Rita est tout à fait tirée d’affaire, capricieuse, quémandeuse et hargneuse comme auparavant. Sa cicatrice se présente bien. Nous sommes entrés dans la période des tempêtes de neige, mais il ne fait plus très froid, et c'est même beau, tout blanc, avec un ciel qui, la nuit, de clair qu'il est au dessus de la ville, devient ténébreux dans la direction du lac, et des flocons tournoyants..
Il y a des
moments où j’ai le vertige devant la direction qu’a pris mon destin. Certes, je
ne regrette pas d’être partie, le père Placide a eu du nez. Mais je me demande
d’abord comment j’en ai eu la force, et ensuite, comment je ne pète pas les
plombs, quand l’iceberg Russie s’éloigne toujours plus de l’iceberg Europe, emportant tous les miens, enfin, ceux qui sont encore en vie, mais je pense aussi
aux descendants, que je ne connais pas ou mal, et qui sont de notre sang...
J’ai vu un extrait d’une émission d’Arte, et je suis étonnée que la chaîne servile du sinistre BHL diffuse une chose pareille. Un moine Bulgare analyse la situation de son pays, inféodé aux maîtres de l’UE, comme il l’était naguère à l’URSS, et qualifie les points communs de terrifiants. Puis il déclare que s’il est devenu moine, c’est en partie par horreur de la société où nous sommes appelés à vivre et que nous prépare le Nouvel Ordre Mondial. Je le comprends, et son choix me paraît judicieux. J’ai rapproché ce témoignage du souvenir que j’ai de Solan, cette enclave de paradis dans une France ravagée par sa mafia, avec ses admirables et intelligentes moniales, la beauté des bâtiments, de la nature environnante qui retrouve sa santé sur leur soixante hectares sauvés des pesticides et de l’exploitation intensive. Et aussi du livre de Ioulia Voznessenskaïa, si prophétique, "le voyage de Cassandre ou aventures avec des macaronis", un roman de science fiction orthodoxe qui décrivait d'avance, dans les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, l’épouvante où nous sombrons, et que j’aimerais bien traduire. Les seuls lieux préservés y sont des monastères des catacombes, où des moniales enfantines et sublimes résistent à l’antéchrist.
Aujourd’hui,
la contestation radicale, c’est le monastère, et demain, ce sera encore plus
vrai.
https://t.me/LaParoleDesSaints/18763
J’ai fêté
mon anniversaire hier, j’avais invité quinze personnes sans savoir comment j’allais
les caser, et en préparant des tonnes de bouffe, il n’en est pas venu la moitié
pour toutes sortes d’excellentes raisons, comme dans la parabole évangélique.
Mais celles qui sont venues ont aussi apporté des tonnes de bouffe dont je ne
sais pas que faire. J’en ai congelé, mais il en reste.
Néanmoins,
nous avons passé une bonne soirée, il y avait Katia, et son amie Elena,
psychologue orthodoxe, Veniamine le Suisse vieux-croyant, Ania Osipova et sa
mère, Angelina Pavlovna, Génia Kolesov, qui organise les concerts du bar et ma voisine Macha Serjantova. Les discussions
étaient intéressantes et personne ne faisait de conférences en ne laissant pas
les autres en placer une.
La veille j’étais
tombée dans une embuscade. J’avais été invitée à faire
une conférence de dix minutes, à la bibliothèque, sur mes romans, dans le cadre d’une
journée Ivan le Terrible qui, en fait, m’est apparue plutôt comme le procès de Laurence Guillon. Je me doutais qu’il y aurait la jeune femme qui m’accuse de
salir la mémoire des Basmanov, mais pas que tout tournerait autour de cela. Il
y avait la directrice du musée, et des guides, plus des gens divers, et la
première à parler présentait un livre, qui n’était
pas de son cru, sur Ivan le Terrible, à l’usage des enfants, et expliquait qu’il
rétablissait la mémoire de ce tsar, victime d’une véritable campagne de
propagande occidentale, dont j’étais l’un des vecteurs. D’ailleurs, qu’est-ce qui
aurait pu me pousser à venir vivre dans un pays que cette patriote trouve trop peu attractif pour qu’on choisisse de plein gré de venir s'y geler, sans y être
poussé par des intentions malfaisantes ? Mes romans étaient un acte de
sabotage pour pervertir la jeunesse russe, c’était l’argumentaire de l’adoratrice
des Basmanov, qui siégeait, avec un sourire permanent, au premier rang, dans
les commentaires venimeux qu’elle m’avait adressés sur VK, il y a quelques temps.
J’aurais dû m’étonner de voir, dans cette assemblée, la rédactrice de ma
traduction de Yarilo, accompagnée de son fils, elle aussi tout sourire, car Ivan le Terrible n'est pas précisément son sujet. Il est vrai qu'elle avait alors envisagé un débat que j'avais refusé, eh bien comme ça, j'étais contrainte de m'y prêter.
Après l'accusation de ce procureur, j’ai vu la championne des Basmanov monter à la tribune pour y faire une conférence qui m'a paru très longue sur les héros de son village. En somme, le tsar et toute l’Opritchnina étaient victimes d’un complot occidental depuis la Renaissance: d'abord, outre les traîtres répertoriés Kourbski et Staden, tous les étrangers présents à Moscou à l'époque qui avaient pu écrire sur ce thème lettres ou mémoires; puis tous les historiens russes du XIX° siècle, occidentalistes et pleins de mépris pour la Russie d’avant Pierre le Grand, (ce qui n’est d’ailleurs sûrement pas faux, dans une certaine mesure); et tous les écrivains, peintres et cinéastes qui se sont inspirés de tout cela, y compris Eisenstein. Eisenstein étant homo lui-même a transposé ses fantasmes sur le Fiodor Basmanov de son film, le faisant danser « déguisé en Anastasia, la femme défunte du tsar », ce qui me semble de la pure spéculation, si le jeune homme qui est, dans le film beau, mais viril, danse déguisé en femme, je n’ai jamais fait le rapprochement entre son costume et Anastassia. Cela ressemble plus à une plaisanterie de joyeux guerriers, mais même les danses et la fête lui paraissent relever des clichés sur l'ancienne Russie, pour quelqu'un qui s'intéresse au folklore, c'était un peu dur à entendre... D’après elle, on a démonisé une organisation honorable qui « luttait simplement contre les traîtres », sans exécutions fantasmagoriques, tout se passait très gentiment, très correctement, "rien de personnel". Oui, bien sûr, c’était aussi la fonction officielle de la Tchéka, et aujourd’hui, du reste, tous les nostalgiques de Staline justifient son action, et minimisent les répressions, ou en calomnient les victimes. Pourtant, en effet, les traîtres existent, et il faut les empêcher de nuire, mais quand s’en occupe une organisation de justiciers, il est rare qu’il ne se produise pas bientôt de fâcheux débordements, c’est une des problématiques de mes romans.
Après cette intervention, une autre personne est venue parler de la mère d’Ivan
le Terrible, Elena Glinskaïa, de sa brève régence, c’était visiblement une
historienne qui connaissait son sujet, et elle a conclu en disant qu’au regard
de la discussion d’aujourd’hui, on pouvait, quel que soit l’opinion qu’on avait
du tsar, mettre à son crédit d’avoir débarrassé la Russie des tatars, établi un
impôt progressif qui épargnait les pauvres et faisait payer les riches, racheté
de sa poche les gens que les tatars enlevaient pour les vendre comme esclaves,
et non seulement je souscris mais j’y ai même fait allusion dans mes romans.
A la suite de cela, une guide a déclaré que selon les principes démocratiques, on tenait à donner la parole à l’auteur du livre contreversé. J’y suis allée, la bouche désséchée par l’émotion, car je déteste les conflits et je me demandais bien ce que j’allais répondre à des attaques de ce niveau sans perdre mon calme. Mais tandis que tout cela se déroulait je me disais que c’était la première fois que j’étais confrontée à une telle situation, mais peut-être pas la dernière, et qu’il fallait simplement parler avec sincérité, non pas à l’intention de celles qui avaient ourdi ce qui devait être une exécution publique, mais de ceux qui étaient venus écouter le débat.
J’ai dit qu’apparemment,
j’aurais dû me faire accompagner d'un avocat, mais qu’à défaut, j’allais produire la lettre
que m’avait écrite Elena Semionova, ma future éditrice, qui aime Ivan le
Terrible depuis son enfance, passée près d’Alexandrov, qui est patriote,
orthodoxe, monarchiste, et publie sur les derniers tsars ou les héros du
Donbass. La lettre a fait grosse impression, et puis, malgré mon émotion, j’ai
commencé à être portée par l’inspiration. J’ai dit plus ou moins : «Je ne
sais pas trop que répondre, car je ne reconnais pas mes livres dans la
caricature qu’on en a faite. J’ai évoqué les relations homosexuelles du tsar et
de Fiodor, ce qui était un fait avéré jusqu’à ce qu’on eût décidé d’en faire
des saints irréprochables. Alexis Tolstoï a traité cela de façon beaucoup plus
caricaturale que moi, il est vrai qu’il n’était pas français, il en avait donc
le droit ! Cela dit, je n’ai aucune scène pornographique, et je ne fais
pas l’apologie de l’homosexualité. Au contraire, ni Fiodor, ni le tsar ne sont
des personnages effeminés, l’un et l’autre sont convaincus qu’il n’est d’amour
complet qu’entre un homme et une femme, ce que le tsar a connu, et dont il est
nostalgique, et que Fiodor connaît par la suite. Ce qui les lie est plutôt de l’ordre
de l’amitié grecque. Que voulez-vous, ce genre de choses existe... et alors il ne faut
pas en parler ? Je ne suis pas historienne, je suis écrivain, j’ai fait un roman, ou plutôt ce roman s’est
fait tout seul, je n’ai eu que peu de pouvoir sur le processus, à part sur la
stylistique et la grammaire. Il est sorti comme cela. Et j'estime que j'ai fait plutôt une apologie du mariage orthodoxe que la propagande de l'homosexualité. Tout ce que je viens d'entendre dire, sans parler de mes romans, sur le film d’Eisenstein lui-même me paraît
très subjectif. Il est bien évident que lorsqu’on épouse une thèse avec
fanatisme, on va tout ressentir à travers le prisme de la conformité à sa vision
des choses, mais un avis n’est pas forcément malveillant parce qu’il n’est pas
le vôtre. Dans le film d’Eisenstein, quand j’étais jeune, j’ai vu un tsar
idéal, charismatique, transporté par sa mission, adulé des uns, haï des autres,
un époux épris de sa femme qui l’admire éperdument, un univers beau, sacré et
envoûtant, avec des sentiments fervents et intenses, bref, tout ce qui manquait
à ma vie dans les années soixante-dix, à Paris. Absolument pas une caricature. Je suis bien persuadée moi-même qu’Ivan le Terrible a pu être
calomnié, cela dit, je ne parlerais pas de propagande pour une époque où la
presse n’existait pas, où l’on mettait trois mois pour venir d’Europe jusqu’à
Moscou, les nouvelles n’allaient pas vite et peu de gens y avaient accès. Il
est clair que les Polonais étaient peu enclins à lui trouver des qualités. Mais
certains étrangers sont élogieux à son égard, et si sir Jerome Horsey est un
Anglais de la Renaissance déjà contemporain par la mentalité, qui ne comprend
rien à la Russie ni à l’orthodoxie, je ne mets pas en doute ses témoignages
très vivants, et pour ce qui est des éxécutions, celle du mage anglais du tsar
donne vraiment des cauchemars, j’ai regretté d’avoir lu cela. Et pourtant, je
pense qu’Ivan le Terrible était un grand homme d’état. Mais vraiment pas un
saint. Ceux qui le servaient non plus. Je ne doute cependant pas que les
Basmanov père et fils étaient des héros, qu’ils se battaient avec courage et
efficacité, est-ce que cela les empêchait d’être en proie à toutes sortes de
passions ? Nous avons en France Gilles de Rais, brave homme de guerre, compagnon
de Jeanne d’Arc, un héros véritable, il a pourtant sombré dans de terribles
abominations et fini sur le bûcher. Peut-être que j’ai noirci dans mon roman le
père Basmanov, mais je suis partie d’une supposition psychologique, celle que
Fiodor trouvait dans le tsar une image paternelle qu’il admirait, j’ai lu que
le père et le fils se détestaient, il devait y avoir des raisons. J’ai essayé
de comprendre comment un garçon peut en venir à couper la tête de son propre
père, ou bien est-ce que ce fait relève encore de la calomnie occidentale ? Et
au fait, pourquoi ne parle-t-on pas, dans la conférence que j’ai entendue, des
témoignages de l’Eglise ? Que fait-on là dedans du métropolite Philippe ?
J’ai fait le voyage aux Solovki pour me recueillir sur les lieux qu’avait
habités ce saint homme, pour qui j’ai une grande vénération. J’y ai trouvé une
biographie de lui, pas une hagiographie, mais une biographie historique. Je me
suis aperçue que le métropolite Philippe était un homme très doux qui avait
horreur des conflits. Comment et pourquoi, si tout était si parfait, en est-il
venu à s’opposer au tsar, à lui refuser sa bénédiction au risque de sa vie ? »
Je sentais que
j’étais portée, que quelque chose se passait en moi, et que l’assistance
réagissait favorablement. Là dessus, le fils de ma rédactrice me demande d’un
ton angélique quelles sont mes sources, comme l’abonné au Monde dans les récits
de Christian Combaz. J’avais déjà évoqué, dans mon discours, les livres que j’avais lus sur la
question, et pour ne pas me répéter, je lui ai répondu : «Oh je ne m’en souviens pas, je ne les ai
pas notées. Comme je l’ai dit, j’ai fait un roman, pas un ouvrage historique,
je faisais mon miel de ce que je lisais, un point c’est tout. »
Alors sa mère, sans perdre son sourire amène, m'a demandé, selon la technique de l'inversion accusatoire, de m'excuser auprès de la spécialiste des Basmanov, qui m'avait attaquée avec beaucoup d'agressivité sur internet, pour la réponse que je lui avais faite. J’ai déclaré que j’avais dit ce que j’avais à dire, et que je rentrais chez moi, car tout cela commençait à me fatiguer, et je suis sortie de la salle. Une femme m’a rattrapée pour me demander où trouver mon livre. «Prenez-le, je vous le donne », ai-je répondu en lui tendant l’exemplaire prévu pour la bibliothèque. Mais elle a tenu à le payer, et si j’en avais apporté d'autres, j’en aurais même pas mal vendu! Je suis allée en chercher qui restaient dans la voiture, pour la directrice, venue me dire qu’elle ne savait pas que cela allait se passer de cette manière, qu’elle était désolée. «Vous savez, ai-je répondu, ce n’est pas plus mal, car je viens de comprendre que depuis des mois, des tas de choses se disaient dans mon dos, maintenant, on me les a dites en face, et j’ai répondu de même. »
Les vendeuses de cierges de la cathédrale s'étaient cotisées pour m'offrir une nappe et des maniques, j'ai trouvé cela adorable. Et la femme du père Vassili est venue me prendre la main et, la serrant très fort, en me regardant avec intensité, m'a souhaité encore de longues années pleines de joie, utiles, productives, ce qui m'a beaucoup touchée.