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vendredi 10 août 2018

AUX SOLOVKI -6- Dionysi

Photo du net
Olga, la femme de Sacha Pesterov, le peintre qui nous a accompagnés aux Solovki, m’a fait visiter le monastère de saint Théraponte. Elle a des intuitions prodigieusement intéressantes. Une église construite par les parents d’Ivan le Terrible, et qui sous certains angles paraît assymétrique, retrouve tout son équilibre quand on la regarde du point de vue prévu par le constructeur, alors que si ses côtés avaient été symétriques, elle aurait été déséquilibrée aux yeux de celui qui arrivait dans la cour. Elle avait un très beau clocher, qui existe encore, mais les arcades ont été fermées par des fenêtres. Elle est équipée de structures en spirale destinées à amplifier les carillons et à la transformer en caisse de résonnance, et on lui a donné une forme qui évoque un navire, car une église orthodoxe doit être une nef, dont les coupoles sont les voiles et les croix les mâts haubannés, comparaison qui m’est si souvent venue à l’esprit que l’intention est en effet certaine. Saint Théraponte voulait un endroit « vaste et lisse », alors que saint Cyrille (du Lac Blanc) souhaitait un lieu fermé et sévère,  ils ont donc fondé chacun un monastère à peu de distance. Saint Théraponte est sur une éminence, il surmonte un beau lac et un paysage dégagé, mais au XIX° siècle, alors que l’enceinte initiale purement symbolique était située plus bas, de façon à laisser toute la vue, on a jugé bon de faire une muraille qui la cache et que les restaurateurs ont encore surélevée !


La plus ancienne église a été privée, au XVIII° siècle maudit, des structures en forme de diadème (kakochniks) qui ornaient le pied du tambour de la coupole. Elle était ornée, comme en Roumanie, de fresques extérieures. A l’endroit du tombeau de saint Martinien, qui a donné tout son éclat au monastère fondé par son père spirituel saint Théraponte, et qui se trouvait aussi à l’extérieur, le maître Dionysi avait fait des fresques qui en faisaient comme un petit autel, et où, sous l’influence italienne, il avait représenté au pied de la Mère de Dieu, Théraponte et Martinien, sans auréoles, car ils n’étaient pas encore canonisés, il était presque leur contemporain. Ces fresques ont été ravagées au XIX° siècle, car elles se sont retrouvées à l’intérieur d’une église construite à côté, et couverte de fresques à l’huile sans aucun intérêt.
En revanche, elles se sont mieux conservées à l’entrée de l’église, consacrée à la naissance de la Mère de Dieu. Olga m’a dit que les déprédations étaient toutes l’œuvre du XVIII° ou du XIX° siècle.  Les magnifiques fresques de Dionysi sont à elles seules un enseignement théologique, relié à la liturgie, au temps et au cosmos, comme il se doit au moyen âge, tellement plus avancé et plus raffiné que les siècles ultérieurs d'enflure pompeuse et de désastre spirituel qui nous ont préparé le naufrage contemporain. Olga m’a montré, à l’intérieur, comment les panneaux se faisaient écho, de manière complémentaire, parallèle ou croisée, et reflétaient la composition de l’acathiste à la Mère de Dieu attribué à Romain le Mélode.  Ou bien comment les docteurs de l’Eglise alignés dans le chœur présentaient tous sur un rouleau un moment de la liturgie de saint Jean Chrysostome, et ces moments se suivent en s’alternant, et en formant une ellipse qui est le symbole de l’infini. Leur position est aussi reliée au calendrier de l’année liturgique. La mère de Dieu occupe le centre de ce mouvement, à trois étapes de sa manifestation, et quand elle est en majesté, avec le Christ Emmanuel sur ses genoux, le revers de son manteau forme d’un côté un triangle du même ton bleu que le fond, et un mouvement de déversement suggérant qu’elle nous apporte le ciel par son enfantement miraculeux, et le laisse couler sur nous.
L’influence de Dionysi sur Ouspenski et le père Grégoire m’apparaissait tout à coup de manière évidente, et cette riche complexité me rappelait le jour où le père Barsanuphe m’avait montré les fresques du père Grégoire au skite, en m’expliquant que chaque détail de chaque icône avait un sens, et que la place de chaque icône dans l’architecture générale en avait un aussi. « L’église, me disait Olga, est la représentation du paradis, de l’autre monde vers lequel nous allons, et de la Résurrection, qui fera descendre le ciel sur la terre. Et comme l’église recèle un sanctuaire, un autel, et s’articule entièrement autour de lui, ainsi est-elle elle-même, un autel, un sanctuaire, au cœur du paysage qui l’entoure ».
L’orthodoxie est un abîme qu’on n’a jamais fini d’explorer, abîme dans le temps, abîme dans l’espace, abîme ouvert sur l’autre dimension.  Elle réunit tout, elle retrouve les mystérieuses nervures qui relient toutes choses à l’arbre de la création, et à son Créateur, et laissent à nouveau passer la sève surnaturelle de l'Esprit. Et c’est pour cela que je l’ai choisie, car cette vision du monde est le mienne, c’est tout simplement celle du moyen âge, et dans cet espace russe qui pourrait m'être très étranger, je me retrouve chez moi dans le temps.
Au XVIII° maudit, un imbécile a percé une fenêtre qui a supprimé le Christ du Jugement Dernier… Sacha m’a dit plus tard qu’au XVII°, au moment du schisme des vieux-croyants, puis au XVIII° avec Pierre et Catherine, on avait commencé à faire venir principalement  le clergé d’Ukraine, sous influence uniate et polonaise, d’où l’abâtardissement catholicisant  et occidentalisant qui a défiguré l’Orthodoxie russe, l’iconographie, l’architecture, et même la théologie. Ces gens qui ne connaissaient rien, pas même l’occident qu’ils prétendaient importer, et méprisaient la Russie, les Russes et leur culture, pourtant infiniment plus riche et plus métaphysique, se hâtaient de piétiner et de profaner tout ce qui ne répondait pas aux critères de l’Europe qu’eux-mêmes connaissaient mal.
A cela s’ajoutait le fait que le vernis à l’huile de lin noircissait les icônes anciennes, dont on ne connaissait plus rien, puisqu’on en avait en plus oublié la technique et le contenu, sauvés par les vieux-croyants…
Ivan le Terrible qui était infiniment plus subtil que Pierre sur le plan culturel et même spirituel, révérait Dionysi et Andreï Roubliov, il avait même fondé une école, pour que leur style soit enseigné et transmis. Mais de Dionysi, une église seulement s’est conservée jusqu’à nos jours sur toutes celles qu’il avait peintes avec ses fils. C’est celle-ci, la dernière qu’il fit de sa vie, à 70 ans. Il l’a signée d’une prière sur le linteau d’une porte, afin que tous ceux qui entrent et la lisent prient pour le salut de son âme.
J’éprouve une immense sympathie pour Olga et Sacha, je dirais même que je reviendrais spécialement pour les voir, tant je les trouve fins et profonds, et d’une évidente et vaste bonté.
En fin de journée, Sacha Messerer m’a emmenée chez le potier Sergueï, dont les conditions de vie sont spartiates. C’est en effet chez lui un vrai capharnaüm. Il mange une fois par jour du pain avec un verre de lait, et il n’a pas de problèmes de poids. Il fume comme un sapeur, travaille tout le temps et fait de fort belles choses, il connaît très bien les spécificités locales, les coutumes. Je voulais lui acheter un pot, qui permet de cuire des bouillies idéales, mais il a voulu me l’offrir : «J’ai bien le droit de faire un cadeau à une Française une fois dans ma vie… » A ce cadeau, j’ai vu plus tard qu’il avait ajouté une écuelle de terre noire et un petit gobelet.  Il nous a emmenés voir un accordéoniste nommé Génia. C’est un simple petit bonhomme très ouvert qui collectionne et répare les accordéons, et d’autres objets populaires. Sa maison était nickel, mais il a une femme qui s’occupe de lui. Même le jardin était impeccable. Il nous a expliqué des tas de choses sur les accordéons, et fait la démonstration de leur son.  « Avant la révolution, un paysan du coin nommé Ivan Razine, accordéoniste, qui ne voulait pas travailler comme « bourlak », haleur de péniche, s’est mis à fabriquer des accordéons pour les vendre, et on a bientôt compté dans la région plus de mille « artels » de fabricants d’accordéon. La révolution est arrivée et d’abord, les communistes nous ont « dékoulakisés », la famille Razine en premier, elle a été dispersée, des descendants de l’un d’eux sont venus me voir de Sibérie. Et les mille artels ont été dispersés également, c’est pourquoi tous les villages sont vides, par ici. Bon après, on pouvait s’embaucher dans les fabriques du gouvernement, mais on gagnait très peu, on avait le salaire d’un balayeur des rues, et on faisait de mauvais accordéons. Alors on s’est mis à en fabriquer et à en vendre en contrebande. Je fais partie d’un ensemble folklorique à Arkhangelsk, en réalité, j’avais trois travails, mais on ne m’en payait qu’un et demi.  Nous faisions tous des accordéons au noir et on nous faisait des contrôles surprise. Qu’est-ce que ça peut te foutre, je leur disais, comment je me distrais après mon travail, le travail, je le fais, non ? Un jour je suis allé chez un gars pour voir ses accordéons, j’arrive chez lui, rien nulle part. Je lui demande : « Mais où ils sont, tes instruments ?
- Pas de panique, je vais te les montrer. »
Il avait fait un faux mur, derrière lequel il les planquait ! Après, quand les communistes nous ont lâchés, on pouvait travailler ouvertement, seulement les gens n’avaient plus d’argent à nous donner !»
Génia, malgré son évidente antipathie pour les communistes, joue plutôt façon soviétique et culture de kholkose. Il a eu le prix Lydia Rouslanova, chanteuse que j'adore et qui a tâté, elle aussi, du Goulag, bien qu'elle fût très appréciée de Staline. Il joue aussi des gousli, mais ce sont aussi des gousli modernisés.  D’après lui, beaucoup de gens pratiquent encore l’accordéon dans la région de Vologda. Cela m’a fait vraiment plaisir, cette résistance.
En fait, je me sens très bien, à Férapontovo. Je regrette même de ne pas m’être installée par ici. C’est resté beaucoup plus russe. J’essaierai de venir mais j’en ai pour six heures de route… Encore qu'au fond, ce sont peut-être les Solovki qui m'attirent le plus mais d'une autre manière. D'une manière mystique. Il me faudra y retourner, et rencontrer le père Elisée, l'ermite aux renards.
Ma visite aux Solovki semble m’avoir fait franchir un stade. Elle m’a laissé une sorte de plénitude, de certitude. J’ai vraiment rencontré le métropolite Philippe et compris qu’il essaierait de me faire passer dans l’autre monde en contrebande, sous sa mante, comme mon héros, indigne du paradis, qui est en partie mon double. J’ai lu sur la page d’un prêtre très rigide qu’on ne pouvait pas prier pour certaines personnes, que c’était interdit, sous peine de partager leur sort, ce qui est en contradiction avec l’homélie où le métropolite Antoine de Souroj évoque Staline. « Les pires des gens ont de la famille, des parents, des enfants qui prient pour eux, le pire des salauds est aimé par quelqu’un, m’a dit Sacha Pesterev, les envoyer en enfer, c’est presque sadique.
- Mon avis est que l’on peut prier pour les pires des salauds mais que cela n’est pas à la portée de n’importe qui. »
A un certain moment, je m'étais mise à avoir peur de faire prier pour le tsar et Fédia, ou de prier moi-même, mais après ma visite aux Solovki, où je me suis confiée au métropolite, je me sens apaisée.  Je crois que le métropolite Philippe était du genre le métropolite Antoine de Souroj.  Il était beaucoup plus Nil de la Sora que Joseph de Volokolamsk. Je suis accompagnée par une douce grâce, et redoute de lire les articles de Facebook, je vois comment les choses se déchaînent, et où elles vont, mais tout à coup, il me semble être passée dans la vision des choses du père Costa de Beauregard: à quoi bon? Le temps est court. Recentrons-nous sur l'essentiel.



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