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samedi 5 février 2022

Souvenirs de France

 


Je viens d’avoir 70 ans, et j’ai du mal à comprendre ce qui m’arrive, c’est le terme de la vie humaine selon le psalmiste, « quatre-vingts ans pour les plus forts, et le reste n’est que peine et douleur ». Pourtant, après la covid, je me sens en pleine forme, j’ai même un accès de coquetterie, je me suis fait couper les cheveux parce que je les perdais, cela me va mieux, c’est plus pratique, et comme j’ai minci, je me suis aussi acheté des fringues, une nouvelle doudoune noire, chaude et chic, dans le genre sportif classe, un petit chapeau rose.

Dernièrement je voyais des considérations sur l’immortalité de l’âme, quelqu’un disait que la personnalité des gens était totalement détruite par la démence sénile, et c’est malheureusement vrai, quoique celle de maman subsistât, mais elle n’était pas allée au bout du processus, au stade de ces vieilles que je voyais échouées dans des coques, complètement végétatives. Le père Valentin m’avait dit que les gens comme ça étaient pareils à des musiciens dont l’instrument est cassé et qui ne peuvent plus produire de musique. Le père Placide affirmait qu’après la mort, ils retrouvaient toute leur conscience. Saint Païssios avait déclaré à une amie moniale qu’il avait prise en stop que les fous allaient directement au paradis parce qu’on ne pouvait imaginer plus grand dépouillement que de perdre sa raison.

Une autre chose qui me trouble, c’est l’anésthésie. L’anésthésie, c’est un morceau de vie complètement effacé. On s’endort et se réveille  juste après. Cependant, on doit rêver, puisqu’un médecin m’avait dit que je lui avais raconté des tas de choses. En ce moment, déjà depuis plusieurs années, je ne me souviens pas de mes rêves, et mon sommeil ressemble à l’anesthésie, et pourtant, je rêve forcément.

Dans mes moments de pire angoisse à l’hôpital, je me voyais forcée d’entrer dans un cul de sac où j’allais me désintégrer, et où tout ce que j’avais pu vivre perdait complètement son sens, et priant ce matin, je demandais à Dieu de m’indiquer clairement que tout cela n’était pas vrai, que « mort où est ta victoire, mort où est ton aiguillon ? » Mais j’eus aussitôt la pensée qu’Il me l’avait indiqué et même souvent, que j’avais eu une grande expérience mystique inattendue qui m’avait donné l’avant-goût de l’autre monde, car il n’y entrait pas les éléments de celui-ci qui pouvaient déclencher un état contemplatif profond, beauté de la nature, ou même de la liturgie, c’était l’au-delà qui pénétrait dans mon en-deça et me faisait déboucher sur l'éternité. Le problème est que si on se souvient de ce genre de moment, on en perd le goût, comme celui du poulet quand on l’a déjà mangé. Mais bon, j’en ai toujours des échos atténués, des rappels, de petits signes. Dommage que je préfère souvent les satisfactions sensuelles immédiates au labeur intérieur qui nous prépare à franchir le seuil de ce que nous approchons jour après jour. Il faut savoir commencer à quitter son corps avant qu’il ne nous quitte.

Un bonhomme a pris contact avec moi, il veut des cours de français, et je fais un rejet total de ces cours, qu’on me paye une misère et qui m’emmerdent profondément. J’ai tant de choses à faire, et si peu d’années pour les mener à bien ! C’est un homme simple et très gentil qui s’est épris de la France où il voudrait retourner, un ancien entrepreneur en construction, qui s’intéresse à des trucs ésotériques et m’a parlé d’une espèce de communauté où il habite. Très amical, très serviable. Il  m’a proposé de faire gratuitement les petits travaux que je planifie, une entrée et une terrasse à l’opposé du voisin et de sa maison envahissante, mais qui, si modestes soient-ils, me coûteront de l’argent. Il est prêt à tout pour développer une amitié avec la Française de service. J’ai pensé à lui proposer un échange, je lui donne des cours, il me fait les travaux. J’ai cependant un peu peur qu’il soit du genre, comme dit Katia, à « ne pas connaître de limites », ce qui lui paraît un défaut russe et même post-soviétique : le résultat des appartements communautaires et de l’idéologie collectiviste. Pas de notion de la vie privée des autres.

Deux jours plus tard, n’y tenant plus, il m’apportait deux courges et un bidon d’eau de source, puis il commençait à décroûter mon escalier couvert par endroits d’une épaisse couche de glace.

Katia est passée le jour de mon anniversaire avec un hortensia en pot, très joli, mais les plantes souffrent chez moi l’hiver, il y fait très sec, et les hortensias classiques ne poussent pas sur mon terrain, il n’y pousse que l’hortensia russe blanc de base. Ou alors il faudra le garder en pot et le rentrer l’hiver. Elle est revenue hier soir, nous avons discuté et je lui ai montré mes photos de famille, qui la fascinent. Peu de Russes en ont gardé, parce qu’après la révolution, elles pouvaient être le signe qu’on appartenait à des couches sociales destinées à l’élimination, « koulaks », marchands, cosaques, prêtres, intellectuels... Et on les détruisait.

Elle s’émerveille du monde paisible qui se reflète dans ma collection, de l’élégance des gens représentés, qui ne faisaient pourtant pas partie du grand monde. «Baby, Mano, Gabriel, Madeleine, Michelle, tous ces noms font penser aux héros d’une saga et certaines photos sont vraiment dignes d’une exposition, certains portraits sont d’une grande qualité. J’ai hâte que vous écriviez vos souvenirs de famille.  

- Je les écris, mais je me suis arrêtée, parce que j’ai besoin de trouver la stucture adéquate. Il me semble que je devrais les catégoriser par thèmes après des chapitres d ‘introduction générale, par exemple les fêtes, l’école, l’église, les livres, etc...

- Oui, en effet, si vous suivez l’ordre chronologique, cela vous fera partir dans tous les sens, je ferais comme vous ».

Chaque fois que je regarde ces photos, j’ai la larme à l’oeil. Celles des années 70 et 80 sont de très mauvaise qualité, le noir et blanc tient mieux la route. Il y a un  changement de perception temporelle entre le noir et blanc et la couleur, le noir et blanc fait reculer les sujets dans un univers plus lointain, vers le XIX° siècle. Alors que la couleur rapproche de notre époque. Mais cela correspond aussi à une fracture historique, car notre « merveilleux nouveau monde » a accéléré son avènement avec les années 60, déjà si vulgaires, si tonitruantes et cacophoniques, après les années 50 qui restaient raffinées, élégantes et cultivées.

Je regardais ces tablées familiales des années 80 qui m’ont longtemps fait l’effet de rester une partie de ma vie quotidienne et qui sont tombées dans le passé révolu, alors que beaucoup de ceux qui sourient et plaisantent, et qui m’étaient si chers ne sont déjà plus de ce monde. Il n'y a pas si longtemps que, lorsque j'étais en France, j'allais déjeuner au restaurant avec ma soeur, mon cousin Patrick et le père Gauthier, tous deux décédés...

J’ai tout à coup retrouvé la sensation du velours d’un fauteuil bleu où ma grand-mère est assise, sur une photo. C’était le fauteuil où ma mère attendait les clients de son hôtel, devant la télé, un élément si quotidien, si familier, et qui a complètement disparu de notre vie, avec l’hôtel lui-même, et tout à coup me revenait le toucher de ce tissu, le corps de maman quand nous venions nous blottir près d’elle.

Je continue mes dessins français, cela prépare le terrain.




Aigues-Mortes, Sainte-Marie,

Douces rives de belle France,

Où sur les frissons blancs des vagues assoupies

De grands oiseaux de mer doucement se balancent

 

Aigues-Mortes, Saintes-Marie

Sous le fort mistral départies

A vos vitraux d’azur le soleil accroché

Répand le sang brûlant de ses rayons blessés

 

Aigues-Mortes, Saintes-Marie

Aux quatre vents bien élargies

Reviendra-t-il jamais le saint roi d’autrefois

Dans sa robe de lys, sur son blanc palefroi ?

 

Aigues-Mortes, Saintes-Marie

Verrons-nous demain déferler

Sur vos ruines de sel blanchies

De sombres foules d’étrangers, 

 

De conquérants et de bandits,

De bateleurs et d’usuriers,

Qui vendront vos fils au marché

Sous l’amer soleil du midi ?

 


8 commentaires:

  1. Cependant, on doit rêver, puisqu’un médecin m’avait dit que je lui avais raconté des tas de choses....Ici en Russie c'est une situation connue,avec beaucoup d'histoires amusantes et moins,il est d'usage de demander au chirurgien avec anxiete, apres operation, si l'on a pas trop deraille....ex:une dame d'age avancee venue se faire operer avait beaucoup etonne un anesthesiologue avec qui elle avait bavarde avec une delicatesse et politesse tres peu courante avant l'operation,puis au moment de l'intervention chirugicale dans son sommeil elle a fait une avalanche innatendue de grossieretes plus horrible les une que les autres,ce qui a beaucoup surpris l'anesthesiologue en question,mais pas le chirurgien.......Encore meilleurs voeux!Portes toi au mieux!

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    1. Moi,j'avais fait rigoler l'équipe médicale

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    2. C'est très connu. Moi qui ai subi moultes anesthésies générales, il paraît que je raconte des histoires "drôles".

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  2. Super texte bien joyeux Laurence ; faites-vous belle et joyeux anniversaire de notre part !

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  3. Voici un texte qui devrait vous plaire :

    https://lesakerfrancophone.fr/russie-vs-occident-guerre-militaire-ou-guerre-culturelle

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  4. Très bon anniversaire chère Laurence !

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