Rita, au café, surveille mon porte-monnaie... |
Je suis très fatiguée, au point que je ne peux rien faire,j'ai le dynamisme d'une méduse échouée. Génia Kolessov m’a dit que lui aussi, par temps orageux, n’était plus bon à rien. Nous sommes climatodépendants et ici, le climat, c’est quelque chose...
Vendredi soir, la belle-fille du Français Jean-Pierre, Taïssia, donnait un concert au bar du café. Elle chante, avec une voix magnifique, des chants populaires, accompagnée par deux violoncellistes. Son interprétation est très personnelle, et quand elle nous invitait à chanter avec elle, ce n’était guère facile, il est possible qu’il en soit de même pour moi, du reste. Quand on chante en solo, c’est le problème, le folklore se chante surtout en groupe. Mais c’était très beau, et cela fait connaître des chants et une culture que les gens ont tendance à oublier, dans laquelle trop souvent ils n’ont pas été élevés. Ils découvrent ou redécouvrent cette quintessence de l'âme russe qui m'a si profondément envoûtée et qui nous vient de si loin, peut-être de notre origine commune.
Samedi, j’avais le festival des gens heureux de Boris Akimov, où je ne me produisais pas, et heureusement, car un orage se promenait entre Pereslavl et Moscou, et j’étais l’ombre de moi-même. J’avais mal à la tête depuis déjà trois jours. Je voulais voir Ania Ossipova et ses merveilleuses réalisations dans le style traditionnel. Quand je suis arrivée, il était encore tôt, mais elle avait déjà beaucoup vendu. J’en étais très heureuse pour elle, son mari était très fier. Son équipière ne semblait pas vendre autant, mais elle fait exclusivement des matriochkas, on n’a pas toujours besoin d’une matriochka... Elles sont simples, dans la tradition des matriochkas authentiques, telles qu’on les faisait autrefois, mais bien sûr, il s’est trouvé des gens pour lui reprocher de ne pas leur faire de gos yeux avec de grands cils, façon Disney, et de ne pas les barioler d’or et de toutes sortes de couleurs clinquantes, en accord avec les barrières en profnastyl rouge pétard, les portails en faux fer forgé doré doublé de plastique jaunasse et autres horreurs dont se délecte le malheureux produit de la modernité post-soviétique...
Taïssia devait se
produire à cette fête, mais j’étais trop fatiguée pour l’attendre, et je l'avais déjà écoutée au bar. Il y avait
un autre groupe, je ne l’ai pas attendu non plus, mais le lendemain, Katia m’a
invitée à venir l’entendre dans le foyer de l’église du Signe, où elle chante
le dimanche. J’y suis allée, pour Katia et parce que l’évêque y était aussi, mais
je pressentais que cela n’allait pas trop me plaire, et en effet, cela ne m’a pas
plu, je me suis emmerdée comme un rat mort. Deux dames à mes côtés partageaient
mon point de vue. Les musiciens avaient de bonnes bouilles, la soliste ne chantait
pas mal, les guitaristes jouaient correctement, mais c’était ennuyeux comme la
pluie, cela me rappelait la variété américanoïde des années 60 avec des
toutoubidou et des chababadada, quelque chose qui ne ressemble ni aux Russes, ni aux Français, ni peut-être même aux Américains, en fin de compte. Dans le genre contemporain j’aime mieux Dania
le balalaïker, même si je ne raffole pas toujours de son répertoire, il se donne tellement,
il a tellement de tempérament, qu’on est pris malgré soi, il fait de ces emprunts quelque chose de complètement personnel. Ou bien le country de
Jason, qui sent le tabac, la bière, le café et le vent du petit matin qui vous dissuade, par sa fraîcheur, d'aller vous tirer une balle dans le crâne au réveil. J'observais avec surprise que l’assistance appréciait énormément, à part
mes voisines et une amie de Katia. Du coup, la chanteuse était intarissable, il
n’y avait plus moyen de l’arrêter.
Après le thé en
commun, Katia a proposé d’aller au restaurant « le Hérisson repu »
où, pour une fois, il y avait de la place, avec son amie. Elle nous a confié
son désir d’écrire, elle tient un journal depuis des années, mais cela lui fait
peur, car elle voudrait « vivre et aimer ». J’ai connu cela, je ne
vivais pas, je n’aimais pas, et je n’écrivais pas non plus, à part, comme elle,
un journal. « Ecrivez, lui dis-je, le reste viendra en plus... et s'il ne vient pas, au moins vous aurez écrit.»
Son père, écrivain connu, lui disait qu’écrire était une sorte de strip-tease psychologique et spirituel, que si l’on avait peur de dénuder et exposer son âme, ce n’était pas la peine de s’y mettre. Je pense qu’il a raison, et c’est effrayant, en soi, car cela se produit à notre insu. Certains qui n’ont pas grand chose à montrer de ce côté-là, dénudent leur vide, et nous entretiennent de cela avec beaucoup de complaisance. Ils en rajoutent d'ailleurs souvent dans l'exhibitionnisme.
Submergée par les poires, j'essaie de faire face, je les fais sécher, je congèle des compotes, des clafoutis, je fais des confitures, et il y en a toujours autant, le malheureux poirier croule et se brise de tous les côtés. Ce soir, le père Vassili est venu avec sa femme et leurs nombreux enfants, ils en ont emporté trois cageots pleins. Le plus petit, depuis sa poussette, me souriait en mangeant la récolte. La matouchka me parlait de son Kouban méridional où pousse tout ce qui pousse en France, les abricotiers, les pêchers, les cerisiers, les noix, la vigne... cela sentait déjà tellement l'automne, malgré la tiédeur, rafraîchie par le vent du soir.