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jeudi 16 mai 2019

Lipetsk

les sifflets du potier de Zadonsk
Première journée de notre congrès. Lipetsk m'est apparue au petit matin comme une ville d'une laideur absolument fantasmagorique. Des cages de béton gigantesques posées n'importe où, n'importe comment, sans aucun urbanisme, au milieu de terrains vagues et de friches industrielles. Je suppose que si j'en avais vu des photos anciennes, j'aurais eu envie de pleurer. Elle était sûrement pittoresque sous les tsars. Maintenant, il n'y a absolument plus rien à voir. Il paraît que Voronej et Elets, c'est pareil, (d'après Ekaterina Igorevna, qui n'arrête pas de me faire des conférences, sur le siège à côté) alors que Bounine, qui y a grandi, en faisait des descriptions pittoresques. En plus des soviétiques, ici, les Allemands ont sévi pendant la guerre.
A Zadonsk, un monument montre une paysanne dont les six fils sont morts à la guerre.
L'Université de Lipetsk offre un aspect défraîchi, aucune marche d'escalier n'est d'équerre et les carreaux se chevauchent, mais j'ai été reçue comme une princesse, les gens sont avec moi d'une si extrême gentillesse que j'en oublie leur ville hideuse, et c'est souvent comme cela, en Russie, c'est ce qui nous attache!
Rita s'est conduite d'une manière irréprochable, au fond de son sac, silencieuse, mais elle a eu tant de succès que j'ai dû la laisser passer de bras en bras, et on lui a fait toutes sortes d'offrandes.
Le congrès a débité par un concert de "cosaques". C'était une vraie parodie. D'abord, ces chansons de mecs étaient interprétées par toute une troupe de bonnes femmes étincelantes de paillettes, avec juste un seul garçon. Ensuite, ce qui les accompagnait était un play-back orchestral lourdingue diffusé à plein volume. J'ai reconnu des chansons du répertoire de Skountsev, mais terriblement déformées. Toutes ces filles n'avaient aucune spontanéité et s'étaient bien exercées à sourire coûte que coûte et à faire des gestes scéniques style chanson de variété. Quand l'une d'elle a chanté a capella, sa voix était assez jolie, mais son chant tellement artificiel que cela n'avait aucun intérêt et ne transmettait aucune émotion. Il y a deux jours, j'avais assisté à une soirée folklore dans un petit théâtre de Moscou, et m'étais réjouie de voir des jeunes s'être complètement intégré, de façon organique, ces chansons, qu'ils chantaient sans costumes typiques, comme quelque chose qui faisait partie d'eux-mêmes. Après ce petit ensemble, nous avions eu droit à une espèce de jazz folklorique, et là, déjà, ce n'était plus ça. La fille nous exhortait à chanter avec elle, mais ce n'était pas possible, car c'était du jazz folklorique, et pas du folklore, et donc on ne pouvait envisager de "chanter avec elle" qu'à l'issue de plusieurs répétitions, pour en faire une prestation unique, devant un public, incapable de participer autrement que par son écoute, c'est là d'ailleurs le critère pour différencier du vrai folklore de sa contrefaçon. Au moins avions-nous quelque chose d'assez joli et d'assez créatif, comme résultat. Alors que les "cosaques" d'aujourd'hui... Le pire étant leur dernière chanson, très choeurs de l'Armée Rouge, grosse caisse et clairon sonnant la charge, avec le même geste mécanique du bras, qu'elles ont dû bien étudier devant la glace.
Après j'ai assisté à une série de conférences d'un haut niveau sur la linguistique ou la littérature. Un professeur expliquait par la linguistique le caractère divin du langage et le rôle de l'enseignant, qui devait donner à sa voix et à son expression le pouvoir de transmettre l'amour des hautes valeurs humaines et de la patrie à des enfants ou des étudiants dont il était censé faire des anges. J'écoutais tout cela en regrettant d'avoir manqué le début, et en me disant qu'on était très très loin de la pédagogie française.
Mais justement, un autre conférencier, un évêque poète ancien militaire, très jovial et très expressif, expliquait que l'enseignement était soumis de la part des pouvoir publics à une vraie tentative de démolition qui rappelle ce qui sévit chez nous depuis des décennies.
Ensuite, les deux conférences suivantes portaient sur le "Don paisible" de Milkaïl Cholokhov, comme expression de la "sobornost' russe. "Sobornost" est un mot difficile à traduire qui a la même racine que "sobor", cathédrale, et signifie une communion mystique, cosmogonique, comparable à celle qui était sans doute la nôtre au moyen-âge quand nous construisions Notre Dame, à présent profanée, et trop souvent la risée des descendants dénaturés de ceux qui l'ont construite. C'est là la clé du patriotisme russe, charnel et spirituel, qui fait de tout un peuple une sorte de famille unie autant par une communauté de foi et de mentalité, de culture, que par un fond génétique, ce que le mondialisme cherche à détruire avec une haine dont sa première manifestation, le bolchevisme, a donné de si hideux exemples.
Et justement, dans la foulée, on a évoqué la façon dont les cosaques ont été systématiquement exterminés et leur culture soigneusement anéantie, ce qui rejoignait les récits de Skountsev. Le miracle est que quelque chose ait survécu, et c'est à présent souvent auprès de Skountsev et de ceux qu'il a formés que des formations militaires cosaques reconstituées viennent retrouver le folklore et les traditions de leurs ancêtres. La propagande occidentale, si prompte à évoquer le "holodomor" et à le coller sur le dos des Russes, passe soigneusement sous silence la "décosaquisation" dans le Don, et ses horreurs, pourtant tout à fait comparables. Et je songeais avec douleur, au vu des événements d'Ekaterinbourg, que le mal qui nous ronge tous pourrait finir par triompher de la solidarité séculaire qui faisait la force et le génie de la Russie. Le défilé du "régiment immortel" auquel j'avais assisté il y a quelques années m'avait fait penser, comme le père Valentin, que c'était un beau moment encourageant de réconciliation nationale. Mais les tentatives de récupération néostalinienne enragée, et le dénigrement tout aussi enragé et injuste des libéraux en font une pomme de discorde.
J'ai été interviewée par la télé locale, et une dame m'a demandé si une de ses amies journalistes pourrait le faire aussi, par Skype. La directrice de l'université m'a dit avec émotion que "j'avais enchanté tout le monde", et pourtant, je n'ai pas encore, par ma conférence, fait concurrence à Gussie Fink Nottle et ses tritons, que j'évoquais hier, c'est pour demain. "Tu ouvres la journée, tout de suite après le discours du métropolite", m'a dit Ekaterina Igorevna! Le moins qu'on puisse dire est que je vais devoir me montrer à la hauteur!
C'est incroyable comme les Français conservent une aura extraordinaire, et à présent assez peu méritée... J'en suis quelquefois vraiment confuse en voyant fondre devant moi tous ces docteurs es lettres ou science, qui n'arrivent pas à croire qu'ils voient "une vraie Française".
J'ai rencontré l'auteur de tous ces merveilleux films d'animation orthodoxes que j'ai quelquefois partagés sur Facebook, Natacha Fidenko. Je l'ai ramenée à Zadonsk, avec Ekaterina Igorevna, et une autre dame adorable qui a l'air d'une de ces poupées russes que l'on mettait sur les théières pour les tenir au chaud. En chemin, nous nous sommes arrêtées pour boire à la source miraculeuse des douze Apôtres, ce qui a permis à Rita de respirer et de se dégourdir les pattes et à notre compagnie d'entonner "Christ est ressuscité" au grand air...
Ensuite, ayant aperçu un écriteau indiquant "potier", je suis allée voir si c'était du lard ou du cochon, et j'ai eu la surprise enchantée de tomber sur de vrais artisans et une adorable collection de sifflets en argile qui, de plus avaient un très joli son. J'en ai acheté une petite collection, de diverses formes et sonorités.
Après quoi pour terminer cette journée bien remplie, j'ai accompagné Ekaterina Igorevna et Natacha l'animatrice dans une promenade vespérale jusqu'au Don. Natacha était euphorique, car elle habite Pétersbourg, où le climat est encore plus rude qu'à Pereslavl, et là, on aurait presque pu se croire sur les bords du Rhône à Pierrelatte. Le mauvais goût des maisons neuves lui paraissait regrettable, et les maisons traditionnelles comme partout ailleurs, disparaissent. Mais tout de même, et je l'avais remarqué aussi, elle trouvait ce sud de la Russie plutôt prospère. Disons que nous sommes loin de l'image misérabiliste que l'on présente de la province russe, même si ce n'est pas le grand luxe, cela ne respire pas la pauvreté tragique, plutôt une certaine douceur de vivre nonchalante, et les gens sont très aimables.
Le Don à son début est quand même aussi large que le Rhône à Pierrelatte et beaucoup plus puissant, avec un courant impressionnant. Les saules, les aunes, me rappelaient ma région de France. Et aussi les herbes folles et les fleurs sauvages, les petits chemins conduisant à la rivière. Mais le pêcheur rencontré sur la berge avait une vraie tête de Russe au nez en pied de marmite. Il espérait pêcher un brochet.
Mes trois copines à la fontaine

le calvaire

Tatiana (qui m'a conseillé de soigner mon genou avec des feuilles de bardane)

Le monastère à Zadonsk

Maison traditionnelle rescapée. 

Le Don. On pourrait presque se croire à Pont-Saint-Esprit.

Natacha et Ekaterina Igorevna


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