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dimanche 4 août 2019

Chez Nazarov. L'archipel des arches...


J’ai  laissé Ritoulia à mes deux hôtes. Si elle ne le vit pas trop mal, il est possible que j’essaie de la laisser à Katia et Nadia quand j’irai en France.  Cette fois-ci, sans voiture, avec l’expédition chez Nazarov qui ne tenait pas à la confronter avec ses chats, le bus, le métro, j’ai préféré ne pas m’en encombrer.
Nazarov,  analyste remarquable de l'histoire russe et des événements apocalyptiques en cours,  a vendu son appartement dans Moscou pour acheter une maison en dehors, mais la ville est en train de grignoter cette banlieue, ils auront bientôt le métro.  Comme d’habitude, c’est un chaos de grosses maisons rupines très moches, de bâtiments soviétiques et de nouveaux immeubles. Mais sa maison a un joli jardin sauvage au bord d’un ruisseau propre où vivent des canards, des grenouilles, un cours d’eau encore vivant et normal, et depuis les fenêtres, on ne voit que des arbres. Je me rends compte que dans le siècle qui vient, ces îlots de charme et de beauté seront les seuls refuges qu’il nous restera, c’est ce que je fais de ma maison, d’ailleurs, un refuge et un témoignage de beauté.
Sa femme est une aristocrate russe née en Belgique très distinguée, très douce et très bonne. Elle recueille tous les chats en détresse qu’elle rencontre.  Chez eux, il y a des chats partout, de tous âges, et j’ai dormi avec un chaton rouquin, qui m’adopterait bien et réciproquement, mais à mon âge, je ne veux pas de chaton, et j’en ai assez déjà chez moi.
Nadia, la femme de Nazarov, reçoit sa sœur, et nous avons pu parler français toutes les trois, Mikhaïl Victorovitch le lit et le traduit, mais le parle avec difficultés. Il m’a fait goûter son alcool de prune, qui est excellent, et m’en a préparé une bouteille pour le père Valentin qu’il connaît.
Il m’a pris une interview, je suis interviewée de tous les côtés, heureusement que je suis trop vieille pour avoir la grosse tête.
Il m’a lu un texte sur la patrie, les liens sacrés qui nous unissent à elle et m’a demandé si je n’avais pas la nostalgie etc. Si, j’ai la nostalgie, bien sûr. Oui, elle me tient à la peau, ma patrie d’origine. Non, je ne renie pas la France et ma culture. Il m’arrive souvent d’avoir la larme à l’œil à l’évocation puissante d’un coin du midi, une photo, un film, ou quand j’écoute une chanson, je dirais même que j’évite presque de les écouter, Brel, Brassens, Trenet, et tout ça ; mais mon exil est beaucoup plus situé dans le temps que dans l’espace. Comme dit Dany, tout ce que nous aimions là bas est parti. La Russie m’est profondément chère, mais je n’y ai pas grandi, et je le ressens souvent à la vue du paysage qui m’entoure, qui me fascine, mais qui n’a pas fait partie de la formation de ma personne. Le nord m’a toujours fait rêver, depuis les contes d’Andersen, et le père Valentin trouve que j’ai une personnalité boréale, néanmoins, j’ai grandi enivrée par les parfums et les couleurs du midi, par la mer Méditerranée et l’Ardèche… Donc oui, je suis en exil, dans un pays qui m’est très cher et qui m’a attirée toute ma vie. D’un autre côté, quand je reviens en France, j’ai le cafard, je n’ai plus la nostalgie, mais une grande tristesse, comme si je ne retrouvais qu’un décor, où errent les derniers Français, dont une bonne partie sont complètement dénaturés, à cet égard, le saccage de Notre Dame est fort symbolique, et trop peu nombreux sont les « Français de souche » à s’en émouvoir vraiment… Une sorte de cimetière de ce que fut la France, où tout ce que nous aimions est profané avec une haine et un mépris inimaginables.
Nazarov me dit que la Russie est aussi en train de mourir, il pense que les derniers temps sont venus et c’est sans doute vrai, encore que lui-même compte sur « le camp des saints et la ville bien aimée » qui seront sauvegardés jusqu’au bout mais il ne sait s’il s’agit d’un lieu déterminé, par exemple en Russie, ou de lieux disséminés à la surface de la terre, des îlots préservés. 
Il observe une resoviétisation de la Russie avec consternation. Il ne croit pas à la restauration d'un ordre communiste avec goulag et répressions mais pense que ceux qui ont volé et martyrisé le pays dans les grandes largeurs cherchent ainsi à se donner une légitimité historique, une légende accréditée et à effacer les traces des crimes commis, ce qui naturellement conduit à calomnier les victimes innocentes de ce Moloch, pourtant si étranger à la mentalité russe, à part son esprit communautaire dévoyé, mais le signe de notre temps est de tout dévoyer, de tout pervertir, de tout retourner et de plonger les foules, privées de leurs repères spirituels et culturels ancestraux, dressées, dénaturées et hypnotisées, dans une confusion hagarde et des confrontations néfastes et plus ou moins atroces entre camps faussement adverses.
Nadia et sa sœur ont voulu aller jusqu’à une église située « à cinq minutes », mais comme la première s’est égarée, nous avons marché longtemps, et mes articulations s’en ressentent. Rien que les couloirs du métro suffisent à raviver mes douleurs.  Nous avons vu un bonhomme qui tondait le long d'une rangée de spirées. Il entretient  le bas côté communal de la route, devant sa maison, et il en est très fier. « C’est plus joli comme ça…. » nous dit-il. Nous nous sommes extasiées.
Chez le père Valentin, j’ai trouvé Alissa, sa fille mariée à Clermont-Ferrand, avec ses enfants qui sont tous très beaux. Elle va de temps en temps chez le père Elie à Terrasson, mais c’est loin et ça revient cher, au prix de l’essence en France. Et aux églises roumaine et russe de Clermont.  L’absence totale de spiritualité chez les Français la sidère. « Vous avez des amis, en dehors des églises orthodoxes ? me demande-t-elle. Les seuls Français avec qui je m’entends sont ceux qui vont à l’église orthodoxe. C’est comme si on changeait de pays, tout-à-coup, ce ne sont pas les mêmes Français ». Nous avons commenté les opinions de Nazarov sur le camp des saints. Nous pensons qu'en effet, il y aura une sorte d'archipel d'arches diverses, et peut-être un endroit où elles seront plus concentrées. C'est le thème du roman de science-fiction orthodoxe de Ioulia Voznessenskaïa "le voyage de Cassandre ou aventures avec des pâtes", que j'aimerais bien traduire si on me trouvait un sponsor. L'archipel des arches plus ou moins grandes, une maison, une communauté monastique ou agricole, un morceau ou des morceaux de pays, l'archipel des arches comme pendant à l'archipel du goulag.







vendredi 2 août 2019

Les oiseaux




Sur cette photo de 1892, trouvée sur un fil de nouvelles, ces enfants russes écoutent les oiseaux. Regardez leurs expressions, leurs attitudes, leur attention paisible, presque leur ferveur, et vous comprendrez à quel point nous avons dégringolé, avec le fameux "Progrès". Ces enfants-là n'avaient pas, dès le ventre de leur mère, les oreilles et la tête farcies de musique synthétique aussi immonde qu'obsédante, ils n'entendaient ni la perceuse ni les motos, ni la débroussailleuse, ni la radio à tue-tête. Ils écoutaient les oiseaux.
Un ami violoniste et folkloriste de talent me racontait que sa mère d'origine paysanne, quand il était petit, dans les années 50, l'emmenait dans la forêt et le posait près d'un ruisseau, pour lui faire écouter l'eau, le vent, les oiseaux...
Maintenant, je suis obligée de choisir le moment pour pouvoir me livrer à cette occupation vitale, entre la tondeuse et la radio des voisins, les gosses circulent à vélo avec la radio, ils ne savent plus exister sans ce tintamarre, qui fracasse l'âme et l'esprit, et les ferme à le beauté du monde. Ils n'écoutent pas les oiseaux. Et ils n'ont plus du tout ce genre d'expressions, ils ont quelque chose d'obtus, de nerveux, ils sont façonnés par tout ce tohu-bohu survolté, dans lequel ils grandissent, par cette cacophonie, et par la laideur que produisent autour d'eux des gens qui jamais ne s’assoient pour écouter les oiseaux et le vent, et la chanson qui pourrait monter en eux et venir éclore sur leurs lèvres.
En quelque cent ans, les humains sont sortis, volontairement ou forcés, du cercle enchanté de la vie pour se faire la proie d'une grande machine grinçante qui dévore tout sur son passage. Tout ce que nous faisons est hideux, mortifère, nous nous sommes détournés de Dieu pour adorer le veau d'or et Moloch, auquel nous sacrifions les enfants, au propre et au figuré, les transformant en chair à canon, chair à débauche. Malheur aux sinistres bergers qui nous ont menés là où nous en sommes, la carotte dans une main et le bâton dans l'autre. Bouchers illusionnistes. Bonimenteurs du diable.
Combien de ces petits enfants ont été emportés plus tard dans la tourmente révolutionnaire?
Fervents petits enfants de la sainte Russie au coeur aussi ouvert que les oreilles.

Trous noirs

Le lac avant la pluie

Je devais aller ce soir à un festival, à Rostov, mais la sœur de l’électricien, Olga, qui devait y aller aussi et m’emmener en voiture, a déclaré forfait : sa mère est malade, elle ne peut pas lui laisser sa gosse, qui va s’ennuyer au concert. Or, sachant qu’Olga nous emmènerait en voiture, et que je rentrerais le soir, j’avais accepté d’aller demain chez l’historien Nazarov, près de Moscou, visite que j’avais déjà remise une fois. Aller en bus à Rostov, puis prendre le bus ou le train le lendemain pour rejoindre Moscou, sachant que Nazarov lui-même habite hors de Moscou et que je foncerai du bus dans le métro, cela me coupe bras et jambes. Même sans aller à Rostov, d’ailleurs… je n’ai trouvé de place que dans le bus de 8h, et je déteste me presser le matin. Ce sera l’expédition, et je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal… Liéna a beaucoup insisté, je ne savais comment m’en sortir. Mais c’est vraiment au dessus de mes forces, car j’aurais dû tout laisser tomber, faire mon sac à toute vitesse, courir essayer d’avoir de la place dans un bus pour Rostov, changer mon billet de demain pour un autre…
Nazarov est un homme remarquable, j’ai envie de le rencontrer, je pense qu’il ne prendrait pas bien que je lui fisse encore faux-bond. Son livre sur l’histoire contemporaine de la Russie est éclairant aussi sur l’histoire du monde en général, et de la civilisation infernale qu’a engendrée l’occident détaché de l’Eglise originelle et de sa vocation avant tout spirituelle. Le catholicisme a dérivé, puis provoqué la réaction protestante qui, par sa proximité avec le judaïsme et sa rencontre avec la franc-maçonnerie, a accentué la glissade progressiste, matérialiste, technologique capitaliste,  provoqué les révolutions qui nous ont livrés sans défense à de gros usuriers sans principes, et l’élimination de la paysannerie, dont les Anglais furent les pionniers. Je ressens depuis longtemps la Renaissance et ce qui a suivi comme un ensemble de symptômes morbides,  ce qui ne remet pas en cause à titre personnel les génies qui se sont succédés  dans le domaine des arts et de la littérature européenne, mais cette concentration même du talent sur des personnalités d’exception, souvent malheureuses et incomprises ou excessivement adulées, alors que l’ensemble des peuples était lentement privé de son génie collectif et de son expression traditionnelle ancestrale, combattus et accablés de mépris par les autorités bourgeoises, que notre vie quotidienne devenait de plus en plus hideuse, vulgaire, indigne, dégradante et infernale, me paraît le signe qu’à un certain moment, nous avons déraillé: alors que jusqu’en 17, la Russie, contrainte de suivre plus ou moins le mouvement ou de disparaître, a essayé de sauver sa paysannerie, qui était sa chair et son âme, et l’essentiel de ses traditions, même si  sa noblesse et son intelligentsia étaient  coupées de leurs sources.
J’ai compris que l’été était fini. Cette année, il a duré environ un mois, le printemps trois semaines,  et nous aurons un automne de 5 mois, à moins que la neige ne tombe dès novembre. Mon amie Dany se cramponne toujours à l’idée de l’été indien, mais même si nous avons quelques beaux jours d’automne, nous n’aurons pas juillet-août en septembre-octobre, ça, ce n’est pas possible. Au moindre rayon de soleil, je me précipite sur le perron, sur le banc que j’ai acheté au printemps, et je regarde les fleurs, les nuages, les étourneaux qui se rassemblent, comme à Pierrelatte au mois d’août, mais moins nombreux. Le peuplier d’en face vibre de leurs conversations pour moi incompréhensibles, et voilà qu’avec un bruit ronflant d’ailes froissées, une nuée d’oiseaux se soulève et se déplace dans le vent, vers un autre lieu à hanter de sa frémissante multitude.
Mon petit pommier, et le poirier devant  la maison, que je n’avais jamais vu porter de fruits  depuis que je suis ici, en sont couverts, cette année, mais faute de chaleur et de soleil, ils ne mûrissent pas.
...
Les Français de ma connaissance ricanent devant les vidéos ou les photos des « répressions policières » à Moscou : des gamins impudents et narquois qu’embarquent sans grande brutalité des policiers calmes. Je poste sur les fils de commentaires des divers sites russes des photos de tous les gilets jaunes éborgnés, mutilés, défigurés, sans dents, sans mains, sans visage… Je me souviens de cet homme de cinquante ans sauvagement matraqué devant sa fille de vingt ans qui hurlait. Où sont-elles, les violences policières ? Du côté de la dictature mondialiste des banques, des dingues richissimes et sataniques qui veulent complètement détruire nos peuples, leur mémoire, leur histoire, leur foi, leurs traditions, leur culture, pour nous faire plonger dans une société de science-fiction cauchemardesque dont ils seront la caste toute puissante et qui n’aura pas d’issue. Ceux qui gênent la caste sont sauvagement réprimés. Ceux qui la servent sont emmenés avec toutes sortes de précautions, et se pavanent. Comment différencier un gilet jaune français d’un libéral russe ? Le second a ses deux yeux, ses deux mains, marche sur ses deux jambes, et garde un sourire que n’a pas déparé un projectile en pleine gueule.  Ceux qui gênent la caste sont emprisonnés, conspués, vilipendés, ruinés. Ceux qui la servent peuvent  casser, violer et massacrer tranquilles, on leur trouvera toujours des excuses, puisqu'ils sont là pour éliminer et terroriser les autres...
Ce qui me chagrine au plus haut point, c’est que j’ai des amis russes libéraux, par ailleurs fort sympathiques, et même intelligents, et que tout cela ne leur effleure absolument pas la cervelle. Quand je vois Navalny, qui d’ailleurs n’emballe qu’une petite frange de neuneus citadins, je retrouve la même foncière félonie qui me frappe chez Macron, Trudeau, Tsipras ou Guaido : des types à qui je ne confierais ni mon chien, ni mon porte-monnaie, ni ma petite sœur. Les satrapes de la mafia, fabriqués dans le même chaudron.  De ce côté-là, je trouve que vivre en province n’est pas mal, les gens ne se laissent pas embarquer de la même manière par de pareils escrocs. Ils sont parfois nostalgiques du communisme, mais cela m’est plus compréhensible, et puis c’est moins dangereux. Parce qu’il suffit parfois d’une meute d’excités largement financés et soutenus par l’étranger et les banques supranationales pour faire basculer un pays et le transformer en trou noir. C’est ce qui s’est passé dans la Russie de 17, et c’est ce qui s’est passé dans l’Ukraine de 2014…

mardi 30 juillet 2019

Garçon manqué


Je me lève dans les brumes, un chat avait dégueulé sur le dessus de lit. J’arrive dans la salle de bains, je monte sur la balance : elle était mouillée. Une mare de pisse. De chat, de chien, je ne sais pas, j’espère que ce n’est pas mon artiste peintre… Voilà qui fait bien débuter la journée.
Le père Constantin m’avait engagée à venir à la liturgie aujourd’hui, car il n’aime pas lorsqu’en semaine, il n’a personne à qui donner la communion. Je n’avais aucune envie d’y aller. Mais aucune. C’est même étonnant que moi, qui suis si orthodoxe, je n’arrive pas à surmonter mes petites faiblesses pour aller à l’église ou respecter les carêmes qui me compliquent la vie et me cassent les pieds. Mais c’est comme ça…
Enfin pour finir, j’ai lu les prières de communion que je n’avais pas lues la veille, et je suis partie en traînant les pieds, en jupe, avec les collants et tout, et le fichu sur la tête, pour enfourcher mon vélo, direction la cathédrale. Il faisait un froid d’automne profond, 12°,  vent du nord, le mois d’octobre. Hier, il ne faisait pas beaucoup plus chaud, mais il y avait au moins du soleil. Cela dit, quand il ne pleut pas, qu’il y a du vent, de beaux nuages, c’est vivifiant, le pire c’est les rideaux de flotte et le ciel gris.
Quand je passe au pied de l’église de la Transfiguration, où saint Alexandre Nevski a été baptisé, j’ai toujours un élan du cœur : elle est si belle, si pure, elle me parle d’un temps où tout était simple et sacré, elle a survécu à tout, elle a vu le beau prince du XII° siècle et les affreux bolcheviques, et elle est toujours là. Ouvre-moi la porte, saint Alexandre, de la ville invisible de Kitej et protège ce qu’il reste de Pereslavl…
J’aurais bien aimé être madame Alexandre Nevski, encore que je ne suis pas sûre d’avoir ce qu’il faut pour remplir la fonction de princesse à longue tresse penchée sur son métier à tisser aux côtés d’un guerrier qui va périodiquement risquer sa peau en vous faisant des enfants entre deux campagnes, mais on ne se posait pas la question, et la question ne se posait pas, et cela me paraît psychologiquement tellement reposant. Et puis au moins, on l’avait d’office, le mari, et les enfants aussi. A cinq ans, on commençait à préparer son trousseau, on n’avait pas à se demander si on passerait son bac, quelles études on ferait si on « réussirait sa vie », on avait de la chance ou l’on n’en avait pas, et ce qui comptait, c’était ce qu’on faisait de son âme, si on avait aimé les siens, si on leur avait été utile.
Alexandre Nevski avait dix neuf ans, quand il a commencé à remporter ses victoires. Je n'aime pas tellement les bustes de lui qui hantent la ville. J'aimerais bien voir la tête qu'il avait. Je pense qu'il était beau, beaucoup de Russes le sont, et à l'époque, ils devaient l'être encore plus, avec la vie qu'ils menaient, rude et saine.
Je me suis confessée, j’ai communié, j’ai pris le petit déjeuner au café Montpensier avec le père Constantin. Il est anti Poutine, mais pense que de toute façon, depuis la mort du tsar, la Russie est aux mains de n’importe qui, et que suivre Navalny, avec sa tête de faux témoin, il faut être idiot ou vouloir le malheur de sa patrie. Comme moi, il voit dans la ferveur et l’élan de la procession ukrainienne une sorte d’événement mystique qui est notre lueur d’espoir. Je lui ai fait part de mon sentiment d’inadéquation de ma nature aux exigences chrétiennes orthodoxes. « Oh mais nous en sommes tous là, me dit-il. D’ailleurs il ne faut pas projeter sur l’ensemble des fidèles ce qui relève du monachisme et qui n’est pas à la portée de tout le monde.
- Dimanche, vous avez dit dans votre homélie qu’à notre époque, garder figure humaine était déjà un exploit. Le métropolite Onuphre aussi avait demandé à ses fidèles de prier pour garder figure humaine. Eh bien, c’est à peu près tout ce que je suis arrivée à faire de ma vie : garder figure humaine… »
Dieu aime bien qu’on fasse un effort, même insignifiant, car cette communion à l’arraché m’a fait du bien. 
J'ai dit au père Constantin que j'aimais bien les monastères de Pereslavl, et les moines que j'y voyais, que j'aimais bien aussi le monastère saint Théodore, mais que je préférais les moines aux moniales: "Vous voyez, à la limite, je voudrais bien être moniale, mais dans un monastère d'hommes, et cela ne se fait pas. Parce que les vertus domestiques des moniales, cela me casserait vite les pieds, alors que je vois des moines tellement intéressants, qui ont l'air d'avoir des vies spirituelles ardentes et des activités intellectuelles profondes, enfin j'aurais rêvé d'être une femme au foyer modèle et je suis quand même un garçon manqué..."
Il pense que néanmoins, Dieu m'avait choisie dès mon enfance pour un destin particulier, et gardée à l'écart des erreurs de l'époque. 



dimanche 28 juillet 2019

La Procession 2019 : pourquoi sommes-nous si nombreux ?




300 000 personnes ont suivi la Procession en mémoire du baptême 
de la Russie, derrière le métropolite Onuphre, à Kiev

Elan du cœur, confession, réponse aux persécutions, pourquoi la procession à Kiev réunit-elle toujours plus de monde ?
Il y a quelques heures à Kiev s’est achevée la grande Procession en l’honneur de l’anniversaire du baptême de la Russie kiévienne. Cette année, le nombre des pèlerins a dépassé toutes les attentes, surpassant les indicatifs de 2017 et 2018.
Pourquoi aujourd’hui, quand l’Eglise du Christ est persécutée par le pouvoir,  quand se sont dressées contre elle de puissantes forces extérieures , et  que l’esprit même de l’époque, semble-t-il, éloigne l’homme de l’exigence de la vie spirituelle, toujours plus de gens se rassemblent autour d’elle ?

La Procession en tant qu’élan du cœur
Sa béatitude le métropolite Onuphre l’a expliqué simplement : les croyants viennent à Kiev parce que l’âme humaine ressent le besoin de communiquer avec Dieu. " l'âme humaine n'a pas besoin d'apprendre les nouvelles, mais d’apprendre  Dieu, de découvrir pourquoi l’homme a été créée et  à quoi  il est destiné", a-t-il déclaré dans une interview accordée à la chaîne Inter TV. "Au cours de la procession, celui qui entre en relation de prière  avec les autres apaise sa soif spirituelle de la parole de Dieu, de la prière et de la relation avec Dieu."

La Procession en tant que confession de foi.
Mais il est évident que dans l’Ukraine contemporaine, la participation à la Procession avec la prière suppose encore un autre aspect, le désir de confesser sa foi.
Tous ceux qui sont venus aujourd’hui à Kiev, par leur présence sur la colline de Vladimir, ont exprimé leur soutien à l’Eglise Orthodoxe Ukrainienne, s’est déclaré en unité avec elle.
Nous vivons, au moins extérieurement, dans une société démocratique. Mais derrière les belles paroles sur la démocratie et la liberté, on cache souvent, en Ukraine, les faits de persécution de croyants sur des signes religieux.
Les confiscations d’églises, les lois anticléricales, la haine et l’agressivité envers l’Eglise ne rencontrent pas de réaction de la part des organes législatifs, on les tait et on les nie. Beaucoup de médias sont catégoriquement opposés à l’Eglise et ne donnent pas seulement de l’information fausse, mais mentent carrément. Les politiques et les fonctionnaires font des déclarations contre elle et se mêlent directement de ses affaires.
Et c’est pourquoi, dans avoir les moindres leviers extérieurs d’influence sur la situation, et ne voulant pas non plus de confrontation avec « ceux qui nous haïssent et nous attaquent », les croyants de l’EOU utilisent le seul moyen qui leur permette de rappeler leur présence dans la société ukrainienne et leur égalité de droits devant la loi et la constitution, la Procession.

La Procession en tant que soutien de l’Eglise
Dans la société capitaliste et les pays démocratiques, dont notre pays désire faire partie, il y a un bon principe qui s’appelle « voter avec son porte-monnaie ».  Par exemple, très souvent le pouvoir démocratique n’interdit pas certain produit ou marchandise, il existe librement, sans intervention extérieure. Mais les gens réagissent à son existence par le désir, ou l’absence de désir, de l’acheter. De la sorte, si personne ne veut payer pour cette marchandise, le producteur comprend que personne n’en a besoin et soit il arrête la production, soit il enlève la marchandise de l’étal pour la perfectionner.
Cet exemple est grossier et peut-être mal  choisi, mais il correspond  d’une certaine façon à la situation qui s’est installée dans la sphère religieuse ukrainienne. Pour voir quelle église soutient le peuple, les autorités doivent laisser toutes les églises tranquilles. Comme Gamaliel l’a dit un jour: si l’affaire vient de Dieu, vous n’y pouvez rien, et si c’est de l’homme, elle s’écroulera.
D’après une enquête publiée par les médias, c’est l’ELU récemment fondée (il y a un an c’était l’EOU du Patriarcat de Kiev) qui bénéficie du plus grand soutien. Cependant, la Procession démontre justement  et précisément quelle Eglise soutient le peuple ukrainien, à quelle Eglise s’identifie la majeure partie de l’Ukraine.
On peut affirmer autant qu’on veut que l’Eglise Orthodoxe Ukrainienne n’a pas de soutien dans la population, et l’on peut simplement regarder la transmission de la Procession d’aujourd’hui, et se convaincre que c’est une énorme erreur.

La Procession comme réponse aux persécutions
Les persécutions ne font que renforcer l’Eglise et tous ceux qui ont en leur temps lutté contre l’Eglise on disparu de l’arène historique.
Sa béatitude Onuphre, dans une interview, a comparé l’Eglise avec un navire. Il semble à beaucoup, dit-il, que sur ce navire, il n’y a pas de capitaine, et ces gens essayent de piloter, de diriger ce navire. Cependant, tous ceux qui ont pris la barre de l’Eglise en mains ont fini leur vie tragiquement.
L’Eglise a un Pilote, le Christ et Lui seul confirme la route et la direction dans lesquelles ce navire vogue. Toutes les tentatives pour changer de cap, s’immiscer dans les affaires internes ou diriger soi-même se terminent mal.
D’autre part, plus l’Eglise était persécutée, plus elle avait de fidèles par milliers. On peut même supposer que l’Eglise croît en proportion directe avec les problèmes que lui créent les politiciens  et ceux qui sont au pouvoir.
Au tout début des persécutions contre l'orthodoxie, organisées par le gouvernement soviétique, l'un des nouveaux martyrs et confesseurs russes a déclaré: «Dieu utilise la persécution comme un fer à repasser pour brûler tous les poux de la Tunique du Christ. Ces mots sont durs mais justes. Pendant les persécutions, l'Église devient non seulement nombreuse, elle devient plus propre, la foi devient plus forte, l'espoir se renforce et l'amour pour les ennemis  passe de l’incitation à un principe de vie.

La Procession comme réponse à l’agression
Pendant la Procession, un journaliste de la chaîne « 112 Ukraina » a pris une interview à des jeunes filles qui étaient venues à Kiev depuis la région de Tchernovitsa, du village de Vaslovotsy. Pendant 180 jours, dans ce village, la communauté orthodoxe a, grâce à sa prière permanente, défendu ses droits à son église, que des représentants de l’Eglise Locale ont essayé de lui prendre.
L'archimandrite Alipy (Svetlichny) a comparé cette veille de prière avec l'exploit monastique du monastère de Ceux qui ne dorment pas. Dans ce monastère créé par le moine Alexandre au Ve siècle, la prière monastique durait 24 heures par jour. Et ce parallèle n'est pas accidentel. Dans le premier et le second cas, la prière est un moyen d'aider l’homme à être avec Christ. Les habitants de Vaslovtsy, réagissant à l'agression et à la colère par la prière, témoignent du fait que le Christ leur est plus cher que tout, et même que la vie.
Les journalistes ont noté que la prière en tant que réponse à la violence est la principale preuve de la vérité de l'Église, une sorte de critère du vrai christianisme. Christ lui-même nous appelle à aimer nos ennemis et dit que nous devrions bénir ceux qui nous maudissent, prier pour ceux qui nous persécutent et nous causent des ennuis.

Et les habitants de nombreuses villes et villages d'Ukraine, qui  ressentent la haine envers eux-mêmes et leur Église, prient. Ils ne prennent pas les armes, des scies sauteuses, des barres de fer et des marteaux pour démolir les portes des églises des autres communautés. Ils prennent le psautier et l’Évangile afin d’ouvrir les portes de leur cœur et de laisser le Christ y entrer. Ils prennent des chapelets et des icônes dans leurs mains, et, eux-mêmes marqués du signe de la croix, demandent à Dieu d'envoyer paix et amour au cœur de tous, y compris de ceux qui se tiennent en face avec un pied de biche ou autres accessoires.



La Procession est la preuve que le christianisme  se vérifie par la pratique. Ce n'est pas simplement une belle théorie qui vise à rendre une personne plus parfaite moralement. C’est d’abord  un mode de vie qui aide à se rapprocher de Dieu, à s’unir avec Lui, à devenir participant de son Etre.

C'est pourquoi les représentants de l'Église orthodoxe ukrainienne ont souligné à maintes reprises que la Procession est avant tout une prière. Les gens qui vont de la colline de Vladimir à la laure de Kievo-Petchersk le font pour illuminer par la prière aussi bien eux-mêmes que le monde dans lequel ils vivent. Et ce qui est surprenant  c’est que pour ce droit, pour la possibilité de prier pour tous et pour tout, le chrétien est prêt à mourir.
Ce n’est probablement pas par hasard que notre Eglise a décidé de mettre aux rangs des saints, pas n’importe quel jour mais précisément demain, trois hommes qui ont vécu et sont morts en Christ.
Il s’agit du recteur de l’Académie de Théologie de Kiev saint Basile (Bogdachevski), confesseur de la foi, de saint Sylvestre (Malenavski) et du saint prêtre martyr Alexandre Glagolev, professeur à l’Académie de Théologie de Kiev.  Leurs reliques participaient à la Procession, et leur exploit est la meilleure preuve de la vérité du christianisme.
Il serait souhaitable en général que non seulement aujourd’hui, mais chaque jour, notre terre ukrainienne soit emplie de porteurs de croix qui la consacreraient par la prière et l’amour du prochain. Chacun de nous peut plus ou moins le faire. Il n’est pas besoin pour cela d’aller quelque part, il suffit de comprendre que Dieu est présent partout. Et où que nous allions, nous pouvons être avec lui. Et là où est Dieu, là est le Royaume des Cieux.

Article de l'Union des Journalistes Orthodoxes traduit par mes soins




Trois petits jours d'été


Trois jours de beau temps, dont j’ai profité autant que j’ai pu, car demain, on annonce 13°… Les Français, accablés par la canicule, m’envient. Pour ne pas sombrer dans le cafard, je suis allée me promener avec Ritoulia, j’ai rencontré la chevrière, Nadia, qui elle-même a rencontré une collègue. Je suis montée à la chapelle au dessus du lac. Que cet endroit devait être beau, quand le monastère s’y dressait encore… maintenant, les affreuses maisons s’y accumulent. Un point positif, les monceaux d’ordures ont été retirés, le long du chemin. Des gens qui habitent à l’année une maison en bas montent la garde et engueulent les cochons qui  viennent sournoisement larguer leurs poubelles.  
Assise près de la chapelle, j’ai vu monter une nuée si sombre, si énorme, si impressionnante, une sorte de raz-de-marée céleste qui chassait devant lui de blancs et brillants nuages effarés. Dans ses convulsions, ses anneaux, ses déchirures, des bribes d’arc-en-ciel, juste une allusion, un arc-en-ciel en gestation. Je l’ai vu ensuite se déployer alors que je me hâtais de rentrer sous une pluie pleine de lumière. Nadia était toujours à flanc de coteau aves sa copine. Leurs chèvres se connaissent et se saluent quand elles s’aperçoivent de loin. Elles sont très intelligentes, et très caressantes.
L’évêque célébrait les vigiles de la fête de saint Vladimir, hier soir, et me donnant sa bénédiction en entrant, il s’est exclamé : « Oh il y avait si longtemps ! » Il a l’air si intelligent, et malicieux, plein d’humour. Le lendemain, à la liturgie, Anastassia qui m'avait apporté des fleurs de la datcha de sa mère, m'a fait cadeau d'un linge brodé ancien pour me faire des rideaux, je ne crois pas que cela fera l'affaire, mais j'ai été très touchée.
La grande Procession ukranienne pour la commémoration du baptême de la Russie par saint Vladimir a rassemblé 300 000 personnes. Les persécutions viles et brutales de ce pouvoir aux ordres des forces mondialistes qui haïssent l’orthodoxie, et tout peuple qui garde sa foi, sa cohésion et sa mémoire, n’ont fait que confirmer la position de l’Eglise. Comme dit mon ami Henri Barthas : « A côté de toute cette foule, on voit dans un coin Philarète et quelques uns de ses affidés qui cherchent le Tomos dans une poubelle… »
En allant porter des tableaux à encadrer, j’ai vu et photographié une maison contemporaine, à Pereslavl, toute simple, bien proportionnée, avec un revêtement de toit gris et mat, elle pourrait s’inscrire dans n’importe quel coin de la ville sans le déparer, à proximité des monastères, ou des maisons anciennes. Comme quoi c’est possible, de faire du neuf qui ne soit pas immonde.
A mon retour, deux gosses des maisons voisines m'ont demandé s'ils pouvaient s'inviter chez moi. Ils ont fait le tour, ils ont tout regardé et trouvé la maison "riche". Je crois qu'elle est surtout neuve, et faite avec un certain souci esthétique, car je n'ai que des meubles IKEA ou achetés d'occasion sur AVITO. L'un d'eux a compté quelques pièces de dix roubles que j'avais laissées sur la table de la cuisine. "Oh, dis-je, tu veux faire quoi dans la vie, banquier?
- Oui!" me répond-il avec conviction.

Les deux chevrières

Le lac avant la pluie

la maison discrète et de bon goût! La palissade est en bois, au lieu d'être en horrible tôle métallique. Le petit balcon sous le toit ne fait pas grosse verrue, il s'intègre bien.





lundi 22 juillet 2019

Monter dans l'arche


Voici une analyse géniale d'Igor Rostislavovitch Chafarevitch du destin de la Russie, et du nôtre par la même occasion, c'est un extrait d'interview publié par le site pravoslavie.ru, qui rejoint mes propres réflexions, ce qui m'a amenée à le traduire et à le commenter.

".......Vous savez, il me semble que la crise russe n’est en fait pas seulement russe. C’est une crise mondiale, qui se reflète d’une manière particulière en Russie. Et si cela ne nous éloigne pas trop de notre thème, je peux exposer comment je me figure le problème. Il me semble en effet que le problème de la Russie ne peut se résoudre qu’à l’échelle mondiale.

Il me semble que ces derniers siècles, particulièrement les deux derniers, l’Occident construit une société absolument unique qui n’a jamais existé auparavant, et sous bien des aspects, est en rupture complète avec la tradition de l’histoire humaine.
D’abord, elle n’est pas agraire, mais purement citadine. Il y eut des cas d’apparitions de grandes villes et de régression de l’agriculture. C’était habituellement lié avec la fin d’une civilisation : la Rome antique, Babylone… Spengler dit que le signe typique de la chute d’une culture, c’est quand croissent de grandes villes au dépend des campagnes. Mais cette croissance n’était pas du tout à la même échelle : la majeure partie des gens a toujours vécu à la campagne, or maintenant se construit une société dans laquelle idéalement, personne ne vivrait à la campagne. Aux USA, peut-être trois pour cent des gens vivent à la campagne et font de l’agriculture, alors que l’agriculture occupe une grande partie de la population, dans la production d’engrais, la construction de machines, la recherche scientifique, la génétique… On a l’impression que cette société est hostile à l’agriculture et il lui faut, comme dans les mines d’uranium, avoir le minimum de contact avec elle, si possible, remplacer l’homme par la machine.
Cette société s’est fondée sur l’anéantissement des campagnes qui a commencé en Angleterre, avec la persécution féroce des paysans. On les chassait de leurs terres, on les déclarait vagabonds, dans la mesure où, en effet, privés de leurs terres communales, ils erraient à la recherche de travail. Ces vagabonds étaient marqués au fer rouge et pendus. Ou on les enfermait dans des maisons de travail, où les conditions de vie étaient à peu près carcérales et qu’on appelait les « maisons des horreurs ». Ils se transformaient peu à peu en prolétariat urbain, mais là aussi on les tenait sous la menace de lois féroces, supposant par exemple la peine de mort pour le vol d’un bien de quelques fartings, c’est-à-dire quelques kopecks. Alors les parcs de Londres étaient décorés de pendus… C’est de cette façon terroriste que fut édifiée, aux dépens des campagnes, la société technique industrielle.
 Maintenant, la vie est de plus en plus basée sur la technologie et la technologie est considérée comme l'élément le plus fiable de la vie. Et partout où il est possible de remplacer une personne par la technique, on la remplace par la technique. Sur les commutateurs, par exemple, lors du remplacement de personnes par des dispositifs techniques, on a moins d’erreurs ... La technique est comprise dans un sens très large, non seulement en tant que technologie de la machine, mais également en tant que système bien conçu et élaboré d’activités dirigées, tel que tout le monde peut être formé. Ce peut être la technique du jeu boursier, la technique de la publicité, la technique de la propagande politique ... La machine ici n’est qu’un idéal, une "technique idéale". Cette technique subordonne complètement l'homme. Elle lui indique à la fois les objectifs de la vie et les moyens de les atteindre. Et le moyen de se détendre. On travaille sur la technique et c'est elle qui organise notre repos. Le contact avec la vie réelle est remplacé par un contact artificiel, principalement par la télévision, comme dans un roman de science-fiction sur l'avenir ... Un sociologue allemand a brièvement caractérisé ce courant: il s'agit de détruire la nature et de la remplacer par une nature artificielle, à savoir: technique. Il se produit dans le monde une sorte de coup d'Etat.
La Russie était dans une position particulière, car cette civilisation technique crée de très grandes forces et un grand nombre d'opportunités très attrayantes pour la mentalité russe. Après tout, cette nouvelle technique très spécifique est basée sur la science, chaque nouvelle réalisation technique est basée sur une réalisation scientifique qui vient de se produire. Par exemple, la bombe atomique est créée sur la base de la mécanique quantique, découverte par pratiquement la même génération de personnes.

Et ainsi, la Russie s'est retrouvée dans une position qu’elle partage avec un certain nombre d'autres pays. Ils sont confrontés à un problème: comment doivent-ils gérer une civilisation aussi technique? Et c’est une civilisation extrêmement cruelle et intolérante. Bien qu’elle agisse sous le couvert de la tolérance, d’une tolérance non partisane, elle ne s’applique qu’à ce qui se passe à l’intérieur d’elle-même et à ce qui n’interfère pas avec son fonctionnement. En elle-même, elle est prête à défendre toute minorité: religieuse, sexuelle, peu importe ...


- Vous voulez dire la civilisation occidentale ?
Oui, bien sûr. La civilisation technique, c’est la civilisation occidentale… Mais avec tout cela, avec quelques alternatives, elle est complètement incapable de coexister. Elle détruit tout simplement. Les Indiens d'Amérique ont choisi la solution de ne pas y succomber - et ils ont été complètement détruits. Les Chinois, les Indiens étaient soumis à la colonisation ... La Russie a choisi le chemin très difficile d'emprunter, d'apprendre, tout en essayant de conserver ses fondements. Et il me semble que la lutte pour sauver les campagnes, pour empêcher l’arrivée de cette révolution en Russie, est au centre de l'histoire russe: éviter la construction d'une civilisation industrielle aux dépens du village. Ce fut la base des réformes d'Alexandre II. C’est pour cela, que la communauté villageoise avait été préservée, afin d'empêcher la prolétarisation du village. Puis, s’il s’est avéré que cette voie comportait un certain nombre de défauts, les ministres d’Alexandre II et d’Alexandre III de Bunge et de Witte ont proposé leur propre version… Mais c’étaient tous des actes administratifs qui n’entraînaient pas de véritables mesures. Beaucoup de choses ont été préparées qui furent ensuite accomplies par, Stolypine. Parallèlement, tout à fait indépendamment de cela, s’est développé un courant grandiose pour l'étude et la mise en œuvre de la coopération paysanne, qui a permis de préserver l'élément le plus central et le plus individuel de l'économie familiale, tout en la rendant économiquement puissante, en lui donnant accès au marché mondial, en réfutant le point de vue que seules les grandes exploitations sont compétitives. Et avant la guerre mondiale, 85 millions de personnes avec des membres de leur famille étaient membres de coopératives - une grande partie de la population paysanne. Il existait d’énormes entreprises coopératives - le Centre pétrolier, le Centre du lin - des monopoles sur le marché mondial, qui reposaient sur la coopération des fermes paysannes
Toutes ces tentatives se sont toutefois avérées tardives et insuffisantes et n'ont pu empêcher l'explosion de la révolution. Qu'est-ce qui manquait? Je pense que c’était la même chose, que ce qui nous manque aujourd’hui, le sentiment que "la patrie est en danger". Si les propriétaires de cette époque avaient été suffisamment au courant de ce qui se passait, ils auraient bien sûr été prêts à faire de plus grands sacrifices. Mais parmi eux, régnait cette sorte de confiance à courte vue dans l'inertie de la vie, que j'ai déjà mentionnée, l’idée que tout continuera à rouler de la même manière ... "

Quand j'avais lu les descriptions que donnait Jack London du Londres des misérables au XIX° siècle, je m'étais fait la réflexion que cet univers n'était pas loin de celui du goulag: une sorte de mise en esclavage industriel de sa propre population, et notez que la violence avec laquelle on a détruit la paysannerie en Angleterre, où toute cette horreur technique a pris naissance, rappelle énormément la dékoulakisation soviétique, les spoliations de la collectivisation et la détresse subséquente des paysans voués à la famine, à la misère, aux brimades, à l'incarcération et aux exécutions. Qu'est-ce qui nous a pris, pourquoi avons-nous pris en haine ce que nous avions de plus vénérable, de plus sain, de meilleur, à savoir notre civilisation agraire antique, humaine et pleine de sens? Je me souviens d'un peintre juif new-yorkais, propriétaire d'un mas en Provence, qui parlait avec une haine hallucinante des paysans du coin, et m'avait répondu quand je m'en étais étonnée: "les paysans font échouer toutes les révolutions". C'était la réponse que m'avait donnée un petit communiste français quand je lui avais parlé des horreurs de la collectivisation: "Que veux-tu, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Mais pourquoi la faire, cette révolution, technique, scientifique, industrielle, bourgeoise, prolétarienne, quelle rage nous a tous pris d'entrer dans cette sanglante arnaque, dans cette prison et cette destruction systématique de tous nos peuples? Pourquoi tant d'imbéciles se sont mis à mépriser les paysans, leur culture ancestrale, pourquoi nous sommes-nous reniés, pourquoi avons-nous choisi notre auto-domestication et notre avilissement, notre dénaturation, et quels avantages en avons-nous retirés, quel monde tout cela a-t-il enfanté, et à quel prix? 
Si j'aime tellement la Russie, c'est que malgré les ravages soviétiques, puis libéraux sur la société paysanne, elle fleure encore la campagne, celle du moyen âge, fervente, généreuse et fantastique. Mais pour combien de temps? Car le Moloch lâché en premier sur le monde par les Anglais ne fait que gagner en monstruosité et en infernale astuce.

Dans la foulée de cet interview, je suis tombée sur un remarquable documentaire, malheureusement sans sous-titres: 
Quelque part en Russie, un prêtre, le père Victor Saltykov, sauve un village de la disparition complète, programmée par tous les monstres d'une humanité affolée par le diable et son train. Dommage que je ne puisse traduire tous ses propos, qui sont parfois peu  intelligibles, mais ce qui est compréhensible est très consistant. De ce village perdu dans l'immensité de cet océan de terre peuplé de paysans qu'était la Russie, le prêtre dit qu'il est matériellement le plus pauvre et ajoute: "Quoique bien sûr, on ne peut pas dire que nous soyons vraiment pauvres, est-ce qu'on est pauvre, quand on a autour de soi cette beauté et cette grâce? "
Et en effet, je vous le demande: qui, dans les hideuses cages de béton où nous fait vivre la civilisation technique, dans les labyrinthes exténuants de ces villes hypertrophiées, peut dire qu'il a autour de lui la beauté et la grâce?
Dans ce village du fin fond de la Russie, la vie est lente, contemplative, les gens travaillent à leur rythme, et comme dit le prêtre, ils ont tout sous la main, la terre, ses fruits, un endroit pour se reposer, un endroit pour se baigner. Pas de médecin, mais dit le prêtre, avec la vie que nous menons, nous ne sommes jamais malades. Quand nous le sommes, c'est que c'est le moment de mourir. D'ailleurs, j'ai déjà repéré l'endroit où je veux être enterré, et j''espère maigrir d'ici-là, pour que les bonshommes d'ici n'aient pas trop de mal à me porter. 
Les visages des gens sont calmes, leurs sourires lumineux. Regardez les visages de fous furieux ou de fantômes hagards qui vous entourent en ville, dans le métro, au boulot. Sommes-nous faits pour cela?

Le père Victor parle de l'arche de Noé: "Très peu de gens sont venus y monter, mais les bêtes sont arrivées toutes seules, Noé n'a pas eu à leur courir après. Il y a un temps pour prier et un temps pour construire une arche. Et cette arche reste un moment ouverte à tous ceux qui voudraient y entrer. Mais quand les portes se fermeront, il sera trop tard".
Traversant des hectares retournés à l'état sauvage, il explique: "Cela n'était jamais arrivé, depuis des siècles, même pendant la guerre, ces terres étaient travaillées, et maintenant, regardez..." Sa constatation rejoint les réflexions de Chafarévitch: assassiner la paysannerie, c'est assassiner la Russie, mais c'est aussi assassiner la France, comme on le voit aujourd'hui, c'est assassiner les peuples, leur mémoire, leur histoire, et de gros salauds qui ont organisé tout cela viennent nous dire maintenant que nos villages désertés en résultats de leurs efforts, de leurs entreprises néfastes et méticuleusement implacables, peuvent être repeuplés par les Africains!
Hier, devant un passage de montgolfières dans le ciel de Pereslavl, Katia évoque le paysan russe qui parvient à voler dans les airs, au début du film Andreï Roublev, et se tue à l'issue de l'expérience. "J'ai lu quelque part, lui dis-je, qu'un type était vraiment arrivé à voler, et c'était sous Ivan le Terrible, qui l'a fait exécuter, parce qu'il considérait que l'homme n'était pas fait pour voler dans les airs".Or le prêtre, dans le film, explique: "Voir la terre depuis le cosmos, cela paraît extraordinaire à des tas de gens, mais vivre sur la terre normalement, ils n'en sont plus capables, or regarder la terre de l'extérieur, nous ne sommes pas faits pour cela, nous ne sommes pas faits pour regarder de l'extérieur, nous sommes faits pour être dedans, regarder de l'extérieur, c'est mauvais pour l'âme".
La première fois que j'ai pris l'avion, j'étais émerveillée, et pourtant, assez vite, je me suis rendu compte, moi qui suis fascinée par les nuages, lorsque je les regarde depuis la terre, par leurs ombres et leurs lumières, leurs formes et leurs couleurs, toujours changeantes, que la "mer de nuages" vue d'en haut, d'au dessus, n'avait pas grand intérêt: c'est plat, c'est blanc, c'est sans nuances. Ce que les nuages ont à nous dire se passe dessous, entre la terre qu'ils ombragent et inondent, et leurs dérives monumentales, leurs monts et leurs caravanes, leurs architectures, leurs armées, l'endroit du tableau que Dieu a composé pour nous.
La technique est mauvaise pour l'âme quand elle prend le dessus sur nous et sur la vie. "Les anges sont dans ce qui est simple, et dans ce qui est élaboré, il n'y a rien": proverbe russe cité par le père Victor.
Pour finir, le père Victor déclare: Il ne faut pas sauver la nature, sauvons-nous nous mêmes, et la nature sera sauvée. Il ne faut pas sauver l'Eglise, c'est elle qui nous sauve. Il en faut pas sauver la Russie, il faut l'aimer. Et il ne faut pas sauver le village, il faut y vivre"... C'est encore une des raisons qui m'ont fait préférer, en fin de compte,  la Russie à la France, ce genre de visions profondes, essentielles, de ce qui nous arrive à tous. Certes, en France, pas mal de gens se rendent compte que la modernité les fait passer à côté de la vie, non seulement de ses joies mais de son sens réel, de sa nécessité, mais ils ne voient pas les racines du mal ni les véritables issues et se lancent dans des retours à la terre new age avec tam-tams exotiques, sans se retrouver, sans retrouver leurs sources, sans se placer dans le doit fil de leur mémoire éternelle, et sans exigence intérieure fondée.
Si j'étais un peu plus jeune, je rejoindrais une de ces "réserves russes" du fond de l'océan de terre, mais à mon âge, cela ne vaut sans doute plus le coup. Cependant, à tous les autres, je recommanderais de suivre les conseils du père Victor et d'entrer dans l'arche avant que les portes ne se ferment. D'être audacieux et de tourner le dos à Babylone et son tumulte.