Le lendemain de notre concert du nouvel an, arrivée de Skountsev, Marina, Kolia, Fédia, et toute une équipe. Le couple qui les avait amenés en voiture tirait une telle gueule que je me faisais du souci pour la suite, je me demandais quel genre de rabat-joie c’était là. Mais en fait, j’aurais dû me rappeler que tout génial qu’il soit, Skountsev est un immense emmerdeur, et la malheureuse famille était sans doute excédée, car ils se sont révélés tout à fait gentils, et le mari, Igor, m’a offert une belle lanterne de cheminot des années 50, un truc que j’avais été tentée d’acheter sur internet, et aussi un thermomètre que je trouve décoratif, avec un chérubin en bois, peut-être ancien lui aussi, Igor collectionne les objets anciens. Igor m'a aussi dégagé le portillon bloqué par la glace.
Au concert, comme je le craignais, il n’y
avait pas assez de monde, beaucoup moins que pour le nôtre, qui était gratuit, et
puis il y avait la veille les amis et parents de ceux qui se produisaient, enfin le temps est en ce moment très dissuasif. Cependant, il
s’est terminé dans l’enthousiasme. Ma nouvelle voisine Macha était venue avec
ses deux garçons, et je voyais que le petit Micha était subjugué, qu’il
essayait de chanter, qu’il aurait voulu danser, mais qu’il n’osait pas, et cela
m’a tellement rappelé ma triste vie d’enfant albatros, que je me suis levée et
l’ai pris par la main : « Vas-y Micha, tu en as envie, danse,
moi, je suis vieille, c’est trop tard ; mais toi, tu es un enfant, tu peux
le faire, il ne faut pas avoir peur, il ne faut jamais avoir peur de se montrer tel qu'on est! »
Et pour entraîner Micha, et bien que j’ai failli me casser la figure sur mes
genoux arthrosiques, je me suis mise à danser, et Micha
s’est lancé, et je sentais la musique me porter, comme si j’avais été soulevée
par un ange. D’ailleurs, c’est à un ange que ressemble ce petit Micha, avec ses
boucles blondes, ses yeux bleus et son minois russe. J'ai pensé, devant la force de cet afflux d'énergie que ne soutenaient pas mes guiboles, que les sources vives restaient en nous intactes, c'est le corps qui ne suit plus.
Le jour suivant,
j’avais à la maison, en dehors de la famille Skountsev, Veniamine, Gilles, le
voisin cosaque Alexeï et les siens, la voisine Macha et ses deux angelots,
Katia, Igor l’antiquaire, sa femme et son fils, c’était très chaleureux et
plein de chansons cosaques, d’épopées, de vers spirituels. Je voyais que le
petit Micha était à nouveau hypnotisé, ce que c’est que la mémoire génétique... Skountsev a montré comment fabriquer soi-même divers types de flûtes de roseaux. Marina a expliqué que les chants populaires avaient pour fonction de consolider les liens entre les gens, et avec leurs ancêtres. Les mariages duraient une semaine, pendant laquelle on chantait sans arrêt, pour assimiler les cultures réciproques, et introduire la pièce rapportée à l'histoire familiale. C'est en partie ce qui faisait des Russes un peuple si soudé, et c'est la raison pour laquelle on s'est tellement acharné sur cette tradition.
Laurent, le
cuisinier de la partie restauration du café la Forêt, en dehors d’être très
sympathique, fait une excellente cuisine. Il m’a apporté des lasagnes de sa
façon, et les Russes de la table d’à côté m’ont dit : « Vous verrez,
c’est grandiose ! » Et en effet, c’est d’une grande finesse, rien à
voir avec tout ce que j’ai pu manger jusqu’à présent dans le genre lasagne, c'est la touche raffinée particulière de la cuisine française. Le jeune homme
qui supervise le service est de style gay flamboyant. Très gentil, très aimable, très
efficace, heureux de travailler, ce qui n’est pas le cas de tous les employés
du lieu, mais gay de chez gay. «C’est bien, dis-je à Gilles, en plus des
miroirs de style bistrot français, tu as aussi un représentant de la communauté
LGBT pour faire couleur locale... on se croit vraiment en France !
- Non, non, me
répond-il en éclatant de rire, il nous manque encore un black et ce sera
parfait ! »
Des blacks il y
en avait ces jours-ci au monastère Danilov, des pélerins orthodoxes nigériens, avec
des visages d’une grande ferveur et d’une grande noblesse. De par son caractère antique, l'orthodoxie se naturalise facilement, de sorte que chacun peut conserver sa couleur locale tout en s'intégrant parfaitement dans l'Eglise.