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jeudi 26 octobre 2023

Kitej

 


Ce matin, tout était gelé, la terrasse craquait sous mes pas, le ciel était jonché d’étoiles ; il y en avait suffisemment pour que je pusse les voir, malgré la pollution lumineuse de l’éclairage urbain, de celui des voisins, aussi. Je ne sais pas ce qui se passe, je suis depuis bientôt quinze jours, complètement asthénique, et somnolente. La semaine qui a précédé mon expédition au séminaire de Iaroslavl, j’ai beaucoup travaillé dans le jardin, peut-être n’ai-je pas tenu compte de mon âge. Et puis le climat d’ici, le changement de temps, de pression atmosphérique, les "tempêtes magnétiques", les ténèbres, tout ça...

Chocha décline et le spectacle de sa décrépitude, au sein de laquelle son attachement à moi est le seul intérêt qu’elle trouve encore à la vie, me déprime probablement plus que je ne pourrais le penser. Elle dort tout le temps, et quand je me vois faire pareil, le moral ne remonte pas vraiment. Elle est aveugle, et si ma vue baisse, je n’en suis pas encore là. Elle pisse partout, pour l’instant, moi pas.

En revanche, je pleure souvent, je me sens coupable de tout, je revois mon existence comme une succession d’actes qui me causent soit du regret, soit du remords, et quand on dit que les remords valent mieux que les regrets, je n’en suis pas sûre. Je demande à Dieu non pas seulement de pardonner mais de réparer, c’est réparer, que je voudrais; pardonner, mais tout le monde l’a fait. D’ailleurs, je me sens coupable même de ce que font les autres, des chiens à la chaîne, des chiens et des chats abandonnés ou maltraités que je ne peux pas tous prendre, des gens à que je n'ai pas donné, des emmerdeurs que j'ai engueulés, des arbres coupés, des sites pollués, des enfants pervertis, des soldats tués, des métropolites arrêtés, de la maison de fous générale.

Je pense souvent à la réponse du métropolite Antoine de Souroj : « L’enfer peut se définir en deux mots : trop tard... »

Heureusement que j’ai confiance en Dieu.

Après les étoiles du matin, j’ai eu du soleil, enfin de la lumière, une lumière pâle, une espèce de regard qui s’allumme entre deux lourdes paupières de ténèbres, et dans cet iris doré, la voltige permanente des mésanges qui me lorgnent avec curiosité, quand je suis à mon bureau, elles se maintiennent au niveau de la vitre, se posent sur le rebord de la fenêtre qu’elles cognent du bec, et ce n’est pas pour avoir de la bouffe, car elles en ont: je n’arrête pas de déverser des graines de tournesol dans leur mangeoire. A mon avis, elles sont envoyées par les anges, c’est le KGB céleste.

Entre deux coups de culpabilité, je me fais le café français, ou la vatrouchka de la voisine, ou un dîner pantagruélique chez Ania Ossipova et ses adorables parents, dans leur maison chaleureuse et leur village encore plus ou moins intact, ou un restau avec Katia... Je pleure ou je bouffe, et entremie, je prie, ou j’écris, ou je fais de la musique, ou du dessin, pas assez, et la traduction. Finalement, peut-être que je me surmène, elle n’a plus vingt ans, mémère..

.L’autre nuit, après avoir raccompagné Katia, venue dîner, je ne trouvais plus Chocha. J’ai dû en venir à la conclusion que cette vieille peau de chat avait trouvé le moyen, elle qui ne sort jamais plus, de se glisser dehors quand j’étais sur la terrasse à regarder Katia prendre son taxi. J’étais effondrée : comment la retrouver, dans les ténèbres, elle allait mourir seule sous la pluie glaciale, j’appelais d’un côté et de l’autre, je me préparais à faire le tour de la maison avec mon téléphone allumé, quand j’ai entendu un miaulement enroué. Elle était derrière la porte, elle devait être sous la terrasse, car elle n’était pas tellement mouillée, mais elle tremblait de peur et de détresse, et quand je l’ai ramenée sur son coussin, qu’elle ne quitte presque plus, elle s’y est blottie avec un soulagement évident. Pauvre vieille Chocha, qu’est-ce qui lui a pris de sortir à 11 heures du soir, par un temps pareil ?

Mon éditeur de Moscou a fermé boutique sans me prévenir. Katia pense que je dois trouver un éditeur ayant pignon sur rue, le samizdat coûte trop cher, mais ici comme en France, les gros éditeurs sont entre les mains des libéraux qui ne laissent pas arriver les gens qui ne partagent pas leurs orientations politiques. Donc les chroniques, ou même Yarilo, Parthène et Epitaphe... Katia a contacté un ami qui édite dans une maison plutôt orthodoxe. Il paraît que le directeur était très intéressé par Epitaphe. Mais quand je lui ai dit que je ne l’avais qu’en version française, j’ai compris qu’il n’avait pas de lecteur approprié dans son comité. J’avais traduit le premier chapitre mais je sens que ce sera un peu mince. Pourtant, c’est un livre qui, ici, s’il bénéficiait d’une certaine diffusion, serait certainement très apprécié. Katia est enthousiasmée par le premier chapitre et n’en doute pas une minute, mais voilà... Dommage qu’elle ait appris l’italien et pas le français.

Ania m'a envoyé un merveilleux documentaire sur le lac Svetloyar et la légende de la ville invisible de Kitej. Légende n'est pas le mot approprié, peut etre mythe, ou parabole. Pour se mettre à l'abri des invasions tatares, toute une ville disparaît dans le lac Svetloyar, mais on peut entendre ses cloches ou les chants de ses moines, elle continue à vivre, dans une autre dimension, une autre vie que la nôtre, une vie sainte. Même le prêtre du coin a l'air d'y croire, et d'une certaine façon, je le comprends, car cette autre dimension existe, et c'est notre dernier refuge, l'ailleurs dont parlait Slobodan dans son dernier article. Le village où se réfugient les héros d'Epitaphe connaît le destin de Kitej. Il me semble parfois que même ma maison, ici, avec ses chats, ses oiseaux et ses fleurs, est une sorte de Kitej, prête à appareiller.

3 commentaires:

  1. Merveilleuse musique de Rimski-Korsakov. On retrouve le même symbolisme dans Brigadoon.

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  2. Courage...cette atmosphère chaotique, agressive, guerrière, meurtrière nous affecte considérablement...nous devons nous entourer d une muraille et comme le dit Slobodan ce vendredi soir...grimprr sur la 3ieme branche...cordon sanitaire! Affection!🙏❤

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