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vendredi 15 janvier 2021

Le pain et le vin

 


Grand soleil et froid, - 18°. Je pense beaucoup à Henry et le recommande souvent à Dieu, mais je n’arrive pas à lire l’acathiste pour les défunts tous les jours, je l’ai fait pour maman et Patrick et j’ai terriblement honte de ne pas mieux l’accompagner. Cela fait plus de neuf jours qu’il est mort, le neuvième jour, j’ai lu l’acathiste. Je l’ai lu un jour sur deux. D’après la tradition orthodoxe, son âme a commencé à s’éloigner des lieux où il a passé sa vie, elle sera arrivée le quarantième jour après son décès.

Parfois je me représente qu’il a retrouvé sa vieille copine Jackie, maman, mon père, Baby, papi et mamie, l’oncle Louis. Il sera enterré demain avec eux, dans le caveau de papi, à Annonay. Nous avons unanimement souhaité lui faire une place bien méritée, dommage que je n’ai pas pu y mettre aussi mon père.

Mano lit tous les jours l’hommage que je lui ai rendu dans mes chroniques sous le titre « un bouquet d’oeillets » et que Philippe lira demain à ses funérailles. Martine voudrait trouver un bouquet d’oeillets blancs à cette occasion, mais ce n’est pas la saison, j'espère qu'elle pourra en trouver un poussé sous serre sur la côte d'Azur... Nous avons pleuré ensemble sur Skype à 3000 km l’une de l’autre.

A cause des mesures sadiques des médiocres enragés qui se sont emparés de la France, ceux qui l’accompagneront à Annonay mercredi ne pourrons même pas se réunir au restaurant pour se remonter le moral.

La mère d'un ami loue en ce moment la moitié de ma maison. Elle fait partie d’une espèce de communauté religieuse ; les offices se font par internet, elle a sans arrêt des conférences avec des gens de cette communauté, à distance. Je ne sais pas pourquoi mais cette obstination à vouloir entraîner les autres dans son truc, et puis cet air perpétuellement joyeux, cela commence à me rappeler les charismatiques cathos, et du reste, elle est oecuméniste, sa communauté sans doute aussi. Ce qui a de terrible dans ce genre de chose, c’est qu’apparemment, le discours est chrétien, et pourtant, il me paraît faux, je ne reconnais pas ce que j'ai découvert dans l'orthodoxie, c'est-à-dire au fond ce qui était notre vision des choses au moyen âge. C’est comme le pape qui fait appel au discours chrétien pour nous faire accepter n'importe quoi. Elle a toujours l’air de celle qui comprend, quand son interlocuteur est dans la plus profonde erreur, et me convie à ces conférences, peut-être devrais-je m’imposer cela, histoire de voir. Il y a des gens, comme ma Liouba, qui me donnent une grande impression de spiritualité, sans être si démonstratifs, et discuter avec elle est toujours extrêmement éclairant, alors que là, j'ai l'impression que nous ne parlons pas la même langue. Si j’ai bien compris, sa communauté est sans cesse en communication sur internet, sans cesse prêches et conférences, actions caritatives ou missionnaires de toutes sortes, rencontres interconfessionnelles, et elle me demande ce que je fais de concrètement chrétien, mais je ne sais pas... Je vis et respire avec cela depuis longtemps, et j’ai bien conscience de ne pas en être très loin, mais je ne me vois pas passer mon temps en conférences fraternelles et activités humanitaires frénétiques, tout cela me rappelle, avec « l’air joyeux », tout ce qui m’avait fait fuir dans mon enfance vers une spiritualité plus intériorisée, plus silencieuse, plus virile et plus lumineuse. Quand elle me parle de gens qui rayonnent, j’ai l’impression de voir ces illuminés au sourire perpétuel qui me fichaient le malaise, et non le starets Thaddée ou saint Porphyre. Elle approuve toutes les mesures anticovid, et lorsque je lui ai posé la  question : «Mais quand même, la communion eucharistique, il s’agit du Corps et du Sang du Christ, non ? Avec les mêmes propriétés que le Christ lui-même ?

- Mais cela reste quand même du pain et du vin, c’est notre communion fraternelle qui en fait le Corps et le Sang du Christ.

- Je comprends bien que cela reste du pain et du vin, mais investis du Corps et du Sang du Christ, qui nous rendent participants au Christ, je vous dis ça, alors que je suis du genre à avoir du mal à croire, mais ce n’est pas seulement un symbole de notre fraternité, c’est le Corps et le Sang du Christ sous forme de pain et de vin, sinon, on est où là ?"

Je ne sais pas ce qu’elle m’a répondu, en fait je ne pense pas avoir compris, et je me dis que si j’avais été convaincue, j’aurais compris et m’en serais souvenue. Il me reste à interroger mon père Valentin, je crois que c'est un de ses sujets favoris. Question théologie, je suis au niveau de la grand-mère russe de base.

dimanche 10 janvier 2021

Participation

 Pour Noël, je me suis confessée à monseigneur Théoctyste. Je lui ai dit que j'étais très paresseuse, que je devais toujours me pousser pour prier ou aller à l'église, que cela me coûtait des efforts énormes, que souvent je n'avais pas la tête à ça, et aucune joie spirituelle, alors qu'en principe, je devrais me précipiter à l'église sur les ailes de la grâce, après toute une vie dans l'orthodoxie, même si je ne me suis pas donné tout le mal nécessaire. Il a pris un air amusé: "On voit bien que vous n'entendez pas la confession des moines! Tout va bien! Vous êtes dans la bonne direction! "

Ensuite, j'ai appelé mon père Valentin pour lui souhaiter un joyeux Noël. Nous avons discuté un peu. "Je devrais passer au dessus de ce qui arrive à nos divers pays, de ce que s'efforcent d'en faire tous les satans à l'oeuvre, je devrais prendre de la hauteur, languir après la patrie céleste, et cesser de me désoler pour nos patries terrestres, je veux dire la mienne et la vôtre qui est devenue la mienne, encore que la vôtre n'en soit pas au point où en est la mienne, mais on lui a fait quand même beaucoup de mal, et on est bien décidé à lui en faire encore plus, à nous faire tous disparaître. Je devrais attendre la parousie. Il y a des gens qui voient les choses comme cela et qui me reprochent de ne pas surmonter. Eh bien vous ne pouvez pas savoir comme je le vis mal. Je ne surmonte pas du tout. Cela me rend malade de voir disparaître la France dans un magma multiracial et multiculturel ou plutôt complètement privé de toute espèce de culture, et l'idée que la Russie prenne le même chemin me rend malade aussi. Certes je n'ai pas d'enfants, Dieu m'a d'ailleurs peut-être épargnée en me les refusant, mais j'en suis malade pour les enfants des autres. Je déteste le monde qu'on nous fait. Je l'ai d'ailleurs détesté dès l'enfance. Mais à côté de ce que nous vivons aujourd'hui... Savoir que la civilisation qui nous a formés va disparaître quasiment avec nous est quand même un sentiment curieux, inédit, et assez tragique... 

- Laurence, mais comment vous dire? Je trouve ce sentiment bien naturel et je le partage..."

Bon, il y a des gens qui meurent pour leur patrie terrestre, et aussi pour les gens de chair et de sang, tous mortels qui l'habitent, et pour leurs proches. Il y a peut-être des détachements dont on n'est pas capable avant d'avoir quitté son corps et ce monde, et qui, du reste, par l'insensibilité qu'ils nous donnent, ne sont pas de saison. Je voyais ce matin un texte russe qui m'a beaucoup plu, du peintre Andreï Fedorov, dont j'ajoute un tableau:

Participation

Une curieuse impression de participation profonde à l'histoire de ma Patrie a commencé à s'affirmer en moi depuis quelques années. Bien sûr, je vivais sur cette terre, j'étudiais dans les manuels, je prêtais serment, je faisais allégeance. Je m'intéressais vivement, je débattais, j'écoutais. Je parlais et pensais en cette langue, j'émettais des jugements. Mais une fois, nous avons sur un coup de tête fait un saut de 600 verstes à Ostachkov. Nous voulions simplement nous baigner dans le lac Seliguer. Nous avions bourré la voiture d'enfants, de maillots de bains, de "Kadarka" dans des sacs en papier… A Borissoglebsk, j'ai eu un choc, et nous avons erré dans les lieux marqués par saint Irinarque. Depuis, le Temps des Troubles m'est entré profondément dans l'âme comme une écharde. Que n'ai-je pas lu depuis sur ce thème, avec qui n'ai-je pas débattu. J'avais pris conscience de la dimension incommensurable de ces événements redoutables et de la quantité de mensonges et de falsifications qui les entouraient, à commencer par les déformations et l'omission des intrigues autour de l'investiture de la dynastie des Romanov; jusqu'à leur complète défiguration à la période soviétique. Maintenant, il est très difficile de s'y retrouver, il y a trop de charlatanisme et d'incompétence. Encore une fois, l'esprit de notre temps, déchu jusqu'aux sensations de bas étage invérifiées et aux cendres jetées ni là où il le faut, ni en juste quantité. Et en dépit de tout, la mémoire historique survit dans le peuple sous forme de rumeur, de légendes et récits. On cherche jusqu'à aujourd'hui et on trouve parfois des trésors enfouis par les habitants des villages brûlés, cachés la veille des massacres de masse… Et quelquefois, au moment de l'éclairage automnal des eaux des rivières, on retrouve des armes superbement conservées et les os des guerriers. Et beaucoup de choses se conservent dans les noms des villages. Voici Douchilovo (du verbe dushit', étouffer). Ici étaient disposées des rangées de potences, où les Polonais ont supplicié mes compatriotes par centaines, et ici vivent les descendants des équipes qui les ensevelissaient. voici les innombrables Gari, Gorelki. Pogoreltsi (de la racine gor, brûler), brûlés par les conquérants avec tous leurs habitants. .. Et tout cela fut longtemps et attentivement caché et tu. D'après l'un des spécialistes respectés de la région, coulaient ici des rivières de sang, et la Russie était pleine de gémissements. Ce que les conquérants rapportaient scrupuleusement dans leurs écrits. Mais il est en quelque sorte inconvenant de mettre cela en lumière. C'est trop intolérant... Nous roulions le long de la route qui longeait le théâtre de ces événements, le vieil itinéraire reliant Kostroma à Nijni. Et partout s'élevaient les ruines des églises, construites par nos ancêtres pour célébrer cette victoire. Il faut reconnaître qua dans beaucoup d'endroits existent des signes qui rappellent ces événements. Ici fut écrasée la milice de Kinechma, et tous les guerriers égorgés et enterrés dans une fosse commune… Ici au contraire, on mit en pièces un détachement de bourreaux polonais avec un certain seigneur un tel… Et depuis cet endroit en marche sur Kostroma se déplaçaient les régiments des bourgs et villages voisins… Et les églises, les chapelles, les sanctuaires… La Russie est un pays secret. Il faut beaucoup l'aimer d'un coeur pur pour qu'elle s'ouvre dans toute sa grandeur, surmontant le charme sans prétention des champs abandonnés; des prairies fleuries, des bois, des fourrés et des neiges qui la couvrent une grande part de l'année… Il faut savoir discerner dans le visage d'un simple gars de la campagne non pas un représentant de la populace, comme il est admis maintenant dans la société glamour, mais le vrai propriétaire de toute cette tristesse et de cette soif de liberté, ce mot presque mort, qui reflète très exactement les desseins et les élans de l'homme russe. Et il serait temps d'arrêter de mentir, au moins à soi-même. Ce sont précisément les pertes humaines monstrueuses de mon peuple qui ont permis l'existence de cette agréable partie mondaine qu'on appelle le monde libre. Et cela ne fut pas le résultat de l'enivrement sadique de tyrans appuyés par les mitrailleuses des détachements de blocage, mais d'une cause que personne ne peut jamais exprimer par des mots… on ne peut en saisir l'explication que dans ces merveilleuses chansons que chantent encore parfois les gens et qui n'ont rien à voir avec les refrains vulgaires de "Zolotoie Koltso" ou de Babkina.

Ce texte m'inspire toutes sortes de réflexions. Il est difficile à traduire, car il fait appel à des mots qui recouvrent des réalités très russes qui n'ont pas vraiment d'équivalent français. Ce qui est traduit par participation relève de cette participation qui nous fait communier dans l'eucharistie, par exemple. C'est cette notion qui a fait du peuple russe une espèce de famille. J'avais vu un concert donné par des moines du mont Athos. Le vieil higoumène qui les dirigeait l'avait conclu par une homélie sur la fraternité donnée à tous les orthodoxes par leur communion au même calice, quel que soit le pays où ils vivent. Ce qui est une réalité, tant que la politique ne s'en mêle pas. Le peuple russe, avant que des idéologies étrangères ne vinssent le diviser, était une famille, qui pouvait avoir ses brebis noires et ses mauvais sujets mais qui se levait comme un seul homme si on l'attaquait, pour défendre peut-être quelque chose de plus mystique que sa perpétuation historique, je ne pourrais comparer cela chez nous qu'à l'épopée de Jeanne d'Arc. D'une façon générale, il me semble historiquement plus homogène que le peuple français, car son sentiment d'appartenance est plus lié à un ensemble de valeurs, à une foi, à une culture commune qu'à un terroir donné, et les différences linguistiques sont d'ailleurs beaucoup moins marqué dans les différents territoires russes que dans l'espace français. Et quand au folklore, on a vu qu'avec d'innombrables variations locales, il présentait un fond uni et unique. Ce peuple s'est levé comme un seul homme une première fois quand les Polonais sont arrivés à Moscou et se sont emparés de la Russie par l'entremise de leur créature, le faux Dimitri, un aventurier qui se faisait passer pour le fils assassiné d'Ivan le Terrible. Un immense soulèvement populaire, dirrigé par la marchand Minine et le prince Pojarski, avait libéré le pays d'une présence étrangère méprisante et cruelle qui s'était fait haïr en quelques mois, j'ignorais d'ailleurs moi-même que les exactions avaient pris une telle ampleur dans tout le pays, et que les occidentaux les aient cachés est compréhensible, dans la mesure où présenter les Polonais comme d 'éternels martyrs, les civilisés de l'est, et les Russes comme des sauvages est un des ressorts de la politique russophobe. Le second grand soulèvement fut celui que rencontra Napoléon, pourtant persuadé qu'apportant les "lumières de la démocratie" à ce pays de moujiks obscurs pressurés, il serait accueilli avec joie. Et le troisième, celui qui triompha de l'Allemagne nazie, quand communistes ou non, les Russes s'unirent pour chasser l'envahisseur.
Je m'étonne cependant que ces exactions polonaises aient été dissimulées depuis si longtemps. C'est qu'en Russie même, il y a toute une frange de gens qui ne communient pas au même calice, soit qu'ils n'aient pas de calice du tout, et l'aient même en horreur, soient qu'ils l'aient renié, pour des raisons idéologiques ou bassement intéressées. Ceux-là méprisent le simple gars de la campagne, et son folklore immémorial tout autant que sa foi orthodoxe. Curieux que je me sente aussi "participante" à ce peuple, et précisément, en fin de compte, par cette communion au même calice, et à tout ce qui l'a édifié tel qu'il est. Sans doute parce que je n'ai pu participer à la communion du calice français, ni à tout ce qui avait édifié la France, parce qu'en réalité, cela ne m'était pas offert, sauf sous forme de paysages, de bâtiments et de littérature. Il ne m'arrivait plus la sève vivifiante des origines.
tableau d'Andreï Fedorov

Hier soir, j'étais invitée par les cosaques de Pereslavl. Olga avait préparé avec la jeunesse la crèche russe qui se présente comme un théâtre de poupées mettant en scène la Nativité. C'était très bien interprété par des enfants convaincus, mais les chansons étaient enregistrées au lieu d'être chantées, ce qui est dommage. J'en ai chanté une, avec les gousli. Après la représentation, nous avons dîné tous ensemble. Un cosaque a dit sa joie de voir les enfants grandir avec des traditions que, dans sa génération on n'avait pas connues, car elles étaient bannies par le pouvoir soviétique. Une femme a remercié Olga, en retenant des larmes d'émotion, d'avoir donné à sa fille l'amour de tout ce qui était russe. J'étais à côté de notre cosaque suisse, Benjamin, de sa femme et de son petit garçon qui était fasciné par les pois blancs sur ma blouse rouge. J'ai fait un discours moi aussi, et parlé succintement de ce que m'avaient suggéré les réflexions du peintre Fedorov à leurs propos. J'ai dit l'importance de restaurer cet esprit qui nous fait participer les uns aux autres, et participer à nos ancêtres, à tout ce qui nous entoure, à la fois dans le présent et le passé, dans un présent porté par tout le volume insondable de ce qui le précède et le produit sans cesse. Le cosaque qui avait remercié Olga m'a dit que Benjamin et moi n'étions pas venus ici par hasard, et que nous avions un rôle à jouer sur place, où nous devions rester coûte que coûte. "Nous avons donné naissance à un îlot, où nous restaurons tout cela pour le transmettre, et des îlots semblables apparaissent un peu partout. De la sorte, goutte à goutte, nous nous étendrons et formerons des ruisseaux et des rivières." Cela m'a fait penser à la théorie des isolats professée par Jean Raspail. Tous ces gens sont très chaleureux, très purs, avec des enfants nourris d'épopées, de grands sentiments, qui respectent les adultes et semblent épanouis.




jeudi 7 janvier 2021

Visiteuses russes

 Il y a plus de 20 ans, la fille de mon père Valentin, Macha, pour laquelle j'ai une grande tendresse, était partie pour la France, avec son amie Ania. Sachant qu'elles voulaient aller à Marseille; je souhaitais les présenter à mon oncle Henry et à ma tante Mano. Dans mon esprit, il s'agissait juste d'une visite, mais Mano avait compris qu'il fallait les héberger, et après avoir accepté, avait commencé à se faire un sang d'encre à cette idée. Elle avait peur que les deux innocentes jeunes Russes ne désirassent aller en discothèque, où elles risquaient de se faire enlever pour la traite des blanches, et elle m'avertissait qu'elle n'avait pas l'intention de les accompagner pour les chaperonner! Regrettant déjà d'avoir initié tout cela, j'avais protesté que ces jeunes filles n'allaient jamais en discothèque, que ce n'était pas du tout leur genre. 

Une fois les deux étudiantes sur place, ce fut le grand amour immédiat, entre elles, mon oncle et ma tante qui appréciaient beaucoup leur fraicheur, leur gentillesse, leur gaieté et leur spontanéité. "Elles sont comme nous étions dans les années 40, on ne voit plus de jeunes comme elles de nos jours".  Apprenant qu'Henry avait été résistant, elles l'avaient aussitôt accablé de questions, auxquelles il avait été ravi de répondre, car il ne rencontrait pas dans sa famille un intérêt aussi passionné! Il leur avait montré tous ses souvenirs et coupures de journaux. Par la suite, je n'ai pas fait de séjour à Marseille sans qu'Henry et Mano n'évoquassent avec tendresse leurs deux visiteuses russes. 

De mon côté, quand j'étais allée voir la mère de Macha, Inna, la femme du père Valentin, qui était communiste, elle m'avait dit avec respect: "Vous m'aviez caché que vous aviez un oncle partisan, un héros de la résistance!"

Ania vient de m'envoyer, avec ses condoléances, les photos qu'elle a gardées de ces moments:



 

   J'ai la certitude que mon oncle Henry est bien, à présent, qu'il est soulagé, et qu'il est mystérieusement près de nous. J'ai bu un verre de mon vin de pommes à sa mémoire. Le voici maintenant près de maman, de ma tante Jackie, sa grande copine, qui lui avait dit, alors qu'il avait dix-huit ans et qu'il était très timide: "Henry, si tu veux plaire aux filles, il faut les faire rire!" Il a retrouvé mon père, son copain Loulou du "club des Laveuses". Mon grand-père et ma grand-mère qu'il adorait. Mon beau-père Pedro avec lequel il avait été à l'institut Notre-Dame de Valence. Tous ceux qui nous étaient et nous sont encore si chers.

mercredi 6 janvier 2021

Un bouquet d'oeillets

Noël s'annonce, mais il sera pour moi bien triste: je viens de perdre mon oncle Henry.
Bien sûr, on pouvait s'y attendre, mon oncle Henry avait presque 95 ans, le cœur très fatigué. Il s'essouflait et ne pouvait plus ni monter l'escalier, ni se déplacer bien loin, il était en fin de vie, il vient un moment où il faut partir.
Quand il avait passé 86 ans, il m'avait dit: "Tu vois ma petite, je suis très content, parce que toute ma vie, j'ai cru que je mourrais à 86 ans, et cela ne s'est pas produit." 
Il a eu presque dix ans de supplément, et il les a passés chez lui, avec sa femme, très entouré par sa famille.
J'espère qu'il est mort en paix, indépendamment de la sédation, j'ai prié pour cela. Il avait essayé de retourner à l'église, mais s'était laissé décourager par le côté peu sérieux des offices.
C'était un bon vivant, qui n'hésitait pas à faire des choix courageux, il était parti au maquis à 17 ans, en laissant un mot dans l'assiette de sa mère, et en volant le vélo d'une connaissance. Il était humain, honnête et digne. Pour tous ceux de ma famille qui n'ont pas eu de père, qu'il fût mort ou parti, il était l'image d'un vrai père, il formait avec sa femme et ses enfants une vraie famille. Son gendre l'adorait. 
La maison d'Henry et Mano, à Marseille, était le dernier lieu où je retrouvais la France que j'ai connue dans mon enfance, ce mélange de joie de vivre, de raffinement et de dignité dans les épreuves. Henry et Mano en ont connu beaucoup, et ils les ont supportées avec courage. Je retrouvais chez eux une époque révolue, une atmosphère de beauté, d'élégance et de culture qui disparaît à vue d'oeil de notre paysage. Henry n'était pas un intellectuel diplômé, c'était quelqu'un de pragmatique, il avait travaillé dans l'épicerie et l'alimentaire, il aimait le rugby et le foot, et pourtant, il avait du goût, une élégance intérieure des sentiments, il aimait les beaux meubles et les beaux tableaux et s'habillait bien, c'était peut-être des choses qui étaient naturelles à beaucoup de gens de l'ancien temps, d'ailleurs. 
La maison d'Henry et Mano était un îlot miraculeux, dans ma vie bousculée, et dans une époque de plus en plus hideuse, vulgaire et hostile. Je passais par un couloir sous un immeuble, et j'arrivais dans un autre temps, celui du midi d'autrefois, de cette façade à persiennes ombragée de platanes, de ce petit jardin si bien aménagé, où Henry nous préparait ses célèbres cocktails et apéros délicieux et ravageurs. A l'intérieur, je retrouvais le genre de cadre dans lequel j'avais grandi, le genre de personnes qui avaient entouré mon enfance, tendres, pudiques et attentives. Des meubles, des objets, des tableaux qui tous me parlaient de quelque chose de connu et de cher, et tout cela harmonieusement disposé. Oui, je retrouvais une harmonie, une harmonie extérieure qui était l'expression d'une harmonie intérieure, et c'est un miracle qui devient vraiment trop rare. 
Je n'ai pas eu le temps de finir les souvenirs d'enfance que j'avais commencé afin que l'un et l'autre pussent les lire, puisque pour maman, c'était déjà trop tard. Henry ne les lira pas. Il n'en a lu que le début, il est vrai que ce début le concernait, puisque j'évoquais le jour où, pour m'amadouer il m'avait, encore fiancé à Mano, offert pour mes trois ans un bocal de poissons rouges et un bouquet d'œillets blancs.
Que ce bouquet d'oeillets t'accompagne au paradis, mon cher petit oncle Henry, avec mes prières et mes larmes. Sans toi, le monde me deviendra encore plus étranger. Jusqu'au moment où je vous rejoindrai tous, moi aussi. J'ai hélas plus que jamais l'impression qu'avec toi, c'est la France qu'on enterre, celle que tu étais allée défendre à bicyclette et que l'on a déshonorée et vendue.




 

mardi 5 janvier 2021

Délégation d'Alexandrov

 Une des jeunes femmes rencontrées au Noël français m'a conviée à venir chanter dimanche soir, elle essaie de rassembler les gens, les gosses pratiquent des jeux sur la place, devant la cathédrale, et puis dans l'église, nous sommes supposés chanter des vers spirituels. Je l'ai fait, mais ma vielle était très contrariée par le froid et l'humidité. Les dames présentes chantent toutes très mal. Elles n'en ont pas l'habitude, elles ne connaissent pas les chansons. L'une d'elle à décrété que cela ne l'intéressait pas car elle cherchait un endroit où chanter vraiment. C'est pourquoi créer un endroit où partager et apprendre tout cela avec des "intervenants", comme on dit dans l'éducation nationale, serait vraiment une bonne chose.

Il est 5 heures du soir mais il fait encore nuit à 
4 heures, bien que désormais, les jours rallongent....

Le lendemain, je devais rencontrer au café toute une délégation d'Alexandrov, la ville d' Ivan le Terrible, au café français. Le centre culturel et l'éparchie avaient organisé une expédition à Pereslavl et je faisais partie des curiosités locales. On m'a posé toutes sortes de questions sur la France, ma décision de venir ici. C'étaient des gens simples, chaleureux, sincères et pleins de bonne volonté. Ils me disaient les seuls mots de français qu'ils connaissaient, une dame m'a lu un poème de Pouchkine traduit en français. J'étais en face d'un jeune homme orthodoxe intelligent, curieux et bienveillant. Quand nous nous sommes séparés, j'ai vu qu'il boitait et qu'il avait une cane, et lui ai demandé s'il s'était cassé la jambe, il m'a répondu qu'il avait une prothèse. Je me suis sentie comme ma mère lorsqu'elle avait demandé à un soldat américain manchot pourquoi il portait son alliance à la main gauche. Ce jeune homme était beau garçon, grand, comme on dit, il faut tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler.

D'un autre côté, lui-même m'avait posé la question suivante: "Comment faites-vous, à votre âge, pour garder un esprit aussi clair?

- Eh bien, pourquoi, vous pensez que je devrais être gâteuse?"

A gaffeur gaffeuse et demie!

Je leur ai raconté nos projets de folklore, et ils nous ont invités à une manifestation festive le 12 juin, les balalaikers et moi. Il faut démontrer aux gens que le folklore est à leur portée et peut leur offrir de grandes satisfactions. C'est essentiellement pour en témoigner que je m'acharne à jouer, car maintenant, j'ai un peu trop de cordes à mon arc, et je fais flèche de tous bois...

L'autre soir, j'ai encore eu une grande conversation sur Skype, avec Anne, c'est drôle comme on est raccord avec certaines personnes, et dans ces cas-là, il devient difficile de s'arrêter de parler, on se rend même mieux compte à quel point la plupart du temps, on se tait. Et encore, en tant qu'écrivain, je m'exprime dans mes livres... 

Elle m'évoquait les scandales et les intrigues qui agitent les paroisses orthodoxes françaises, les descendants d'émigrés qui n'ont pas compris que la Russie comptait des millions de Russes et que la perstroïka avait eu lieu en 1985, elle pense, bien qu'elle se soit convertie il y a longtemps, que l'orthodoxie n'est pas pour les Français, en fin de compte, qu'il y a incompatibilité d'humeur et de nature, bien qu'elle ne croit pas du tout au catholicisme, et du coup, elle ne voit pas trop ce qui pourrait récupérer la France, et dans quoi s'inscrire elle-même. C'est effectivement une question cruciale. Le père Barsanuphe, qui avait converti hardiment beaucoup de Français, m'avait confié un jour: "Vous savez, honnêtement, je ne crois pas trop à l'orthodoxie française, car d'après mon expérience, soit les Français deviennent orthodoxes et sont de moins en moins français, soit ils restent français, mais ne deviennent pas orthodoxes." Malheureusement, ce n'est peut-être pas faux, encore que j'ai trouvé, à Solan, que le greffon prenait bien, et jusqu'à ce que le père Placide me donnât son fameux conseil, je pensais même avoir mon petit rôle à jouer là dedans. Je connais de vrais Français qui sont de vrais orthodoxes, ils sont assez isolés. Par certains côtés, je me sens très française, ma langue est française, pour commencer, et la langue forme une partie de notre mentalité, mais si j'ai été à ce point, très jeune, aspirée par la Russie, ce n'est certainement pas un hasard, surtout en passant par la Grèce... J'ai l'impression qu'il faut faire un sacré retour en arrière, dépouiller cinq siècles de dérive, au moins, pour retrouver un esprit commun aux Français et aux Russes, ou Grecs, ou Serbes... Ou bien avoir une sorte d'héritage génétique médiéval, peut-être. De son côté, Skountsev estime que les "nikoniens" ont trop dérivés par rapport à la vieille foi, et qu'on ne peut plus s'entendre, alors que je ne vois pas de différence énorme entre les deux. Ce qu'il y a de sûr, c'est que les "tradis" sont encore ceux que les orthodoxes perçoivent le mieux, à commencer par mon père Valentin.




vendredi 1 janvier 2021

Bonne Année ou plutôt bon courage.

 


J'ai fêté la nouvelle année au café français, avec Gilles et sa femme Lika, son employé Sacha, et sa femme Liéna. Notre pâtissier Didier, fatigué, n'est pas venu. Lika voulait obturer les fenêtres, mais d'abord, nous n'étions que six avec la chienne, et ensuite ici, malgré les discours comminatoires et hypnotiques qui semblent insufflés directement par le Mordor occidental, tout le monde se fout de ce que racontent ou décident députés, ministres et journalistes, lesquels se foutent en proportion de ce que nous pouvons bien penser.

Nous avions du saucisson et des rillettes faits en Russie par un Français, une raclette avec du Morbier fabriqué à Rostov par un Français, du pineau gris d'Alsace, et du champagne, la réserve de Gilles, qui s'épuise car ainsi que tous les Français de Russie, nous ne pouvons pas rentrer voir la famille ni renouveler les stocks de produits de terroir, de médicaments, ou même de fringues dans notre pays natal. Et puis des salades russes, et une bûche du génie importé de la pâtisserie française.

A minuit,  Gilles a proposé d'écouter le président, j'ai demandé: "Lequel, le nôtre? 

- Enfin, Laurence, j'ai dit le président, pas le guignol!"

Nous avons écouté le discours du président Poutine, empreint de valeurs traditionnelles, malgré les références à l'opération Covid. Le problème est que je ne vois pas toujours s'incarner dans les faits le contenu exaltant des discours présidentiels. Sans doute faut-il se référer au vieil adage russe qui remonte à Ivan le Terrible, en passant par Staline: "Le tsar est bon, mais ses boyards sont mauvais". Donc tous nous détestons les boyards et adorons le président Poutine. Pourtant, il a félicité Sobianine, et signé un projet de loi permettant la privatisation des parcs nationaux...

Nous avons évoqué le concert des balalaikers et nos différents projets, qui sont tout à fait  intéressants, si l'opération Convid reste quand même ici une concession simulée à la suprasociété, ainsi qu'une occasion pour les mafias locales de se lâcher à leur guise. "Nous avons quand même de la chance d'être ici, déclara Gilles, la coupe de champ à la main.

- Oui, et pourtant ce n'est pas toujours l'avis des Russes!

- Ni des Français, complètement endoctrinés!"

En réalité, oui, nous avons de la chance d'être ici, car nous arrivons encore à exister à peu près tranquilles, si l'on compare avec le Mordor des banquiers. Le discours du président, qu'il soit ou non sincère, témoigne du fait que pour s'adresser aux Russes, il faut encore faire appel aux valeurs humaines éternelles, à la solidarité,la patrie, la famille, alors que les satrapes des transhumanistes ne prennent plus cette peine en Occident, ils recourent à la rhétorique trotskiste de façon parfaitement assumée, et plus personne ne réagit vraiment. Donc, nous avons de la chance, et je dirais pour cette nouvelle année et les suivantes: "pourvu que ça dure..."

Les temps nouveaux sont ainsi faits qu'il est pratiquement impossible de savoir ce qu'il se passe vraiment, en dépit de la surinformation, qui est surtout de la surdésinformation, j'ai vu avec le Donbass que l'on pouvait impunément massacrer des gens sans que personne n'en sût rien, on peut aussi déconsidérer complètement les victimes, de façon à ce que le réflexe lacrymal du téléspectateur moyen ne fonctionne que dans le sens autorisé. Comme j'ai mauvais esprit depuis ma plus tendre enfance, je vais généralement dans la direction opposée au flux général. Ainsi, je ferais davantage confiance au vaccin russe qu'au vaccin occidental, mais le fait qu'on essaie de nous manipuler et de nous culpabiliser comme au pays de Oui-oui des concombres masqués me rend aussi suspicieuse qu'Ivan le Terrible dans ses pires moments.

A moins que tout cela ne fasse aussi partie du plan de notre bon tsar Vladimir?

A notre sortie du café, la ville résonnait de pétards et de feux d'artifice, des éclairs traversaient le ciel. J'avais un kilomètre à faire par de petites rues discrètes, je l'ai fait avec témérité.

 

mercredi 30 décembre 2020

Rhinocéros

 Pour mes étrennes, je me suis offert une boîte de pastels et des crayons de couleur. Dessiner dehors ou chez moi en écoutant de la musique me met hors du monde, ou plutôt dans ce que le monde a de plus vrai et de plus essentiel et hors de la société humaine extraterrestre postmoderne. 

Hier soir, je suis allée vernir des icônes avec Tatiana et Katia, les deux iconographes du monastère Nikitski. Katia est arrivée pour vernir la sienne et leur donner des rudiments de balalaïka. Finalement, ma façon de m'y prendre n'était pas loin de la leur, mais elles ont une bonne huile cuite, alors que la mienne est merdique, et quelques trucs utiles que je ne connaissais pas.

Reste que je suis surchargée d'activités. Il me faudrait opérer des choix, ce n'est pas facile. Parfois ils s'imposent d'eux-mêmes, mais là je joue sur tous les tableaux. 

Une de mes amies Facebook vient de mourir, Danielle. Nous nous étions rencontrées ici, où elle était venue me voir et aurait aimé déménager, et nous nous étions très bien entendues. C'était une personne vraie, droite, qui disait ce qu'elle pensait, qui avait du courage. Elle était croyante et si Dieu l'a prise maintenant, il faut croire que c'était mieux pour elle. Je l'aurais vue avec plaisir s'installer à Pereslavl....

Un correspondant russe facebook m'a dit qu'il adorait ma langue, qu'il notait mes expressions, comme le faisait la fille de mon père spirituel, Macha, et même qu'un professeur de français moscovite faisait travailler ses élèves sur mon blog! Quel honneur! J'ai l'impression de ne pas avoir vécu pour rien! Le français devient chez nous une langue morte, mais je contribue ici à sa gloire et à sa perpétuation!

La maison du voisin est le théâtre d'une activité fébrile, j'ai l'impression qu'il veut finir avant le nouvel an. Hier, il a fait déverser sur les tonnes de terre déjà importées, des tonnes de sable. J'ai compris que je n'aurais pas le gazon avec des nains de jardin, mais l'espace pour garer les bagnoles, juste devant la maison et sa véranda, car qu'y a-t-il de plus exaltant que de contempler des merveilles de la technique moderne posées sur la terre battue? Il a remonté de plus d'un mètre le niveau de son lopin par rapport au mien, et à moins de planter des abres et arbustes de minimum trois ou quatre mètres de haut, je serai complètement à la vue de ses locataires. J'aurai de mon côté sous les yeux en permanence leurs voitures garées qui dépasseront de la clôture, à moins d'en faire une de trois mètres, un mur de Berlin. Ils aiment bien les murs de Berlin, ici. La solution, pour lui, c'est de noyer pareillement mon terrain sous la terre, avec tout ce que j'ai planté, mais quelle importance pour lui, ce qu'on a planté? C'est facile à replanter, pour un gros rhinocéros avec un pois chiche dans la tête. Alors que moi, pendant quatre ans, j'ai tout calculé, par rapport au terrain, à la lumière, à l'harmonie générale, et je commençais à voir le résultat. A cause de lui, je vais devoir refaire une vraie clôture en bois, planter des arbres et buissons déjà suffisemment grands et donc chers. Si je balance autant de terre pour me mettre à son niveau, il ne restera plus rien de ce que j'avais fait et le soubassement de la maison sera enterré... Si je ne le fais pas, la terre de son côté viendra déstabiliser et faire pourrir ma clôture. A moins qu'il ne fasse un vrai fossé, et pas une petite tranchée qui ne sert à rien. 

Derrière chez l'oncle Kolia, on commence à bâtir selon le même principe. Son terrain est également plus d'un mètre en contrebas de la semelle qu'on a balancée sur le marais. Je vois poindre une de ces baraques mal foutues, une carcasse de poutrelles, de l'isolant entre 2 couches de contreplaqué, un coup de plastique fausses briques, fausses pierres ou fausses planches par dessus et c'est marre.

La terre me gêne encore plus que sa baraque, qui est nulle, mais fort heureusement, marron, elle aurait pu être fluorescente, et trois fois plus grosse.

Ici, on voit le niveau de la terre par rapport à ma clôture qui doit faire dans les 1.60... La bagnole pourrait directement sauter chez moi un soir de beuverie.