Ce dimanche matin, j'ai décidé d'aller à la liturgie de 6h30, parce que c'était l'évêque qui la célébrait et que je n'arrive jamais à croiser son chemin, avec tous mes voyages, et mes coups de fatigue. Je suis partie dans une brume totale, au radar. Mais sur place, je ne l'ai pas regretté, l'église saint Vladimir, qui n'est pas vraiment restaurée, est plus petite, il y a beaucoup de monde, c'est plus recueilli et on entend mieux. Monseigneur m'a dit: "Eh bien, mais qu'est-ce que vous devenez? Je ne vous vois plus qu'à la télé!
- Je sais, je sais, j'ai voyagé, et puis j'ai été bousculée... Je suis venue spécialement ce matin, pour vous apercevoir!
- On dirait que vous avez rajeuni?
- Si c'est le cas, loué soit Dieu, ce doit être le jardinage!"
Son homélie recoupait les propos de la mère Alexia: nous sommes appelés à passer de l'ancien Testament au nouveau, du statut de juste à celui de saint, à transfigurer notre chair mortelle pour entrer dans le Royaume. Vaste programme. Mais je me sentais apaisée et presque joyeuse.
L'après-midi, j'étais invitée chez les cosaques par l'autre vedette de Pereslavl, le Suisse Veniamin, devenu Russe récemment par le passeport. Il était filmé par la chaîne Rossia, qui lui a bloqué deux jours. Tout cela se passait au "Parc Russe", avec ses bâtiments kitsch de style pseudo national. Le temps a complètement changé, cela sent l'automne à plein nez, et c'est venu, comme bien souvent ici, de façon très brutale. Il faisait froid et pluvieux, mais au cours de l'après-midi, le vent a dissipé les nuages et ramené un soleil qui nous a consolé par sa tiédeur. Lavée par la pluie, la lumière prenait une transparence d'un autre monde, et je voyais défiler de mystérieuses et énormes structures nuageuses sur les bouleaux frémissants.
Les cosaques se livraient à des jeux guerriers, le fouet, le sabre, lancer de poignards, Veniamin s'en sort très bien, il doit avoir un sacré entraînement. "Oncle Slava" a joué de l'accordéon, Olga de la balalaika, j'ai joué des gousli et de la vielle. On fêtait le départ de la fille d'Olga, qui vient de réussir le concours d'entrée à l'université de Kaliningrad. Mère et fille étaient au bord des larmes. Même Aliocha a joué un peu de sa balalaïka, et tout le monde l'a félicité. Il était resté longtemps sans venir, à cause des horaires infernaux de son école. Et l'on s'étonnait de le voir si grand et si changé. Olga m'a demandé d'inclure sa fille Lada dans les cours avec Skountsev.
L'ataman m'a confié que les enfants devaient jouer à des jeux guerriers, qu'il fallait que les garçons fussent des garçons et les filles des filles (bien qu'à vrai dire, les filles se livrassent aussi à des activités sportives et à la danse du sabre...) Il fallait élever des enfants chevaleresques, patriotes et responsables. Oncle Slava a fait un discours sur l'affection qui devait tous nous unir, l'entraide qui devait régner entre nous, l'humilité, la capacité de pardonner, de réconcilier. L'exemple que nous devions donner à tous. Car nous n'étions pas seulement nous-mêmes mais tous nos ancêtres, dont il fallait se rendre dignes. Quelles que soient les imperfections ou les maladresses de cette équipe de cosaques, je les trouve extrêmement touchants, il y a si peu de gens capables de rêver, de nos jours, et de se donner des objectifs élevés, exigeants...
C'était aujourd'hui la Transfiguration, une fête que j'aime beaucoup et que j'associe à celle de saint Séraphim de Sarov devant Motovilov. J'aime toutes les fêtes du Saint Esprit. Je me suis révéillée si ankylosée, si fatiguée, il m'a fallu vraiment lutter avec moi-même pour aller à l'église et communier. Mais je suis contente de l'avoir fait. Cela m'a fait du bien. Je me suis confessée au père Andreï, qui est chaleureux, intelligent et plein d'humour. Je lui ai dit que j'éprouvais une grande lassitude, peut-être pas de l'acédie, mais presque. La science-fiction de la covid, mes trop nombreuses activités, les différents vampires auxquels j'ai affaire. Et puis les poires...
- Ah oui, vous récoltez vos fruits à tour de bras, mais c'est bien d'en avoir.
- Certainement, mais ces fruits m'ont demandé beaucoup de travail!
- Pensez donc aux fruits amers que nous sommes pour notre Seigneur Jésus Christ!
Les gens venaient faire bénir fruits et miel. J'ai lu récemment un post d'un moine qui s'indignait de ces bénédictions, et des expressions populaires de "Sauveur des pommes " ou de "Sauveur du miel" pour caractériser la fête. C'est superstitieux, païen, il ne rêvait que de purifier l'orthodoxie de ces enfantillages. J'ai protesté contre cette vision des choses, disant que les catholiques l'avaient fait et que cela ne leur avait pas réussi, et j'ai pris une volée de bois vert de la part de dignes lettrés de la foi. Et pourtant, ces enfantillages mettent du sacré dans les périodes de notre vie et ses gestes quotidiens, et je regardais les prêtres répandre l'eau bénite avec bonhommie sur les récoltes de leurs paroissiens, en quoi cela dérange-t-il ces personnages, et pourquoi faut-il que des pisse-froids viennent toujours nous gâcher le goût du ciel avec celui de la terre?
J'ai vu avec joie que la belle église du métropolite Pierre, construite par Ivan le Terrible, allait enfin être plus ou moins réparée, je me demandais si cela allait arriver un jour...
La Transfiguration annonce l'automne. Il fait chaud, mais on commence à voir des rameaux jaunir, le temps est pluvieux, on sent que cela peut changer désormais assez vite. Je suis allée me baigner à la Vioksa, pour le cas où cela se produirait. Mais l'eau était basse, et pas très propre, contrairement à l'année dernière. J'ai nagé au milieu des canards. Rita m'attendait sur le ponton avec un air de martyre. J'aurais préféré la laisser. Mais la veille quand, j'ai voulu le faire, pour aller à Serguiev Possad retrouver mes amis, prévoyant qu'elle allait me gêner et souffrir de la chaleur et des allées et venues, je me suis aperçue, après ce moment de fermeté, que j'avais oublié mon téléphone, et revenant pour le prendre, j'ai vu, au milieu du portail ouvert, un spitz tragique, prêt à m'attendre la journée entière, le nez levé pour inspecter la route avec une résignation désespérée... comment ensuite laisser l'animal fou de joie de me voir revenir?
Les poires se raréfient, j'en vois le bout. Le père Vassili est venu avec trois de ses enfants ramasser les dernières. Il y en a qui ne sont pas récupérables et que mangeront les guêpes, les fourmis, les oiseaux et les souris, il faut bien que tout le monde en profite, et je suis épuisée. Car avec ça, il faut aussi entetenir le terrain, faucher un minimum... Mes topinambours ont des dimensions gigantesques, c'est vrai qu'ils éliminent la berce du Caucase, mais j'ai dû en tailler quelques uns, j'en ai profité pour faire un bouquet qui semble bien tenir. J'ai vu avec satisfaction que j'avais des grenouilles, des petites grenouilles vertes; et je vais faire une mare, puisque à certains endroits, j'ai trente centimètres d'eau en permanence... Les saules poussent à vitesse vertigineuse. Mon saule crevette a pris plus d'un mètre en trois mois, il est plus grand que moi.
La dernière fois que j'ai eu un cours avec Skountsev, j'ai appelé mon petit voisin Aliocha. Skountsev n'était pas très chaud, mais Aliocha s'en est très bien sorti, il comprend vite, j'en étais moi-même étonnée. Skountsev l'a félicité et lui a dit qu'il avait une très bonne balalaïka (balalaiker...) Quand quelqu'un n'intéresse pas Skountsev, c'est tout de suite visible. Il lui dit: "Bon, écoute, pas la peine de perdre ton temps, on n'est pas tous obligé de jouer de quelque chose..." Et c'est bien, autant que je fasse profiter Aliocha de mes séances... Parce que sinon, en plus de tout le reste, je dois l'accompagner aux leçons de Katia, puisque je lui ai offert l'instrument et l'ai poussé à en jouer... Et moi, je veux bien jouer de la balalaïka, mais c'est un peu trop, pour moi, j'ai assez des gousli et de la vielle. Et des séances de traduction avec mon éditeur Slava...
Pour me remercier, Aliocha, tout joyeux, m'a rapporté un pin de la campagne. Il m'assure qu'il poussera dans mon marécage et me cachera vite la maison moche...
Ce matin, épuisée, j'ai pris le chemin de Serguiev Possad, où je devais retrouver une famille franco-russe qui vit en France et que je n'avais pas vue depuis deux ans. Nous avons fait une photo de groupe au monastère, mais je ne donne ni la photo ni l'identité, car étant donné que la France est une démocratie modèle, ils ne tiennent pas à attirer l'attention sur leur voyage et ses dates. Ils ont eu tous les problèmes du monde à venir dans notre épouvantable dictature en zone rouge, pour leur bien, sans doute, Big Brother veille sur les administrés de Macron. Le couple était excédé et consterné par le climat qui règne en France, la dictature qui s'installe, la menace de la vaccination obligatoire des enfants... Le mari, comme j'évoquais au restaurant les tentatives locales pour nous imposer le même délire, m'a répondu: "Ce qui sauve la situation ici, c'est le bordel russe!" Et c'est en effet là dessus que je compte moi-même, le bordel et la résistance passive. Une amie à lui, journaliste, a évoqué le cas d'un collègue qui, pour avoir fait allusion aux activités mafieuses d'un homme politique, avait retrouvé chez lui la serrure changée, et à l'intérieur, sur son réfrigérateur, une photo de ce dernier qui lui souriait gracieusement, en guise d'avertissement sans frais.
"C'est joli, s'est exclamé mon ami, oui, je dirais même que c'est presque élégant.
- En effet, ai-je renchéri, cela me rassure, dans un sens, c'est en quelque sorte profondément local, pas du tout mondialiste. Ivan le Terrible aurait pu faire pareil, c'était assez son genre d'humour.
- Oui, et puis quand même, a observé la journaliste, il avait beau être un vampire, il employait ses forces à construire le pays plutôt qu'à le détruire!"
J'étais profondément émue de les voir, les enfants ont tellement grandi, ces deux ans me paraissent une telle fracture avec ma vie précédente... J'avais une mission à leur confier, emporter en France la bague de fiançaille de ma mère, afin de la remettre à mon filleul pour sa jeune femme. Bien sûr, je pourrais attendre d'être en mesure de le faire moi-même mais Dieu sait quand cela se produira et si jamais il m'arrivait quelque chose, je ne sais pas ce que deviendrait cette bague. Maman aurait souhaité qu'elle revînt à la femme de ce jeune homme. Je me suis fendu d'une lettre. Et à cette occasion, je suis tombée sur une photo des fiançailles de mes parents, je l'ai jointe à l'envoi. En réalité, j'étais complètement bouleversée de me séparer de ce bijou, et en même temps, il est clair que je ne l'emporterai pas avec moi. Et que comme m'a dit maman en me le donnant, il va mieux au doigt d'une jeune femme... Je l'ai remplacé par la bague ancienne de ma tante Jackie.
La photo elle-même m'a terriblement touchée. Je l'ai scannée. Je l'ajouterai à mon "Album de famille", mes souvenirs d'enfance, que je voudrais bien retrouver le temps et la disponibilité d'esprit de rédiger, or je n'en finis pas de traduire et corriger mes livres précédents. J'en suis de plus en plus surmenée. Les gens de ma famille continuent à vivre en moi, je suis leur sanctuaire, peut-être leur salut, je leur dois ce livre. Maman m'avait suppliée de l'écrire, juste avant de tomber malade, et elle ne l'aura pas lu. Quand à mon père, je l'aime comme s'il avait accompagné toute ma vie, et d'une certaine façon, il l'a accompagnée, de son énorme absence physique et peut-être de sa présence mystique. Je ne peux penser à sa mort sans avoir les larmes aux yeux.
La fête des « gens heureux » est une
épreuve terminée. Hier soir, Il y avait un monde fou dans l’appartement à côté,
Génia et sa petite amie, un couple de folkloristes et leur gamine turbulente qui menaçait de tout casser, un jeune homme, une jeune femme, Katia,
Ira, bien sûr. J’ai un tel besoin d’être un peu tranquille que je me sentais
complètement hébétée. Ils ont chanté, moi aussi, mais je n’étais pas à ce que
je faisais.
Le matin, je me demandais comment j’allais
affronter la journée. La cuisine est sens dessus dessous. Les poires et les
concombres menacent de pourrir, le jardin retourne à l’état sauvage, et il est si détrempé que je ne peux pas le tondre. Moustachon
m’a dès l’aube réveillée en fanfare en m’apportant un oiseau qu’il a lâché sous
le lit. J’ai pu sauver le pauvre animal.
La fête avait lieu derrière le village de
Gorodichtché dont on devine qu’il a dû être d’une beauté fantastique, mais de
nombreuses villas "mon rêve" de moscovites ou de locaux enrichis ont
considérablement cassé l’atmosphère. Il domine le lac de sa belle église
blanche à cinq coupoles bleues. Et je le contemplais, ce lac, dans le vacarme
d’une sono qui diffusait, comme bien souvent, de la merde.
C’est moi qui devais ouvrir le concert, où sont venus se produire des tas de gens, les uns après les autres. Avec les micros, la sono, les badauds,
les étals d’artisanat ou de produits fermiers. Une bonne femme m’a présentée
comme quelqu’un de positivement extraordinaire, la Française férue de folklore
venue s’installer ici. J’étais poursuivie par la trouille irrationnelle qu’un
affreux type qui m’injurie sur les sites de Pereslavl, et injurie également
tous ceux qui défendent le lac et les derniers endroits pittoresques du coin,
vînt faire du scandale, ce qui, évidemment, ne s’est pas produit. D’ailleurs,
une foissur cette scène, je n’y ai plus
pensé. J’ai chanté mes deux chansons cosaques marrantes, aux gousli, et une
complainte bretonne, à la vielle à roue, « la Vierge et saint
Jean-Baptise », car c’est le carême de la Dormition qui commence. Je ne
dis pas que j’ai été acclamée par des foules en délire, car la foule était
partout occupée à choisir des fromages ou à acheter des jouets ou des céramiques, mais
j’ai fait ma petite impression, pas mal de gens sont ensuite venus me
trouver. Je me suis cependant promis de ne plus m’embarquer dans ce genre de galère.
Les soirées - au café français, ou chez moi, ou dans d’autres endroits plus
intimes. C’est trop fatigant, tout ça. Et puis quand j’ai écouté Génia et compagnie qui
ont pris ma suite, je me suis rendu compte que la sono et le folklore
n’allaient pas ensemble, c’était terriblement bruyant. Ceux qui sont passés
ensuite donnaient nettement dans la « culture de kolkhose ».
Génia, Katia et leurs amis
Une dame m’a abordée, elle s’appelle Ioulia,
et elle est guide à Moscou. Elle a fait un jeu « Alexandre Nevski »,
pour les enfants, qu'elle m'a offert, et en ferait bien un « Ivan le Terrible », car elle
s’occupe également de l’école du dimanche de sa paroisse, et du reste, son jeu,
je l’avais vu dans la mienne, de paroisse. Elle attend la sortie de Yarilo avec
impatience. Je ne sais pas comment elle en a entendu parler, mais du coup, je
me dis qu’il aura peut-être plus de retentissement qu’en France, il pourrait d’ailleurs
difficilement en avoir moins...
Elle m’a dit qu’elle ne savait pas comment
parler d’Ivan le Terrible pendant ses excursions, et je lui ai avoué que
moi-même, je redoutais les réactions. «S’il avait été entièrement mauvais,
a-t-elle ajouté, il n’aurait pas laissé le pays plus grand et plus puissant qu’il
ne l’a trouvé ».
J‘ai ensuite rencontré dans un stand Anastassia,
qui s’occupe du centre culturel « the Place », à Rostov. Elle était
avec une charmante céramiste qui, à 50 ans, a décidé qu’elle ne perdrait pas
davantage sa vie à la gagner dans la publicité, et elle a quitté Moscou pour la
province et l’aventure créatrice. Anastassia serait prête à organiser une
présentation de Yarilo quand il sortira. Nous avons vu le père Pantaleimon,
higoumène du monastère saint Daniel, et il a acheté une belle icône en bois
sculpté de saint Georges, que j’aurais prise, s’il ne s’était pas décidé, et
cela n’aurait pas été très raisonnable. Je suis contente qu’elle soit revenue
au père Pantaleimon. « Qu’il est beau garçon, cet homme, nous dit ensuite
une dame présente, est-ce qu’il est vraiment tout à fait moine ? Même sa
barbe n’arrive pas à le défigurer !
- Ah oui, il est même higoumène !
- Il est bien jeune pour être higoumène...
- Notre évêque aussi, est jeune. Ils sont
tous les deux très intelligents.
- Ca se voit !»
Anastassia et la céramiste prétendaient qu’ici,
c’était la dictature, je leur ai dit : « Regardez, nous sommes là,
détendues, sans masque, sans passe sanitaire, nous avons une vie normale, en
France, c’est la maison de fous en permanence, les gens vont bientôt perdre
leur travail sans indemnités s’ils ne montrent pas leur pass vaccinal, ils ne
peuvent aller nulle part, on leur prend des amendes monstrueuses, et certains
font même de la prison. Je les vois tous se promener avec leur couche
culotte sur la figure, regardez autour de nous, vous en voyez, des muselières ?»
J’étais complètement ahurie. J’aurais grand
besoin de solitude, de paix, de quelques jours sans sollicitations ni
obligations, ni invitations.
Submergée par les poires, je n'ai plus le temps de rien faire, il en tombe autant que j'en ramasse; j'en distribue à tout le monde, je sèche, cuit, pèle, confit, et il faut aussi nettoyer la maison, qui ne ressemble à rien, entre les chats et les poires. Et entretenir le jardin. Et saler les concombres que m'a donnés Nadia la chevrière. Qui plus est, je suis harcelée de tous les côtés par des obligations, des entrevues, et j'ai du mal à organiser ce qu'il me reste de temps, à canaliser ce qu'il me reste de forces. Je traduis Parthène, parce que Natacha a besoin d'argent, et que mieux vaut faire les deux livres avec la même personne. Je traduis Epitaphe, parce que mon éditeur s'y est attelé et ne me lâche plus, c'est passionnant mais très long et très fatigant. Je fais de la musique pour ne pas perdre la main, et pour me reposer l'âme, heureusement, si je puis dire, Skountsev a de la tension et ne peut me donner de leçons. Je vais aux cours de balalaïka pour soutenir l'apprentissage de mon petit voisin Aliocha. Je tiens ma chronique, enfin j'essaie. Je n'arrive pas à écrire la suite de mes souvenirs d'enfance, ni à entreprendre de mettre de l'ordre dans mes journaux intimes; et j'ai cette impression constante que le temps presse, d'une part parce que je prends de l'âge et d'autre part, parce que l'ombre de Mordor gagne toute la terre.
Hier, de façon impromptue, Olga et Oleg m’ont invitée avec deux moniales de Zadonsk.
Je n’avais pas trop envie d’y aller, bien que Olga et Oleg fussent des gens
très agréables, intelligents, et je ne les avais pas vus depuis longtemps. Je n’avais pas envie de parler avec des moniales
de sujets élevés. Je n'avais même pas envie de parler du tout.
Elles étaient tout à fait adorables, la mère
Dorothée et la mère Alexia. Elles ont raconté toutes sortes de miracles, enfin
surtout la mère Dorothée, parce que la mère Alexia, en face de moi, priait profondément. Sa cordelette de prières filait entre ses doigts, et son visage
aux yeux clos était imprégné d’une paix et d’une béatitude qui me fascinaient. Je racontais ma ma vie. Brusquement, la
mère Alexia sort de son état de béatitude silencieuse et me
dit : « Beaucoup trop de gens profitent de vous»
Elle a commencé à s’agiter, et elle a déclaré
que nous devions aller absolument au monastère voisin de saint Nicolas, pour
recevoir l’onction, au lieu de rester à bavarder sur une terrasse. Et je n’en
avais pas envie, mais la mère Alexia était visiblement persuadée qu’elle devait
jouer pour moi le rôle d’ange gardien.Yann Sotty, qui avait tourné avec moi l’émission
« Davaï », était de passage à Pereslavl, il voulait me voir et me
remettre de petits cadeaux. La mère Alexia, inflexible, pensait que l’église
était plus importante que le Français. Et nous voilà parties, les deux
moniales, Olga et moi. La mère Alexia ne me lâchait pas le bras, et avec un
sourire maternel, m’expliquait qu’il fallait que ma religion devint plus intérieure,
qu’il me fallait m’occuper de mon âme, car les temps étaient courts, et ne pas
perdre mes forces avec toutes sortes de gens. Arrivées au monastère, elle m’a
traînée jusqu’à l’higoumène, m’assurant qu’elle était très bonne et que je
devais lui parler, mais si je veux bien aller exposer mes problèmes spirituels
à quelqu’un, mon choix ne se porterait pas forcément sur l’higoumène de saint
Nicolas. On m’a d’ailleurs déjà fait le coup avec l’higoumène de saint Nicétas.
Et je me suis retrouvée à bafouiller des stupidités sans savoir comment m’en
sortir.
La mère Alexia ne m’a pas lâchée avant que le
prêtre ne m’eût tracé le signe de croix sur le front. « Maintenant, me
dit-elle, tout va aller très bien ». Je suis allée retrouver Yann Sotty,
sa famille, son nouveau-né, et les cadeaux, qui auraient dû m’être remis lors
du tournage, des objets RT, tasse RT, parapluie RT, chope RT, plaid et coussin
RT... joli design, d’ailleurs. Je lui ai fait part des compliments qu’on m’a fait
sur son émission, sur lui, sur la façon dont tout cela a été tourné.
La mère Alexia n’a pas tort. Je ne m’occupe
pas assez de mon âme, je me laisse submerger par toutes sortes de mondanités et
d’obligations. Pourtant, aller tout le temps à l’église, je n’en éprouve pas le
besoin non plus. J’en discutais avec mon éditeur, Slava, qui lui non plus, ne me lâche
pas. Il a passé dix jours près d’un grand lac, et me dit qu’en barque sur ce
lac, il avait davantage le sentiment du divin qu’à l’église mais que cependant,
s’il n’allait pas à l’église, ne se confessait pas et ne communiait pas, il se
sentait sale et déprimé. C’est exactement mon cas.
Pour ce qui est des gens qui profitent de moi
ou me harcèlent, pour m’inviter, me rencontrer, me faire rencontrer quelqu’un,
il faut quand même voir que certains d’entre eux me donnent une contrepartie
importante. Skountsev est un très grand emmerdeur, et quand j’ai dit au
conservateur du musée Krioukov que je prenais des cours online avec lui, parce
qu’au début de la covid, il avait beaucoup de temps et pas d’argent, il m’a
objecté sereinement : «Que Skountsev reste sans argent, excusez-moi, mais
je ne crois pas cela possible...
- En effet, à ce moment-là, il a trouvé le
mien ! Cependant, il m’a tellement appris, et sans lui, je en serais pas
venue ici, je n’aurais pas vu tout cela, le Don, la rivière Khapior et votre
musée ! »
J’ai eu une fois dans ma vie une intense
expérience spirituelle qui s’est prolongée plusieurs jours. Mais je n’arrive
pas à me trouver dans un perpétuel état de grâce. Parfois, quand je prie, j’éprouve
du réconfort ou une certaine plénitude, je pleure beaucoup, aussi, surtout en
ce moment, avec ce qui nous arrive à tous, le monde qu’on nous fait me fait
vraiment horreur, ainsi que la vilenie et la fourberie de ceux qui nous
l’imposent, la stupidité programmée de leurs troupes de mougeons hagards. Je
pleure sur nous tous, sur les gens qui n’ont pas une lueur dans leur vie, sur
ceux qui sont morts et qui me manquent, et sur ce qui nous attend probablement..
Parfois je n’ai pas le temps de prier, pas la disposition d’esprit, j’essaie,
comme mon amie Dany, de garder au moins ma veilleuse allumée. Mais j’assume
d’être avant tout quelqu’un de créateur et n’ai pas envie de me violenter pour
me transformer en moniale.
Cependant, je ressens qu’il y a des stades à
franchir, même en restant une créatrice solitaire, je stagne. J’aurais tendance
à confier cela à Dieu. Il saura bien me les faire franchir, ces stades. Le père
Placide, tout comme l’higoumène de Simonos Petra, disait qu’on ne pouvait rien
faire par nous-mêmes, sinon consentir...
...
En France, pour savoir d’où vient la
dictature, et dans le monde, pour savoir où nous entraîne l’opération covid, il suffit de
regarder le scandale provoqué par une affiche qui se contente d’énumérer des
noms. Tous impliqués dans cette opération et dans beaucoup d’autres affaires et
manipulations grandioses et malfaisantes. Cette affiche provoque chez une certaine
mafia les mêmes réflexes que la révélation par Soljénitsyne des vrais noms des
principaux bourreaux bolcheviques. Et cette réaction est en elle-même un aveu. Pourtant, si il existe une mafia italienne ou tchetchène, il ne vient à l'idée de personne de hurler à l'anti italianisme quand l'on considère Al Capone comme un bandit...
Cependant, tous les représentants de cette
communauté ne sont pas les complices de cette mafia. Ecoutez ce qu’expose le
docteur Zelenko, avant que cette vidéo ne soit supprimée par la bande en
question et ses « connards laquais », selon une heureuse expression
que j’ai vue passer sur facebook. Ecoutez-le bien. Il n’est pas le seul à le
dire. Et c’est la terrible vérité. Les temps sont courts.
J'ai quitté le plein été torride du Don pour une sorte de pré automne. Il pleut à verse, et mon jardin est détrempé, résultat des terrassements du voisin, qui a vaguement consolidé son tuyau et fait tout son possible pour reconquérir mes bonnes grâces, parce que ma froideur le perturbe. Des milliers de poires dégringolent de mes arbres surmenés qui ont pourtant bien du mal à survivre. Je suis constemment en train de les ramasser, peler, cuire et sécher.
Je pense souvent à mon récent voyage, à tous ceux que j'ai rencontrés, à Kolia le taulier, torse nu sur sa terrasse, avec ses pétunias, ses luminaires kitsch, ses clientes coquettes en robe de chambre, pareilles à de gros ballons souriants, prêts à s'envoler dans les airs, au bout d'une ficelle; à son pote le tatar Islam, beurré comme un petit lu. A ce cosaque à longue barbe grise, un anneau dans l'oreille, qui déambulait dans les bois en slip de bain jaune et vert avec une casquette d'uniforme sur la tête. Je revois la rivière Khapior, ses eaux douces et rapides, pleines de la lumière froissée des nuages brûlants, les chevaux qui s'y baignaient.avec les enfants, tandis que résonnaient des chants lyriques et virils. Le ciel nocturne si profondément noir, avec ses étoiles si nettes et brillantes, et si nombreuses. J'étais complètement dépaysée, là bas, et pourtant, j'y retrouvais quelque chose de familier, de méridional, avec une sorte de dinguerie slave joviale, le mauvais goût y prenait des accents felliniens, plus modeste que par ici, mais encore plus décomplexé, et tout cela au sein de cette steppe aride et illimitée, sous sa fourrure odorante de chardons, de fenouil et d'absinthe amère, soyeuse et argentée. Avec ce qui se passe en France, et qu'on cherche sournoisement à implanter en Russie, j'avais besoin de cette consolation. Chaque fois que je découvre une région de cet immense pays, l'envie me vient de déménager, la province russe me fascine et me donne une impression de liberté et de sécurité. Quelles que soient les séquelles du soviétisme, il s'y conserve quelque chose de vivant, de normal, et je dirais de résistant. Beaucoup de gens ne voient pas de mal à se faire vacciner, car ils restent dans l'idée que c'est pour le bien des populations, comme au temps de l'Union soviétique, quand personne ne se faisait des profits mafieux sur la santé des gens. Mais pour ce qui est de la suite du programme, les QR code et la dictature électronique mondiale, je pense que ce sera plus dur, je ne sens pas toute cette humanité très humaine, très anarchique, très capricieuse, incorrigiblement lyrique et follement idéaliste, prête à entrer dans le transhumanisme futuriste. A moins de recourir à des procédés trotskystes de massacres à grande échelle. Je suis persuadée que le Don ne diffère pas beaucoup du Donbass, pour ce qui est de la mentalité. Tous les poteaux électriques sont bagués aux couleurs du drapeau russe. Une banderole, en travers de la rue principale de Koulmyjenskaïa proclame: "Rien ne nous est plus cher que notre pays natal..."
En face de la propagande hypnotique de la télé, on recourt ici aussi au discours sur la "théorie du complot" afin de discréditer ceux qui n'avalent pas cette bouillie à la louche. C'est surprenant, voici qu'au XXI° siècle, nous avons pour la première fois de l'histoire, des classes dirigeantes irréprochables qui ne complotent jamais, et des administrés ingrats qui voient le mal partout. Les romans historiques sont pleins des complots du passé, le XX° siècle nous a gavés de financiers retors, de politiciens pourris, d'idéologues tarés et sanguinaires et de savants fous, mais nous sommes invités à croire que le même genre de population, aujourd'hui, ne se soucie que de notre bien, et que le mettre en doute n'est pas raisonnable... Cette caste a pourtant plus de moyens de nuire qu'elle n'en a jamais eu, de sorte qu'on ne sait même pas comment se défendre, dans la guerre qu'elle nous fait. Le docteur Fouché nous présente ici quelques propositions:
A l'église, ce matin, le père Andreï nous a fait un sermon intéressant, à propos d'un nouveau mot à la mode, terpila, conçu d'après le mot terpenie, patience. Ce mot, dit-il envahit toutes les bouches. Il signifie un être dont on peut faire ce qu'on veut, le tondre et l'exploiter sans qu'il réagisse, et il est plein de mépris, un peu comme chez nous les sans-dents ou les mougeons. Mais, nous explique-t-il, c'est que la société nouvelle qu'on cherche à installer n'est pas seulement indifférente au christianisme, elle lui est profondément antagoniste. C'est une société de prédateurs impatients qui ne connaissent pas de frein à leur avidité. Antagoniste au christianisme et également à la Russie, dont la patience était la vertu principale, patience d'Alexandre Nevsky, par exemple, glorieux chef de guerre qui, pour le salut de son pays, allait trouver le khan mongol et s'humilier devant lui. Et cela m'a rappelé une vidéo de l'avocat DiVizio "en marche vers l'enfer", sur la société "en marche", dont l'avènement a été inauguré par le parti "en marche" du satrape Macron. Une société où ceux qui ne peuvent pas marcher sont laissés pour compte, achevés, voire exterminés. Une vidéo rapidement supprimée de youtube avec la chaîne de l'avocat, ce qui me prouve que c'est bien là le programme des mutants du nouvel ordre mondial qui essaient de prendre le pouvoir universel. Au XIX° siècle, Jack London décrivait les misérables sans logis de Londres, contraints de marcher sans trêve, car ils n'avaient le droit ni de s'asseoir ni de s'étendre, ni même de s'arrêter.
Après une dernière soirée à la rivière Khapior, je suis rentrée de nuit, par la piste, à la stanitsa. L'air sentait l'absinthe, il soufflait un vent puissant et tiède, il avait soufflé toute la soirée, pendant que chantaient les cosaques dans l'obscurité croissante. Une des responsables de la manifestation voulait absolument brancher une sono "pour les jeunes", Skountsev s'y est opposé à juste titre. Car pour les jeunes il était justement extrêmement important d'apprendre à écouter et de sortir de l'univers du vacarme et du faux-semblant.
La nuit est très noire dans le Don, avec des étoiles très vives, mais des nuages les cachaient en partie. Il en traînait de grosses et presque dorées, dans les ténèbres que des éclairs de chaleur hantaient de brusques déploiements vacillants, une danse enflammée de séraphins tout à tour invisibles et révélés.
Le lendemain, je devais repartir pour Moscou avec Sergueï le militaire et sa jeune femme Sacha, et puis un autre jeune homme arrivé au dernier moment, mais toute cette compagnie changeait sans arrêt d'avis. Il paraît que c'est un trait des cosaques, nous sommes comme ça, nous sommes spontanés. On est sans arrêt en train de les attendre, on ne sait jamais ce qu'ils vont faire. Mais ils font preuve d'un grand charme, distribuant câlins et sourires désarmants.
Skountsev en est un exemple extrême, qui épuise même ses compatriotes. Il est, comme on dit, pour l'utilisation des compétences. Avant le départ, il a fallu faire le taxi pour lui, et comme il restait quelques jours de plus, rapporter à sa femme des bagages qui pesaient un âne mort, et que si son ascenseur avait été à nouveau en panne, ni elle ni moi n'eussions pu transporter au dixième étage!
Afin d'avoir la paix pendant qu'il promenait le maître et installait ses bagages dans notre coffre, Serioja, le militaire du Kremlin, qui s'était décidé finalement à rentrer avec moi, m'avait laissée au musée Fiodor Krioukov, grand écrivain cosaque qui était originaire de la stanitsa de Skountsev. Moyennant quoi, je ne sais ce qu'il est advenu; dans la bagarre, du sac où j'avais mis la bouffe de la chienne, la botte d'absinthe que j'étais si heureuse d'avoir cueillie, et le bocal de boeuf en conserve maison qu'on m'avait offert au camp.Le conservateur était ravi de tomber sur une Française passionnée par les cosaques et m'a interrogée sur mon itinéraire. Je lui ai pris, à sa grande joie, les oeuvres complètes du grand homme local. Il m'a donné sa carte en me suppliant de revenir. Mon taulier Kolia, de son côté, m'a dit qu'il m'attendait l'année prochaine.
En quittant sa rue, j'ai aperçu à nouveau la bignonne et ses trompettes oranges. J'ai conduit tant qu'il faisait jour et le Don m'a offert pour mon départ un soleil chatoyant, presque rose, pris dans des vapeurs à la fois colossales et légères, bouclées, translucides, violettes au dessus d'immenses champs de tournesols d'un jaune intense et gras, avec les brûlures circulaires de leurs centres bruns. Ce pays m'apportait des éléments du mien, de mon midi français, dans un ensemble pourtant absolument dépaysant qui sent déjà la Grèce et la Turquie, et aussi l'Asie géante, béante qui s'étend d'ici jusqu'à la Chine. La végétation aride n'est cependant pas vraiment méditerranéenne, car si la mer n'est pas encore si loin, aucune chaîne de montagne ne vient faire obstacle au souffle énorme de l'arctique. Les hivers sont très froids, plus brefs que dans le nord, mais très froids, et les étés torrides. Je pensais aux souvenirs d'une Française, qui avait visité le sud de la Russie avec son mari vers 1850. Elle disait qu'elle avait l'impression de rêver, d'être dans une sorte de conte hallucinant, et évoquait un jeune cosaque de son escorte, qu'elle avait vu jouer avec un aigle. J'imagine bien, car dans ce même pays, pourtant dénaturé par la modernité, je ressentais quelque chose de comparable. La rivière Khapior, les falaises en moins, me rappelait l'Ardèche des années 50, par son aspect désert et sauvage, son cours capricieux. Les cris des enfants, ou les chants des adultes, ne me gênaient pas dans ma contemplation, alors que la radio me révulse. Je m'éloignais contre le vif courant, sur ce sol de sable doux et meuble, et je regardais le ciel reflété dans ces eaux lisses. La lumière froissée, et le soleil qui s'y berçait, dans un halo doré, ne me blessaient pas les yeux et révélaient des formes qui me restaient indiscernables, quand elles ne m'étaient pas traduites par ce miroir magique.
Le jeune cosaque dernièrement arrivé me parlait de son pays avec lyrisme, ce n'est pas un hasard si le Donbass résiste avec tant d'héroisme, il me semble d'ailleurs davantage le prolongement du Don que de l'Ukraine, mais j'ai fait très plaisir au conservateur du musée Krioukov en lui disant: "Vous savez, pour moi, les Grands Russiens, les Ukrainiens, les Biélorusses et les Cosaques, ce sont juste différentes sortes de Russes, et je crois que c'est Dostoievski qui disait avec raison que rien n'est pire que des Russes qui rejettent leur russité." Ce garçon me suggérait d'aller sur les bords de la mer d'Azov, que j'imaginais comme une sorte de lac salé, mais pas du tout, il m'en vantait les vagues magnifiques, les paysages arides et les champs de lavande...
Sérioja a pris le volant à la nuit tombée, mais en cours de route, il m'a demandé de le remplacer une heure, et je me suis aperçue que ma voiture éclairait bien peu la route en position de code. Lui aussi s'en était aperçu, mais il est jeune, et cela ne le gênait pas trop. A un moment, j'ai été suivie par une voiture de police tonitruante, et je me mettais sur le côté pour la laisser passer, or elle me poursuivait. "Pourquoi ne vous arrêtez-vous pas quand on vous suit?
- Mais je croyais que vous vouliez juste me dépasser parce que vous étiez pressés...
- Et le geste de notre chef, pour vous faire garer sur le bas côté?
- Je n'ai pas vu le geste. Le chef non plus.
- Madame, il faut vous faire remplacer, vous êtes fatiguée. Votre vigilance en souffre...
- Oui, c'est vrai mais justement, mon équipier va prendre la suite..."
Pour être honnête, la femme de Sérioja n'avait pas vu non plus l'officier nous faire ce geste. Et je ne sais d'ailleurs même pas pourquoi il l'a fait. Mais ils ont été très gentils, ces flics, ils ont le respect des grands-mères. En réalité, jusqu'à la tombée de la nuit, Sérioja était bluffé par ma façon de conduire, il me donnait même quelques avis, à la fois admiratifs et goguenards. Cela me rappelait certains retours de concerts où les cosaques me surnommaient Schumacher et disaient à Micha, qui avait la conduite agricole: "Donne le volant à Laura, sinon, on n'arrivera jamais..."
Je réfléchissais, pendant ce voyage, à ce qui m'attirait particulièrement chez ces sacrés cosaques, chiants, machos et complètement dingues, et leur merveilleux folklore. C'est un mélange de gravité et de malice goguenarde, de sauvagerie et de douceur, de noblesse, d'insolence, de vitalité, le culte de la bravoure, l'amour de la nostalgie et du rêve, le lyrisme, la folle générosité, toutes choses que la modernité abhorre, qu'elle tourne en dérision et qu'elle persécute. Un petit garçon est venu avec une sorte de fierté très sérieuse demander à Skountsev s'il pouvait se servir de son accordéon. Tous les gosses que je voyais dans ce camp, même si leurs parents sont dispersés loin de leurs terres ancestrales, grandissent à la lumière de ce soleil sauvegardé, entre un père barbu ou moustachu, et une mère qui, sans être effacée, tient son rôle, ils apprennent à se battre et à rêver, à admirer et à aimer, à faire éventuellement le sacrifice de leur vie; ils apprennent à être des hommes au sens où on l'entendait autrefois, avant l'avènement des gnomes.