conservent dans les noms des villages. Voici Douchilovo (du verbe dushit', étouffer). Ici étaient disposées des rangées de potences, où les Polonais ont supplicié mes compatriotes par centaines, et ici vivent les descendants des équipes qui les ensevelissaient. voici les innombrables Gari, Gorelki. Pogoreltsi (de la racine gor, brûler), brûlés par les conquérants avec tous leurs habitants. .. Et tout cela fut longtemps et attentivement caché et tu. D'après l'un des spécialistes respectés de la région, coulaient ici des rivières de sang, et la Russie était pleine de gémissements. Ce que les conquérants rapportaient scrupuleusement dans leurs écrits. Mais il est en quelque sorte inconvenant de mettre cela en lumière. C'est trop intolérant... Nous roulions le long de la route qui longeait le théâtre de ces événements, le vieil itinéraire reliant Kostroma à Nijni. Et partout s'élevaient les ruines des églises, construites par nos ancêtres pour célébrer cette victoire. Il faut reconnaître qua dans beaucoup d'endroits existent des signes qui rappellent ces événements. Ici fut écrasée la milice de Kinechma, et tous les guerriers égorgés et enterrés dans une fosse commune… Ici au contraire, on mit en pièces un détachement de bourreaux polonais avec un certain seigneur un tel… Et depuis cet endroit en marche sur Kostroma se déplaçaient les régiments des bourgs et villages voisins… Et les églises, les chapelles, les sanctuaires… La Russie est un pays secret. Il faut beaucoup l'aimer d'un coeur pur pour qu'elle s'ouvre dans toute sa grandeur, surmontant le charme sans prétention des champs abandonnés; des prairies fleuries, des bois, des fourrés et des neiges qui la couvrent une grande part de l'année… Il faut savoir discerner dans le visage d'un simple gars de la campagne non pas un représentant de la populace, comme il est admis maintenant dans la société glamour, mais le vrai propriétaire de toute cette tristesse et de cette soif de liberté, ce mot presque mort, qui reflète très exactement les desseins et les élans de l'homme russe. Et il serait temps d'arrêter de mentir, au moins à soi-même. Ce sont précisément les pertes humaines monstrueuses de mon peuple qui ont permis l'existence de cette agréable partie mondaine qu'on appelle le monde libre. Et cela ne fut pas le résultat de l'enivrement sadique de tyrans appuyés par les mitrailleuses des détachements de blocage, mais d'une cause que personne ne peut jamais exprimer par des mots… on ne peut en saisir l'explication que dans ces merveilleuses chansons que chantent encore parfois les gens et qui n'ont rien à voir avec les refrains vulgaires de "Zolotoie Koltso" ou de Babkina.
tableau d'Andreï Fedorov |
Hier soir, j'étais invitée par les cosaques de Pereslavl. Olga avait préparé avec la jeunesse la crèche russe qui se présente comme un théâtre de poupées mettant en scène la Nativité. C'était très bien interprété par des enfants convaincus, mais les chansons étaient enregistrées au lieu d'être chantées, ce qui est dommage. J'en ai chanté une, avec les gousli. Après la représentation, nous avons dîné tous ensemble. Un cosaque a dit sa joie de voir les enfants grandir avec des traditions que, dans sa génération on n'avait pas connues, car elles étaient bannies par le pouvoir soviétique. Une femme a remercié Olga, en retenant des larmes d'émotion, d'avoir donné à sa fille l'amour de tout ce qui était russe. J'étais à côté de notre cosaque suisse, Benjamin, de sa femme et de son petit garçon qui était fasciné par les pois blancs sur ma blouse rouge. J'ai fait un discours moi aussi, et parlé succintement de ce que m'avaient suggéré les réflexions du peintre Fedorov à leurs propos. J'ai dit l'importance de restaurer cet esprit qui nous fait participer les uns aux autres, et participer à nos ancêtres, à tout ce qui nous entoure, à la fois dans le présent et le passé, dans un présent porté par tout le volume insondable de ce qui le précède et le produit sans cesse. Le cosaque qui avait remercié Olga m'a dit que Benjamin et moi n'étions pas venus ici par hasard, et que nous avions un rôle à jouer sur place, où nous devions rester coûte que coûte. "Nous avons donné naissance à un îlot, où nous restaurons tout cela pour le transmettre, et des îlots semblables apparaissent un peu partout. De la sorte, goutte à goutte, nous nous étendrons et formerons des ruisseaux et des rivières." Cela m'a fait penser à la théorie des isolats professée par Jean Raspail. Tous ces gens sont très chaleureux, très purs, avec des enfants nourris d'épopées, de grands sentiments, qui respectent les adultes et semblent épanouis.
Merci pour ce récit, cette chronique de Pereslavl et de Russie !
RépondreSupprimerMerci pour ce texte magnifique avec lequel je me sens en profonde résonance.
RépondreSupprimerBravo Laurence. Cf. les oasis de l'autre. Territoire hobbit.
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