Ce matin, tout était gelé, la terrasse craquait sous mes pas, le ciel était jonché d’étoiles ; il y en avait suffisemment pour que je pusse les voir, malgré la pollution lumineuse de l’éclairage urbain, de celui des voisins, aussi. Je ne sais pas ce qui se passe, je suis depuis bientôt quinze jours, complètement asthénique, et somnolente. La semaine qui a précédé mon expédition au séminaire de Iaroslavl, j’ai beaucoup travaillé dans le jardin, peut-être n’ai-je pas tenu compte de mon âge. Et puis le climat d’ici, le changement de temps, de pression atmosphérique, les "tempêtes magnétiques", les ténèbres, tout ça...
Chocha décline et le spectacle
de sa décrépitude, au sein de laquelle son attachement à moi est le seul
intérêt qu’elle trouve encore à la vie, me déprime probablement plus que je ne
pourrais le penser. Elle dort tout le temps, et quand je me vois faire pareil,
le moral ne remonte pas vraiment. Elle est aveugle, et si ma vue baisse, je
n’en suis pas encore là. Elle pisse partout, pour l’instant, moi pas.
En revanche, je pleure
souvent, je me sens coupable de tout, je revois mon existence comme une
succession d’actes qui me causent soit du regret, soit du remords, et quand on
dit que les remords valent mieux que les regrets, je n’en suis pas sûre. Je
demande à Dieu non pas seulement de pardonner mais de réparer, c’est réparer,
que je voudrais; pardonner, mais tout le monde l’a fait. D’ailleurs, je me sens
coupable même de ce que font les autres, des chiens à la chaîne, des chiens et
des chats abandonnés ou maltraités que je ne peux pas tous prendre, des gens à que je n'ai pas donné, des emmerdeurs que j'ai engueulés, des arbres coupés, des sites pollués, des
enfants pervertis, des soldats tués, des métropolites arrêtés, de la maison de fous générale.
Je pense souvent à la réponse
du métropolite Antoine de Souroj : « L’enfer peut se définir en deux
mots : trop tard... »
Heureusement que j’ai
confiance en Dieu.
Après les étoiles du matin, j’ai
eu du soleil, enfin de la lumière, une lumière pâle, une espèce de regard qui s’allumme
entre deux lourdes paupières de ténèbres, et dans cet iris doré, la voltige
permanente des mésanges qui me lorgnent avec curiosité, quand je suis à mon
bureau, elles se maintiennent au niveau de la vitre, se posent sur le rebord de
la fenêtre qu’elles cognent du bec, et ce n’est pas pour avoir de la bouffe,
car elles en ont: je n’arrête pas de déverser des graines de tournesol dans
leur mangeoire. A mon avis, elles sont envoyées par les anges, c’est le KGB
céleste.
Entre deux coups de
culpabilité, je me fais le café français, ou la vatrouchka de la voisine, ou un
dîner pantagruélique chez Ania Ossipova et ses adorables parents, dans leur
maison chaleureuse et leur village encore plus ou moins intact, ou un restau
avec Katia... Je pleure ou je bouffe, et entremie, je prie, ou j’écris, ou je
fais de la musique, ou du dessin, pas assez, et la traduction. Finalement,
peut-être que je me surmène, elle n’a plus vingt ans, mémère..
.L’autre nuit, après avoir
raccompagné Katia, venue dîner, je ne trouvais plus Chocha. J’ai dû en venir à
la conclusion que cette vieille peau de chat avait trouvé le moyen, elle qui ne
sort jamais plus, de se glisser dehors quand j’étais sur la terrasse à regarder
Katia prendre son taxi. J’étais effondrée : comment la retrouver, dans les
ténèbres, elle allait mourir seule sous la pluie glaciale, j’appelais d’un côté
et de l’autre, je me préparais à faire le tour de la maison avec mon téléphone
allumé, quand j’ai entendu un miaulement enroué. Elle était derrière la porte,
elle devait être sous la terrasse, car elle n’était pas tellement mouillée,
mais elle tremblait de peur et de détresse, et quand je l’ai ramenée sur son
coussin, qu’elle ne quitte presque plus, elle s’y est blottie avec un
soulagement évident. Pauvre vieille Chocha, qu’est-ce qui lui a pris de sortir
à 11 heures du soir, par un temps pareil ?
Mon éditeur de Moscou a fermé
boutique sans me prévenir. Katia pense que je dois trouver un éditeur ayant
pignon sur rue, le samizdat coûte trop cher, mais ici comme en France, les gros
éditeurs sont entre les mains des libéraux qui ne laissent pas arriver les gens
qui ne partagent pas leurs orientations politiques. Donc les chroniques, ou
même Yarilo, Parthène et Epitaphe... Katia a contacté un ami qui édite dans une
maison plutôt orthodoxe. Il paraît que le directeur était très intéressé par
Epitaphe. Mais quand je lui ai dit que je ne l’avais qu’en version française, j’ai
compris qu’il n’avait pas de lecteur approprié dans son comité. J’avais traduit
le premier chapitre mais je sens que ce sera un peu mince. Pourtant, c’est un
livre qui, ici, s’il bénéficiait d’une certaine diffusion, serait certainement
très apprécié. Katia est enthousiasmée par le premier chapitre et n’en doute
pas une minute, mais voilà... Dommage qu’elle ait appris l’italien et pas le
français.
Ania m'a envoyé un merveilleux documentaire sur le lac Svetloyar et la légende de la ville invisible de Kitej. Légende n'est pas le mot approprié, peut etre mythe, ou parabole. Pour se mettre à l'abri des invasions tatares, toute une ville disparaît dans le lac Svetloyar, mais on peut entendre ses cloches ou les chants de ses moines, elle continue à vivre, dans une autre dimension, une autre vie que la nôtre, une vie sainte. Même le prêtre du coin a l'air d'y croire, et d'une certaine façon, je le comprends, car cette autre dimension existe, et c'est notre dernier refuge, l'ailleurs dont parlait Slobodan dans son dernier article. Le village où se réfugient les héros d'Epitaphe connaît le destin de Kitej. Il me semble parfois que même ma maison, ici, avec ses chats, ses oiseaux et ses fleurs, est une sorte de Kitej, prête à appareiller.
Merveilleuse musique de Rimski-Korsakov. On retrouve le même symbolisme dans Brigadoon.
RépondreSupprimerCourage...cette atmosphère chaotique, agressive, guerrière, meurtrière nous affecte considérablement...nous devons nous entourer d une muraille et comme le dit Slobodan ce vendredi soir...grimprr sur la 3ieme branche...cordon sanitaire! Affection!🙏❤
RépondreSupprimerMerci!
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