Mon voyage à Moscou a été un véritable marathon. Il fait une chaleur terrible, enfin une chaleur digne du Gard, et ma clim ne marche pas. Je suis partie tôt, mais le soleil se levant à trois heures du matin, pour cause de jour polaire, il a le temps de chauffer... A l’arrivée, Rita s’est cachée sous une voiture, je n’arrivais plus à la récupérer. En fait, elle souffre beaucoup de la température, sa fourrure, après son opération, repousse à vue d’oeil, épaisse et soyeuse, mais avec son coeur fragile, ce n’est pas un avantage, et je vais la faire tondre façon ourson, pour qu’elle passe l’été sans crise cardiaque.
Je l’ai mise chez le père Valentin, et je suis partie à l’église, mais je n’ai pas eu le temps de repasser la voir. Je suis allée voter puis je suis revenue dans un appartement torride, car il est exposé au sud et chauffé en permanence par le système d’eau chaude. Je n’ai dormi que trois heures. Liéna m’a dit que Rita avait eu une sorte d’attaque, elle n’arrivait plus à respirer, j’ai connu cela avec Jules. Le lendemain, je devais aller à la banque, puis déjeuner avec quelqu'un, récupérer ma vielle, et foncer au vernissage des Messerer. Rosbank fusionne avec Tinkoff et ma conseillère se fait virer comme une malpropre après 18 ans de bons et loyaux services. Tinkoff sera une banque entièrement électronique sans agences, pas pour moi.
J’ai ensuite
rallié la « Chaussée des Enthousiastes », où se trouve le studio de
Skountsev, en retard d’une heure. «Vas m’attendre au centre commercial, il y a
des cafés ». Le centre commercial était parfaitement sinistre, avec une
population cosmopolite d’asiates divers, habillés des mêmes fripes minables et ridicules dont on s'affuble partout et qui nous défigurent tous. J’y ai acheté des chaussures d’été
qui, contrairement à ce qu’il m’avait semblé, ne sont pas confortables du tout,
parce qu’on y transpire abominablement. Heureusement, j’avais laissé Rita chez une amie, qui n’était pas là, et elle a la clim dans son appartement. Mais j’y
pensais sans arrêt, je me faisais du souci pour elle.
Skountsev
avait un air de faux témoin, la vielle sonnait bizarre, il faudrait refaire le
clavier, mais il ne voulait pas empiéter sur le travail de Joukovski. Je lui ai
raconté le concert avec Kotov, il a éclaté de rire : « Mais il a un
caractère de cochon et la grosse tête, c’est bien connu ! » J’étais
si fatiguée que j’ai pris un taxi pour aller au vernissage des Messerer, qui
était dans le même genre de quartier trépidant, en travaux perpétuels, que le
studio de Skountsev. C’était dans un loft, un truc à la mode au milieu des
bâtiments industriels. L’exposition était magnifique, avec des éclairages
savants qui faisaient scintiller des tableaux déjà chatoyants par eux-mêmes, car Anna
Messerer utilise de l’acrylique métallisé, on dirait des vitraux ou des joyaux.
Ses tableaux et ceux de son mari ne rendent pas en photos, et il faut les voir
de loin. Il y avait un concert, et je rongeais mon frein, car j’avais décidé de
partir le soir, avec Maxime, pour éviter à Rita un voyage trop éprouvant. Deux jeunes filles, une pianiste et une violoniste, jouaient des
pièces de Debussy. Quelle étrange impression m’a faite cette musique si
typiquement française, dans ce loft moscovite, avec toute cette capitale de la
vieille Russie défigurée par cent ans de progressisme hagard tout autour...
Bien sûr, l’impressionnisme de Debussy répondait bien à celui des
Messerer, mais le leur était russe, le public russe, les
interprètes aussi, il me venait à l’idée que cette culture, la mienne, celle
qui me rappelle tant la France, sa poésie particulière, sa douceur de vivre, ne
serait bientôt plus appréciée, justement, qu’ici, dans un pays dont elle est si
loin, et qui l’adore envers et contre tout. Le loft devenait pour moi une sorte de
vaisseau spatial, où les survivants d’une catastrophe planétaire éventuelle,
écoutaient la musique d’un monde disparu.
Anna
Messerer voulait absolument me faire jouer de la vielle, je protestai qu’elle
était hors service, mais impossible de se dérober. La vielle est vraiment un
instrument étrange, car sur place, elle s’est mise à résonner tout-à-fait
normalement, j’ai chanté une chanson française et une chanson russe devant les
Messerer et le public ravis.
Puis j’ai
foncé chez mon amie récupérer mes affaires et Rita. Son fils, qui se
caractérise comme un Arabe russe au coeur français, prenait un cours de
français avec la voisine, qui le parle très bien. Il veut partir en France, où
il est né, d’un Marocain sans papiers, et se figure que la France est le
paradis de la démocratie, alors qu’ici, nous vivons dans des ténèbres barbares. Je pensais à ce concert de Debussy
dans le loft, dans le vaisseau spatial de « l’île Thélème », en
français dans le texte, c’est comme cela que s’appelle la galerie. Le meilleur
de la France se fait la malle, ou se terre dans de nouvelles catacombes, bonne
chance...
Nous sommes arrivés de nuit, avec Maxime, et comme il a pris le volant, il m’a permis de constater que ce n’était pas moi qui n’y voyais plus rien, mais ma voiture qui avait un défaut, car il n’y voyait rien non plus. Les rétroviseurs sont aveuglants, la lumière des phares trop faible et impossible de la régler. La femme de Gilles m'a dit que de toute façon, le marquage routier étant déficiant, personne n'y voyait rien la nuit.
Le
lendemain, j’ai vu arriver Ioulia, la fille de mon ami Slava, qui est mort, il
y a un an. Elle voulait aller se baigner au lac, et s’il n’était pas assez
profond pour vraiment nager, à l’endroit où elle va, c’était d’une beauté
féérique, avec des reflets d’or sur l’eau bleue, un azur énorme qui rappelait
la mer, et les monastères au loin, comme des cités irréelles. Puis ce matin, nous
sommes allées à la rivière, qui était fraîche et propre, je nageais sous les
volutes des hirondelles, et l’écume des saules, argentée et frémissante, comme
si l’eau se soulevait en gros nuages verts et ondoyants, de colossales et
mouvantes sulfures.
J’ai eu récemment la surprise de voir Vitali me recontacter, je n’ai pas compris comment il m’avait retrouvée. C'est un artiste que j'ai connu jeune, beau et très sexy. Et très fauché. Il m'est arrivé plusieurs fois de lui avancer son loyer, bien qu'il vécût avec une cougar qui ne lachait pas les billets aussi facilement que moi. Il voulait être riche, il aimait le luxe, il voulait avoir une famille et des enfants. Et il y est arrivé d'un seul coup, en travaillant pour un vendeur de tableaux. J'avais appris qu'il avait un appartement dans un des plus beaux quartiers de Moscou, il travaillait dans un magasin d'antiquités de haut vol, il allait fréquemment à Paris... Je ne sais comment il a su que j'étais ici et m'a retrouvée. Il a maintenant cinquante-sept ans, il est toujours riche, marié, et il a un enfant, enfin il en a deux, nés au même moment, mais apparemment, l’une des deux mères l’a emporté sur l’autre ! Son gamin doit avoir douze ans. Sa femme la quarantaine. Il lui trouve le type français. Il brûle de me revoir. J’étais émue d’en avoir des nouvelles et contente pour lui que sa vie ait bien tourné, il voulait être riche et avoir une famille, c’est fait. Mais je n’avais pas le temps de le rencontrer, et je n’ai pas envie de courir le voir à sa datcha des environs de Tver, il essayait déjà de me convaincre de déménager, là bas tout est intact, beau, plein d’artistes peintres... Oui, mais déménager à l’intérieur de Pereslavl me fait déjà peur. Alors partir là bas... N’empêche que je suis touchée par l’affection que me conserve cet être séduisant et débauché, qui gardait la nostalgie de la pureté et s'est acheté une conduite!
Sur une page consacrée aux vieilles photos russes, je suis tombée sur celle d'un jeune couple, à l'expression si intense et si pure que j'en ai été bouleversée. Un ami a noté au dessous que c'était juste le long temps de pose qui leur donnait cet air-là, et cela me chagrine de sa part, car toutes les vieilles photos ne dégagent pas cela, bien que ce long temps de pose révélât beaucoup mieux les âmes des modèles que les instantanés qui ont suivi, Milan Kundera a écrit là dessus des réflexions pénétrantes. Je vois encore de beaux visages en Russie, les Russes constituent une race particulièrement belle, mais cette qualité d'expression apparente sur les photos anciennes et dans les vieux films n'est plus toujours sensible, comme dans tous nos pays travaillés par le progressisme, le consumérisme et l'ingéniérie sociale, c'est-à-dire passablement dégradés à des degrés plus ou moins irrémediables.
Je recommande vivement cette vidéo de l'excellente émission Géopolitique profonde, à écouter un peu entre les discours, on ne peut visiblement pas tout dire. A part quelques petits points de détails, elle me paraît faire de la situation un tour d'horizon complet et pénétrant, modéré et objectif, réaliste. Certes, les Français de bonne volonté n'ont pas toujours une bonne compréhension de la mentalité russe, mais ils ont aussi parfois le recul nécessaire pour voir la situation sans se laisser emporter par les émotions. Curieusement, je ne peux la partager directement, je ne peux qu'en donner le lien. Elle est sans doute trop véridique... Il faut se dépêcher de la regarder.
https://www.youtube.com/live/qqvCui2uxQ4?si=adjb9nwr2sfMc5--
Je recommande également cette émission sous-titrée en français qui explique bien le point de vue philosophique et spirituel recouvert par l'expression "le monde russe".
Mon père Valentin m'a dit: "Poutine ne sauve pas seulement la Russie, il sauve le monde, les gens ne se rendent pas compte de l'ampleur de la tâche et de la puissance du mal auquel il s'est attaqué".
Enfin, je terminerai par un commentaire que j'ai laissé moi-même et qui a eu un écho auquel je ne m'attendais pas:
Réponse sélectionnée
@LaurenceGuillon
il y a 8 jours