Pour Chocha ma décision d'hier n'a pas dû changer grand chose mais pour moi, ce n'était certainement pas la meilleure, elle commençait à s'étouffer, à ne pouvoir ni uriner ni manger, mais cela aurait peut-être pu attendre encore un peu et c’est comme si
j’avais interrompu trop tôt quelque chose de mystérieux qui se passait
entre nous.
Le père Antoni, à qui je me suis confiée, m’a écrit que
pas du tout, que j’avais bien accompagné ma petite chatte.
C’est drôle, elle passait
derrière Picasso, de son vivant, et même derrière Georgette, qui avaient tendance à prendre toute la place. Ce qui me compliquait
les relations, c’est qu’elle n’aimait pas qu’on la prît dans les bras ou sur les
genoux. Mais pendant ces mois où elle a décliné et où je l’ai parfois engueulée
tellement j’en avais assez d’éponger des pisses, j’ai développé avec elle ces
liens particuliers dont elle avait toujours rêvé, et c’est cela que j’ai
cherché à prolonger et non sa pauvre vie qui ne battait plus que pour moi.
C’est pour cette raison que je n’allais pas chez le vétérinaire, et puis hier, j’ai paniqué. Peut-être au fond, parce qu’il était temps, que cela
allait devenir affreux... mais j’ai un doute et j’aurais voulu ne pas en avoir.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Dès qu'il a fait jour, un jour gris, triste, froid et pluvieux, j’ai pris le
panier rose de Chocha. Moustachon, qui était dehors, est venu le renifler, il
était intrigué, je pense qu’il a reconnu son odeur et se demandait ce qu’il se
passait. C’est un chat très intelligent, et débonnaire, bien qu’impudent. Ma
pauvre princesse était raide, mais comme je l'avais gardée à l'intérieur, elle n'était pas froide, roulée en boule dans mon
tee-shirt rose, je l’ai tenue longtemps contre mon coeur, et j’avais
l’impression que quelque chose d’elle rayonnait directement dans ma poitrine,
au son des gouttes de pluie et des petites notes clairsemées des mésanges. Je lui ai dit
que je l’emmenais dans mon coeur, que son corps était dans le jardin et sa petite âme avec
moi. J’ai posé deux grosses pierres sur sa tombe, il est difficile d’en
trouver, ici, mais les anciens propriétaires avaient dû en apporter de
Mourmansk. La neige ne va pas tarder à recouvrir tout cela. Et le temps...
Heureusement que je ne suis pas allée à Rybinsk, Chocha était aujourd’hui plus mal, et j’ai tardé à l’emmener chez le vétérinaire, car elle s’était finalement endormie dans son panier et je n’avais pas le coeur de l’arracher à son nid bien chaud. Tout commençait chez elle à se bloquer et à se dégrader, j’ai vu qu’entre deux sommes et deux câlins, elle rôdait et pleurait et n’arrivait pas à faire ses besoins.
Comme il va bientôt commencer à geler, je suis allée creuser un trou, entre le plus jeune thuya et la palissade, afin qu’elle puisse y reposer tranquille, et que cet arbre devienne le sien, l’ornement et le gardien de sa petite tombe.
J’ai déjà enterré plusieurs animaux, y compris mon cher Jules et mon cher Doggie, mais cette fois, j’ai beaucoup de mal, encore plus de mal. Curieusement, de faire ce trou m’a apaisée. Je ne la ferai pas incinérer, on me balancerait les cendres à la poubelle. Je serai plus tranquille de la savoir ici, dans mon jardin, où elle faisait la sieste, près de moi.
Je m’étais préparée à communier, mais au moment de partir à l’église, j’ai eu peur de la laisser. Je pense que l’on sent quand les choses deviennent sérieuses, c’est peut-être ce qui m’a retenue de partir à Rybinsk.
Ania est passée et m’a dit qu’il valait mieux aller chez le vétérinaire, elle m’a proposé de m’accompagner et il est arrivé ce que je prévoyais. Les bonnes femmes m’ont dit qu’elle n’allait pas durer longtemps, et dépérir de faim, et s’empoisonner avec son urée, je me suis décidée pour l’euthanasie, mais j’ai un tel chagrin que je ne peux retrouver mon calme, je pleure et sanglote éperdument. Je la caressais, et elle miaulait plaintivement sur la table de la clinique, la seconde d’après, elle n’était plus , mes paroles et mes caresses ne l’atteignaient plus. Je n’ai pas pu me résoudre à la laisser dans le coffre de la voiture, je l’ai ramenée ici, à la maison, y passer sa dernière nuit. Je me dis par instants que j’aurais dû tenir plus longtemps, mais en même temps, pourquoi faire ? Elle aurait décliné encore plus, elle aurait souffert, elle ne pouvait pas guérir, à son âge avancé, ni reprendre une vie normale, c’était la fin. Alors tenir pourquoi et pour qui ? Pour elle ou pour moi ?
Jusqu’à présent, jusqu’à aujourd’hui, où j’ai vu qu’elle avait du mal à uriner, et qu’elle ne mangeait plus du tout, j’ai tenu pour lui dire adieu et la laisser me dire adieu, pour échanger avec elle, pour la privilégier, même si je l’ai parfois rabrouée, je l’ai quand même aussi beaucoup caressée, je lui ai beaucoup parlé. J’espère lui avoir donné ce qu’il fallait, j’espère qu’elle restera près de moi, dans mon coeur, j’espère que je les retrouverai tous d’une manière ou d’une autre, et que mon peu d’amour sera transfiguré par l’amour divin, et que nous en serons tous comblés. Tous…
Il pleut, il fait froid, gris et sombre. Chocha a passé dix-sept ans avec moi. Dix-sept-ans… Quand je l'ai recueillie, j'étais encore jeune, je travaillais encore au lycée français. Je l'ai emmenée avec moi en France, je l'ai ramenée en Russie, et je priais pour qu'elle mourût avant moi, eh bien voilà, c'est fait.
Je l'avais adoptée en 2006 parce qu'elle chassait les rats et que j'en avais dans mon appartement à Moscou. Elle était tolérée dans la cage d'escalier de l'immeuble où elle s'était réfugiée, en raison de son aptitude à débarrasser l'immeuble de ces rongeurs. Elle avait déjà eu une portée de chatons, puis des bénévoles l'ont fait stériliser et l'ont sortie de sa cage d'escalier, l'immeuble étant déserté et menacé de démolition.
Effectivement, elle m'a tout de suite attrapé un rat, et fait fuir les autres. Mais mon vieux chat Picasso, que j'avais également recueilli depuis assez peu de temps lui-même, et qui ne chassait pas, a commencé à lui faire la vie impossible. Elle essayait de l'amadouer, mais cette carne ne voulait rien savoir. Un jour, je l'ai trouvée serrée contre la vitre, prête à s'enfuir à la première occasion, avec une expression complètement désespérée, et je l'ai prise dans mes bras pour la consoler. Picasso s'est ensuite résigné, sans jamais l'aimer, elle aurait pu, après sa mort, rester seule auprès de moi, mais j'ai recueilli Georgette, dont Chocha était très jalouse et réciproquement. A un trop bref moment, quand elles étaient toutes les deux seules avec moi, elles arrivaient presque à s'entendre. Mais après est venu Rom... Puis le retour en Russie, et les intrus arrivés depuis. Cependant, elle avait sa place sur mon lit, jusqu'au moment où elle n'a plus pu y grimper, et où je lui ai installé son coussin sur mon bureau, pour que dans la journée, elle fût près de moi, et si elle n'y arrivait pas bien, je la soulevais. Pendant ces quelques mois où elle a décliné, nous avons été plus proches qu'à aucun moment de sa vie, et même si parfois, elle m'horripilait par sa demande affective incessante, je tenais bon, il me semblait qu'il était très important de lui donner ma présence continuelle avant son départ. Et maintenant, je me sens vidée, amputée de ma princesse russe, qui fut si jolie et qui m'aima si passionnément..
Des forces de police armées de mitraillettes sont venues intimider le métropolite Longin, dans son monastère, et enrôler les moines de force dans l'armée ukrainienne. Les orphelins du métropolite, dont on ne sait ce qu'ils vont devenir, sont sortis avec les paroissiens, pour résister. Le métropolite Longin est un saint homme qui a sauvé des centaines d'enfants. Voici son message:"On a attaqué le monastère de Bantchenski. Des centaines de soldats avec des mitraillettes, des collaborateurs du SBU nous sont tombés dessus, comme sur des bandits, ont épouvanté tous les enfants, ont encerclé tout ce que nous avons. Ce gouvernement ne se soucie ni de nous, ni des enfants. Mes enfants sont sur le front, j'en ai dix là bas, dont quatre invalides.
Que le monde entier sache ce que nous souffrons, combien il est difficile de vivre dans cet état. Nous n'avons aucun droit, la constitution ne nous défend pas, la loi ne nous défend pas. De quoi ce peuple est-il coupable? Pourquoi n'avons-nous pas le droit de vivre dans ce pays? C'est le nôtre. Je demande à tous de revenir à la raison."
Il a aussi demandé aux croyants de toute l'Ukraine d'arrêter ceux qui essayeront de confisquer les objets saints.
"Nous avons servi cet état, mais on ne sait pourquoi, nous n'avons pas le droit de croire en Dieu et de prier dans notre Eglise. (...) C'était terrible, quand ils sont venus avec des mitraillettes au monastère. C'est contre Dieu qu'ils sont venus avec des mitraillettes, et pas contre moi. Arrêtez ces gens, car l'Eglise est nôtre, Dieu est nôtre. J'ai besoin d'aide maintenant."
Mais non, n'est-ce pas, c'est "l'Eglise de Moscou, l'Eglise soviétique". Bien fait pour le métropolite Longin, et ses enfants. Et pour tous les autres. On peut leur faire les cornes. Avec les démons.
Je voulais montrer à Valérie le plateau large et magnifique qui domine la "colline d'Alexandre" et le lac. Un endroit qui donnait envie d'ouvrir ses ailes et de planer. J'en avais fait de belles photos en 17, quand le cosaque Boris me l'avait fait découvrir. Beaucoup de mes amis aimaient à aller y contempler le coucher de soleil. Mais nous n'avons pas pu passer, parce que des sauvages y construisent une zone pavillonnaire. Terminé. Le site est absolument fichu. Ce qui donnera prétexte à continuer joyeusement le saccage.
Je me souviens que le peintre Alexandre Pesterev m'avait dit, à Ferapontovo: "Ils détruiront tout." Oui, nous avons, en "éteignant au ciel des étoiles qui ne se rallumeront jamais", lâché des démons insatiables. Je n'ai plus les forces de partir plus loin, et continuerai donc, cernée par les barbares, à conserver mon microcosme fleuri, naturel et poétique, mon refuge pour les papillons, les mésanges, les couleuvres, les hérissons.
Pour nous consoler de cet affreux spectacle, nous avons suivi le circuit nature des bords du lac, qui reste inviolé mais payant, où l'on peut contempler une nature russe digne des illustrations de Bilibine, et du prince Alexandre, qui allait méditer à l'endroit que les cupides et les stupides, comme toujours dans le merveilleux nouveau monde, se sont alliés pour massacrer. Il y faisait frais, gris et venteux, l'eau prenait des teintes verdâtres austères et transparentes. Pauvre lac, pauvre ville, pauvre nature, pauvre Russie, pauvre de nous tous.
Petite déprime saisonnière, tout
me paraît insurmontable. De plus l’interminable déclin de ma vieille chatte
Chocha est difficile à vivre. Elle est très dépendante de moi, elle pisse
partout dans la maison, quémande sans cesse mon affection, se frotte contre moi
quand je travaille d’une façon obsessionnelle et j’en suis parfois complètement
horripilée. En même temps, je ressens cette épreuve comme une façon de racheter
mes défaillances avec maman, ma négligence avec mon petit chien Doggie, toutes
mes trahisons à l’égard de ces êtres qui m’aimaient avec la confiance la plus
totale.
Normalement, je devais aller à
un concert à Rybinsk avec Katia, mais avec la chatte et ma chienne Rita, c'est un peu compliqué. J’adore le groupe qui se produit, Ottava Io, mais
je me demande si je ne préfère pas désormais écouter tout cela tranquille chez
moi. Je n’ai pas envie de faire de la marche à pieds dans Rybinsk, par un temps
pluvieux, de passer plusieurs heures dans le bruit et une ambiance survoltée.
J’ai sans doute surestimé mes forces. Il
me faudra laisser Rita dans la voiture. Et puis il me faudra aussi laisser Chocha trois jours, et cela m’angoisse,
d’autant plus que la semaine suivante, je fais une présentation de livres à
Moscou. J’avais pensé, par la même occasion, faire le dimanche suivant la même
chose chez Iouri et Dany, mais cela me ferait rester quatre jours là bas, avec
cette chatte mourante qui n’arrive plus à rejoindre son coussin sans mon aide,
mange peu et souvent, je ne voudrais surtout pas la retrouver morte dans la
solitude, à mon retour.
Il fait un temps anormalement
doux, et naturellement pluvieux, bien qu’il y ait des éclaircies, et un pâle
soleil, dont je profite autant que je peux.
Avec Katia et son amie Elena, nous
avons discuté de la folie qui s’empare du monde et de l’étrange calme dont nous
jouissons ici, au milieu de cette tourmente générale. Slobodan Despot et ses
collaborateurs continuent à faire la tableau clinique de l’Occident hystérique
que le reste des nations regarde avec une appréhension grandissante. Il dit
que, contrairement à ce que lui dicte sa paranoïa, personne autour de lui ne
souhaite la chute de « l’occident collectif », car elle aura des
répercussions sur tous ses voisins.
En France, les gens commencent
à réaliser que leur pays dissous dans l’UE est une colonie anglo-sioniste où
ceux-là même qui hurlaient à la shoah pour nous sidérer depuis des décennies,
sont prêts à exterminer les Palestiniens jusqu’au dernier, comme l’ont fait des
indiens leur alter ego protestant américain. On a beau avoir été dressé à
avaler des couleuvres, elles prennent ces temps-ci des dimensions de boa
constrictor. Les Français regardent des sionistes éructer à longueur d’antenne,
vouer leurs ennemis, ou plus généralement leurs contradicteurs, aux gémonies,
et réalisent que ces gens constituent, en fin de compte, un état dans l’état,
que leurs intérêts sont différents des leurs et priment sur eux, cela les rend
nerveux, et du coup, les colons peuvent dénoncer l’antisémitisme à grands cris,
car s’ils ne nous aiment pas beaucoup, c’est clair, nous, nous sommes censés
les aimer, les servir, et mourir pour eux, et la moindre critique d’un membre
de la communauté, qu’il soit ou non pourri, mafieux et sanguinaire, implique,
dans leur narratif, un futur holocauste.
Katia et son amie psychologue
observent la même chose ici, toutes proportions gardées, des intellectuels et
journalistes juifs russes, jusque là calmes et de bonne compagnie, qui se
mettent à éructer et à appeler au massacre. Naturellement, ce n’est pas chez la
communauté en question une attitude monolithique, tout le monde n’est pas
sioniste chez les juifs, certains juifs se sentent même avant tout français,
russes ou même éventuellement soviétiques. Ce qui me désole, c’est la naïveté
des Français qui se solidarisent, par crainte du grand remplacement, avec ceux
qui se sont si volontiers proposé de le favoriser chez nous, et qui le mettent
en oeuvre dans leur Terre promise en éliminant le peuple qui y vivait avant
leur venue. Un tel propose que nous mettions tous une kippa par solidarité, les
a-t-on vus porter la croix quand on a égorgé des prêtres ou brûlé des
églises ? Tel autre envisage de vitrifier la Palestine avec une bombe
atomique, et devant l’effet produit, même sur les plus serviles, parle de « métaphore ».
Pardonnerait-on à Poutine de telles « métaphores », s’il se les
permettait lui-même ?
.J'ai raccompagné Valérie à Serguiev Possad, chez la matouchka Alexandra. Nous sommes allées voir la magnifique exposition du peintre Constantin Soutiaguine, au musée local. Nous y avons été tellement bien accueillies par le personnel: d'abord, c'était gratuit pour les vieux, et puis, découvrant que nous étions françaises, c'est tout juste si l'on ne nous a pas déployé le tapis rouge. Partout, ensuite, à la Laure, dans les magasins, c'était l'enthousiasme francophile, malgré Macron et tous les idiots hystériques des médias fançais.
J'avais déjà vu les tableaux de Kostia consacrés à la Bible et l'Evangile, mais il y en avait quelques uns de nouveaux, de merveilleux rois mages à cheval, guidés par une extraordinaire étoile de Noël palpitante dans un air que l'on devinait frais et qui semblait pétiller de lumière. Kostia, qui est fondamentalement bon, simple, joyeux et bienveillant, met de la lumière, une lumière spirituelle, inspirée, dans tout ce qu'il regarde et peint, son appartement, communautaire, la fenêtre neigeuse, le bouquet de lilas sur la table, auquel fait écho un lointain lilas dans la rue, et je songeais qu'il fallait juste faire pareil, envers et contre tout, dans notre monde apocalyptique.
La salle suivante était consacrée aux oeuvres des élèves iconographes de la Laure, mais si tout cela était bien doré et bien peint, je n'y sentais pas la lumière de Kostia, qui n'est pas iconographe, je n'y sentais à vrai dire pas grand chose, je préfère carrément les icônes naïves, celles que j'ai dans ma cuisine, par exemple. Quand je pense à l'effet que produit sur moi n'importe quelle icône du musée de Pereslavl, pourvu qu'elle soit du XVI° siècle maximum, parce que dès qu'on passe au XVII°, c'est fini, tout devient opaque. Et alors le XVIII°... Mais dans toute l'Europe, c'est le début de la fin, et justement les Romanov ont décidé à ce moment-là d'accrocher leur wagon à ce mauvais train.
Constantin Soutiaguine, les trois Anges à la table d'Abraham
Constantin Soutiaguine, les lilas
La mère Alexandra me demande comment ça va, et m'interrompt: "Dis-moi plutôt: ca va comme en novembre. Comment peut-on aller, en novembre?"
Et lorsque je lui parlais de mes diverses douleurs: "J'ai la solution, tu ouvres ton passeport et tu regardes ta date de naissance. Eh bien voilà, tout est clair, pas besoin de médecin!"
Chocha est, je crois, bien
près de mourir. Elle a des crises d’étouffement, elle dort tout le temps, mange
à peine. Je pourrais l’emmener chez le vétérinaire pour abréger son agonie, et
en même temps, elle est si accrochée à moi, elle ne demande qu’à rester près de
moi, à être caressée et aimée, et je lui donne tout cela, avant qu’elle ne
glisse dans cet autre part dont on ne revient pas, je prends congé. Je
préfèrerais qu’elle mourût ici, sans le stress du panier, de la voiture, du
froid, de l’inconnu. Elle a au moins dix-huit ans, car il y a dix-sept ans,
quand je l’ai adoptée, c’était une jeune adulte, elle avait eu au moins une
portée de chatons. Elle avait peut-être même deux ans. Elle a eu une longue
vie, en sécurité, la plupart du temps dans des maisons avec jardin. J’ai rempli
mon contrat, et je sais qu’il ne lui arrivera jamais le malheur d’être
abandonnée. Je devrais le prendre avec philosophie, avec résignation, et même
reconnaissance, et je pleure tout le temps. C’était une si jolie chatte, et
dans un sens, si elle a eu la chance d’être adoptée, elle a toujours été
jalousée, d’abord par Picasso, ensuite par Georgette, elle n’a jamais eu ce qu’elle
désirait le plus, mon attention exclusive. Et maintenant, elle l’a. Alors je n’abrège
rien.
Valérie, venue s’occuper de sa
maison, me dit que les jeunes gens d’aujourd’hui, généralement, n’ont plus
aucun réferents culturels. Que même les imbéciles de boomers n’étaient pas dans
ce cas, même s’ils ont épousé des idéologies douteuses, ils ont tous bénéficié
d’une instruction normale, et savent qui sont Racine, Molière, Flaubert,
Rimbaud, Baudelaire, mais pas leurs descendants. Leurs idéologies appliquées
ont produit en série des enfants-loups privés des acquis nécessaires en temps approprié.
De sorte qu’ils n’ont aucun recul sur ce qui nous arrive et gobent n’importe
quoi. J’ai déjà observé sur des quadragénaires intelligents, des lacunes
culturelles énormes qui les gênent pour comprendre le monde et avoir une vie
intérieure, une philosophie, une spiritualité cohérentes. Mais ce sont des quadragénaires.
Les jeunes générations sont probablement déjà des fétus à vau-l’eau dont on fait ce qu’on
veut en changeant la direction du courant. Enfin naturellement, il y a des exceptions, mais elles doivent se sentir parfois bien seules.
Elle m’a parlé d’un prêtre
ukrainien envoyé dans sa paroisse russe, il est ukrainien de nationalité mais
russe d’origine, un Russe qui se renie.
Intelligent par certains côtés, il est fat, content de lui, méprise la
paysannerie, la simplicité, la tradition, ne parle que de réformes, d’oecuménisme,
d’orthodoxie « intelligente et éclairée », il méprise aussi les
Russes, bien entendu, et les traite comme des gens de seconde sorte, à l’intérieur
de la paroisse. J’ai eu comme cela une assistante maternelle, une vieille
soviétique dont le mari avait travaillé au KGB ; elle considérait les
enfants français comme des princes du sang, leur servait les biscuits du goûter
sur un plateau avec des manières de dame de compagnie de l’impératrice, mais
elle était brusque et grossière avec les élèves russes, et j’avais fini par l’engueuler
en lui disant : «Je suis monarchiste, mais dans ma classe, c’est la
démocratie, et la seule personne à qui vous pourriez faire ce cirque, c’est
moi, et je n’en ai pas besoin ».
Je soupçonne que l’on trouve
de tels émissaires dans beaucoup de paroisses orthodoxes en France. Ce ne sont
pas à proprement parler des agents conscients, mais ils sont choisis sur des
critères particuliers, comme on choisit partout, en France, dans les milieux
culturels, depuis des décennies un certain type d’étudiants, de journalistes, d’artistes
en excluant les autres, j’ai même entendu une prof de l’IUFM s’en vanter... Et
partout, ils répandent le mépris et la détestation des Russes, du reste des
Russes pourraient aussi le faire, si on choisissait d’envoyer en Europe ce
genre d’individus. Et ceux qui y vont spontanément pour y trouver le paradis démocratique ne doivent pas s'en priver.
En réponse à ma chronique
précédente, un lecteur d’Annonay m’a confirmé le massacre de cette ville où je
ne retrouverais pas grand chose de ce que j’ai connu dans mon enfance. Je n’arrive
pas à achever mes souvenirs de cette époque, parce que d’une part, je fais le
représentant de commerce pour mes autres livres, entre deux traductions,
corrections et chroniques, et d’autre part, j’ai peur de m’abîmer dans un océan
de tristesse ; je pense à la femme de Lot, qui, se retournant sur Sodome,
fut changée en statue de sel.
Il me semble parfois observer le naufrage du Titanic depuis une chaloupe, mais la musique qui s'en échappe n'a rien de digne, le capitaine et l'équipage ne s'abîmeront pas avec le bâtiment, ils partiront en hélicoptère s'installer en Nouvelle-Zélande pour jouir des fruits de leur sale travail, en tous cas, c'est ce qu'ils croient. Moi, je n'en suis pas sûre. Je pense qu'il leur sera même difficile, après ce qu'ils ont déclenché, de trouver un endroit de la Terre qui les supporte encore. Peut-être leur faudra-t-il aller faire les transhumanistes sur la planète Mars. Cela leur irait bien, et ici, on aurait peut-être enfin la paix.
D'après ma soeur, les quatre grands chênes, derrière chez elle, qui avaient été plantés
sous Louis XIV, ont été sciés par l’Arabe qui a racheté la moitié du
terrain voisin, et qui, avec la sûre détestation du barbare pour tout ce qui est beau,
vivant, vénérable s’est jeté sur ces monuments de notre histoire, sur ces
microcosmes splendides, n’en pouvant supporter la vue à proximité du pavillon
de merde qu’il va faire construire. Dany a raison de dire que la Cerisaie de Tchekhov
est une pièce prophétique. Le crétin moderne, quelle que soit son origine et sa nationalité, déteste la vie, la poésie, la noblesse, la vérité, la beauté et tout ce qui lui rappelle, par sa seule existence, qu'il est un crétin, avec de l'os à la place du cerveau, et une pierre à la place du coeur.
D’après ma soeur, Pierrelatte
est envahi au delà du possible, les gens ne s’y sentent plus chez eux, à juste
titre, mais je devine qu’ils se solidarisent avec Israël, par haine commune des musulmans, bien que ce
soit précisément l’empire judéo-protestant qui nous ait livrés pieds et poings
liés, et bouche cousue, à l’invasion et à la destruction qui s’annoncent. L’Europe
a chopé une maladie qui s’appelle le judéo-protestantisme avec son culte
vétérotestamentaire sanglant et impitoyable aux faibles, aux pauvres et aux hérétiques,
considérés comme des sous-hommes. Le catholicisme s’est
judéo-protestantisé, avec Vatican II, et nous n’avons aucun refuge sur place, là bas, car je
dirais que même les orthodoxes sont infiltrés, j’en vois de consternants
signaux dans le soutien déshonorant de beaucoup de ceux-ci à la cause ukrainienne manipulée.
Ma soeur me dit que tout le
monde autour d'elle évite d’en parler, pour garder le moral, et de toute façon, où
aller ?
Elle est montée à Annonay, poser des chrysanthèmes sur
nos tombes, elle a vu nos cousins. Le petit village de Davezieux dont je garde
l’image bucolique, est devenu une énorme zone commerciale.En revanche, le centre est complètement
désert, les boutiques toutes fermées, et dans cette ville déjà si saccagée, ils
ont décidé de détruire une partie de la rue principale pour faire je ne sais
quoi, un parc.
Ce genre de nouvelles me tire
des larmes. Le père Basile dit que notre patrie se trouve là où est notre
Eglise. Mon Eglise est en Russie. Mais ma langue est française, et je doute d’arriver
à parler ou écrire le russe comme ma langue maternelle, je suis à l’âge où en
est heureux de sauver encore ce qu’on a acquis.
J’ai vu hier une vidéo qui
explique de façon brillante ce qui nous arrive, et avec humour, courage,
pénétration, je ne m’y attendais pas, car le titre est austère et je ne pige
rien à l’économie. Mais là, j’ai pigé, j’ai bien pigé, grâce à une langue
précise, simple, si française dans sa concision efficace. J’ai pigé comment l’escroquerie
hypocrite régnante a transformé les élites européennes en mafia, et leurs peuples en
clochards dégénérés. Il s’agit de l’intelligent
et viril Pierre-Yves Rougeron et du non moins intelligent Pierre Joanovic. Mais
le propos dépasse de beaucoup l’économie, et démontre comment tout cela vient
de loin, et justement de l’Europe réformée, anglo-saxonne, germanique, et de ses affinités, par la prédilection protestante pour l’ancien testament, avec le
judaïsme. C’est un véritable tableau clinique. L’Ancien Testament est une chose
absolument insupportable à lire sans la lumière de l’Evangile, et l’on se
demande même par quel mystère celui-ci a pu germer sur un tel terreau. Entendre
les sangloteurs hargneux de la Shoah justifier et encourager, l’écume aux
lèvres, l’épuration ethnique de la bande de Gaza serait un plaisir de fin
gourmet, s’il n’y avait autant de morts à la clé, de morts actuels et de morts
futurs, parmi nous et parmi eux. Ces amis de l’humanité et ces champions de la
démocratie ont fait de l’Europe une poudrière. Nous sommes victimes de notre
expansion morbide amorcée à la Renaissance, de cette tumeur maligne américaine
et de sa métastase israélienne, le tout à la sauce franc-maçonne, et dire que c’est
à cela que Pierre le Grand a ouvert sa « fenêtre sur l’Europe » !
Parallèlement, un chroniqueur
du Donbass bloque une amie, sur les réseaux sociaux, sans qu’elle comprenne
pourquoi. Il m’a bloquée il y a longtemps car je défendais le christianisme
contre son néopaganisme en toc, tout néopaganisme étant en toc par définition,
une espèce de reconstruction d’intellos, il n’y a qu’à voir ce que le retour au
paganisme antique a donné à la Renaissance... Comme il vient de bloquer un type
qui avait pour pseudonyme « Psaume 23 », et pour cette raison même, il
m’est venu à l’esprit que cette amie était simplement victime de son nom de famille à consonnance hébraïque, bien qu’elle soit patriote, monarchiste et orthodoxe fervente. Mais
enfin ce dernier détail ne fait rien pour adoucir le tableau, naturellement. Les
gens deviennent complètement fous, complètement absurdes, et j’ai une pensée
émue pour Stefan Zweig, juif germanophile contraint à l’exil par l’Allemagne
hitlérienne. Quoique peu portée sur l’islam et les musulmans, je trouve chez
Idriss Aberkane et Youssef Hindi peut-être les meilleures analyses de ce qui
nous arrive, et dans un français remarquable de correction et de précision. Mais il y a des imbéciles droitards pour les traiter de bougnoules...
Slobodan Despot dit que les pays extra européens créent un cordon sanitaire autour d'un occident devenu fou, et que Poutine prend pour s'adresser à ses dirigeants le ton d'un commissaire de police s'efforçant de calmer un forcené qui s'est enfermé chez lui et menace de se faire exploser avec toute sa famille...
Mais pourquoi l'Europe est-elle devenue folle? Que s'est-il passé? Ce n'est plus d'une boule de cristal dont nous avons besoin, mais d'un rétroviseur géant.
Ce matin, tout était gelé, la
terrasse craquait sous mes pas, le ciel était jonché d’étoiles ; il y en
avait suffisemment pour que je pusse les voir, malgré la pollution lumineuse de
l’éclairage urbain, de celui des voisins, aussi. Je ne sais pas ce qui se
passe, je suis depuis bientôt quinze jours, complètement asthénique, et
somnolente. La semaine qui a précédé mon expédition au séminaire de Iaroslavl,
j’ai beaucoup travaillé dans le jardin, peut-être n’ai-je pas tenu compte de
mon âge. Et puis le climat d’ici, le changement de temps, de pression atmosphérique, les "tempêtes magnétiques", les ténèbres, tout ça...
Chocha décline et le spectacle
de sa décrépitude, au sein de laquelle son attachement à moi est le seul
intérêt qu’elle trouve encore à la vie, me déprime probablement plus que je ne
pourrais le penser. Elle dort tout le temps, et quand je me vois faire pareil,
le moral ne remonte pas vraiment. Elle est aveugle, et si ma vue baisse, je
n’en suis pas encore là. Elle pisse partout, pour l’instant, moi pas.
En revanche, je pleure
souvent, je me sens coupable de tout, je revois mon existence comme une
succession d’actes qui me causent soit du regret, soit du remords, et quand on
dit que les remords valent mieux que les regrets, je n’en suis pas sûre. Je
demande à Dieu non pas seulement de pardonner mais de réparer, c’est réparer,
que je voudrais; pardonner, mais tout le monde l’a fait. D’ailleurs, je me sens
coupable même de ce que font les autres, des chiens à la chaîne, des chiens et
des chats abandonnés ou maltraités que je ne peux pas tous prendre, des gens à que je n'ai pas donné, des emmerdeurs que j'ai engueulés, des arbres coupés, des sites pollués, des
enfants pervertis, des soldats tués, des métropolites arrêtés, de la maison de fous générale.
Je pense souvent à la réponse
du métropolite Antoine de Souroj : « L’enfer peut se définir en deux
mots : trop tard... »
Heureusement que j’ai
confiance en Dieu.
Après les étoiles du matin, j’ai
eu du soleil, enfin de la lumière, une lumière pâle, une espèce de regard qui s’allumme
entre deux lourdes paupières de ténèbres, et dans cet iris doré, la voltige
permanente des mésanges qui me lorgnent avec curiosité, quand je suis à mon
bureau, elles se maintiennent au niveau de la vitre, se posent sur le rebord de
la fenêtre qu’elles cognent du bec, et ce n’est pas pour avoir de la bouffe,
car elles en ont: je n’arrête pas de déverser des graines de tournesol dans
leur mangeoire. A mon avis, elles sont envoyées par les anges, c’est le KGB
céleste.
Entre deux coups de
culpabilité, je me fais le café français, ou la vatrouchka de la voisine, ou un
dîner pantagruélique chez Ania Ossipova et ses adorables parents, dans leur
maison chaleureuse et leur village encore plus ou moins intact, ou un restau
avec Katia... Je pleure ou je bouffe, et entremie, je prie, ou j’écris, ou je
fais de la musique, ou du dessin, pas assez, et la traduction. Finalement,
peut-être que je me surmène, elle n’a plus vingt ans, mémère..
.L’autre nuit, après avoir
raccompagné Katia, venue dîner, je ne trouvais plus Chocha. J’ai dû en venir à
la conclusion que cette vieille peau de chat avait trouvé le moyen, elle qui ne
sort jamais plus, de se glisser dehors quand j’étais sur la terrasse à regarder
Katia prendre son taxi. J’étais effondrée : comment la retrouver, dans les
ténèbres, elle allait mourir seule sous la pluie glaciale, j’appelais d’un côté
et de l’autre, je me préparais à faire le tour de la maison avec mon téléphone
allumé, quand j’ai entendu un miaulement enroué. Elle était derrière la porte,
elle devait être sous la terrasse, car elle n’était pas tellement mouillée,
mais elle tremblait de peur et de détresse, et quand je l’ai ramenée sur son
coussin, qu’elle ne quitte presque plus, elle s’y est blottie avec un
soulagement évident. Pauvre vieille Chocha, qu’est-ce qui lui a pris de sortir
à 11 heures du soir, par un temps pareil ?
Mon éditeur de Moscou a fermé
boutique sans me prévenir. Katia pense que je dois trouver un éditeur ayant
pignon sur rue, le samizdat coûte trop cher, mais ici comme en France, les gros
éditeurs sont entre les mains des libéraux qui ne laissent pas arriver les gens
qui ne partagent pas leurs orientations politiques. Donc les chroniques, ou
même Yarilo, Parthène et Epitaphe... Katia a contacté un ami qui édite dans une
maison plutôt orthodoxe. Il paraît que le directeur était très intéressé par
Epitaphe. Mais quand je lui ai dit que je ne l’avais qu’en version française, j’ai
compris qu’il n’avait pas de lecteur approprié dans son comité. J’avais traduit
le premier chapitre mais je sens que ce sera un peu mince. Pourtant, c’est un
livre qui, ici, s’il bénéficiait d’une certaine diffusion, serait certainement
très apprécié. Katia est enthousiasmée par le premier chapitre et n’en doute
pas une minute, mais voilà... Dommage qu’elle ait appris l’italien et pas le
français.
Ania m'a envoyé un merveilleux documentaire sur le lac Svetloyar et la légende de la ville invisible de Kitej. Légende n'est pas le mot approprié, peut etre mythe, ou parabole. Pour se mettre à l'abri des invasions tatares, toute une ville disparaît dans le lac Svetloyar, mais on peut entendre ses cloches ou les chants de ses moines, elle continue à vivre, dans une autre dimension, une autre vie que la nôtre, une vie sainte. Même le prêtre du coin a l'air d'y croire, et d'une certaine façon, je le comprends, car cette autre dimension existe, et c'est notre dernier refuge, l'ailleurs dont parlait Slobodan dans son dernier article. Le village où se réfugient les héros d'Epitaphe connaît le destin de Kitej. Il me semble parfois que même ma maison, ici, avec ses chats, ses oiseaux et ses fleurs, est une sorte de Kitej, prête à appareiller.