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dimanche 18 février 2018

Dimanche du pardon

Quelqu'un vient de mourir que j'avais connu tout jeune et qui a fini tristement une triste vie. Je me disais depuis trois mois qu'il me fallait l'appeler, mais ne savait que lui dire, car ma seule réponse à son problème fondamental, dans le gâchis d'une vie qui ne pouvait plus être réparé ici-bas, c'était la conversion, la métanoïa, le monastère de Solan, et il n'était pas prêt à l'entendre.
C'est pourtant ce qui me sauve... c'est ma seule réponse.
Je ne peux me chasser de l'idée que ma mère aurait su lui parler, ma mère qu'il aimait beaucoup et qui avait les mots du coeur que je ne sais pas toujours trouver. 
Maman me manque, quand je ne pense pas à Ivan le Terrible, je pense à elle...
Et mon petit Doggie me manque aussi. La France est pleine de fantômes et de vies gâchées. Ce qu’il y a de bien avec le fantôme d’Ivan le Terrible, c’est que je ne suis pour rien dans ses malheurs, et que je n’ai pas eu l’occasion de l’aider sans y parvenir, ou de lui parler sans l’avoir fait. 
Curieusement, cet ami est mort comme maman le premier jour du carême. Le dimanche du pardon, et c'est à eux que je demande le plus pardon, c'est aux morts que je le demande, ce pardon, aujourd'hui. Aux vivants aussi, si besoin est. Pardon.
En revoyant Cavillargues, que j'ai traversé pour aller à Solan, je me transformais en statue de sel larmoyante. Je pensais à mes itinéraires avec le petit chien, dans toute cette lumière, avec cette nature exubérante que je contemplais en lisant mes prières ou les psaumes. Il y a deux jours, je suis allée faire un tour dans les parages de la maison de ma soeur, et je regardais le coucher de soleil, les étoiles vertes qui grouillaient aux branches des cades, le rayonnement aligné des touffes de lavandes et les écheveaux gris des nuages au dessus de la Garde, posée comme une cassette précieuse qu’un dernier rayon faisait étinceler au dessus de sa colline sombre décorée de lumières clairsemées. La nuit suivante, j’avais très mal au genou.  Or se promener en vélo ne permet pas de voir aussi bien les belles choses de la Création ni de prendre le temps d’en lire les signes secrets.
A Pereslavl, je prie devant les icônes, devant la lumière de la veilleuse de verre et de deux cierges, se promener est plus difficile, et mon corps commence à me trahir.

La déploration d'Adam, chassé du paradis
par le lectorat du musée Andreï Roubliov


La déploration d'Adam, "Paradis, mon Paradis", vers spirituel interprété
par la famille Zotov

jeudi 15 février 2018

Au loin.

Je me suis laissée aller sur les crêpes de Xioucha, la veille de mon départ, crêpes russes fines et mousseuses, c'est la semaine de la maslenitsa, la semaine grasse avant le carême... Elle m'est tombée dans les bras pour me dire au revoir, j'ai l'impression d'avoir une fille ou une nièce, toujours secourable mais jamais autoritaire et prompte à rire, souvent avec une bonne dose de sarcasme, mais sans méchanceté, sans rancune, et la plupart du temps, sans jugement.
Puis à l'aube chantante, je suis partie pour l'aéroport de Cheremetiévo, avec les lettres d'Ivan le Terrible dans mon sac, et sur place, j'ai acheté l'adolescent de Dostoïevski, je me suis rendu compte que je le lisais très facilement. Et j'étais là, dans cet espace intermédiaire, sans les bouts de papier qui justifient légalement ma présence dans ce pays où je suis impliquée dans des tas de choses, où j'ai mon unique maison, et mes animaux, Rosie en pension, les chats tout seuls, à la merci de n'importe quoi jusqu'à mon retour enregistré au service d'immigration de Pereslavl Zalesski. Je regardais passer des Japonais et des Chinois, des Russes, par delà les verrières, c'était la Russie, mais sans le visa que j'allais chercher, elle m'était déjà interdite. Sans visa, on se sent vraiment tout nu, quand on émigre!
Rouslane m'avait écrit sur mon téléphone: "A bientôt dans votre Patrie."
A l'arrivée, j'ai retrouvé ma soeur, le restau à Vienne, sur le chemin du retour, la neige sur le Vercors, au loin, les arbres encore nus, mais presque bourgeonnants, quelques fragiles rosaces blanches aux squelettes des amandiers, miracle qui m'étonnait toutes les années de cette floraison précoce, de ces branches brusquement couvertes de dentelles, comme si des mariées mortes depuis longtemps recouvraient brusquement leurs voiles et leurs atours perdus, une sorte de résurrection.
Ivan le Terrible écrit à son opritchnik Vassili Griaznoï, prisonnier des tatars, contre lesquels il s'est battu comme un lion et jusqu'au bout, qu'il ne dépensera pas un sou pour le tirer de là, et qu'il ne l'échangera pas contre un prisonnier tatar, tant pis pour toi, Vassioucha, tu n'avais qu'à te défendre mieux.
Il l'a quand même racheté plus tard.
L'auteur de la préface parle du style mordant du tsar, de son persiflage, il y a de cela. Il se demande comment concilier les horreurs du règne, qu'il ne nie pas, bien qu'il les soupçonne exagérées par ceux qui les rapportent, et ce personnage extrêmement intelligent et cultivé, on peut même dire artiste, qui aimait la musique et en composait, qui aimait l'iconographie, en était un fin connaisseur, et avait créé des écoles pour développer l'une et l'autre. Oui, c'est une énigme. Et avec cela, on n'a pas l'impression qu'il eût tellement aimé le pouvoir, on sent chez lui une sorte d'énergie obscure et triste, proche du désespoir, malgré sa foi médiévale. Il a été mis là non pour faire preuve de mansuétude mais pour mener le pays d'une main de fer, c'est à ses yeux sa mission. Dans mon livre, il dit à son beau-frère: "on ne m'a pas élevé pour être bon." Mais la bonté l'attire comme un paradis perdu.
Il vérifiait absolument tout ce qui était envoyé en son nom, et s'il écrivait du reste tant de lettres, et si détaillées, c'est qu'il n'aurait confié à personne le soin de le faire à sa place. Il écrit comme il parle, avec une familiarité souvent sarcastique, des expressions pittoresques qui étaient sans doute de son cru ("votre monastère est tellement déserté que l'herbe pousse sur la table du réfectoire"), de sorte qu'on a l'impression de l'entendre.
L'auteur de la préface dit que ces lettres sont au fond tout ce que nous avons de sûr pour nous faire une idée de lui.
Si ces lettres sont tout ce qu'il y a de vraiment authentique à son sujet, alors en effet, on a du mal à concilier celui qui les a écrites avec un maniaque sadique, pervers, brutal et déchaîné, complètement convulsé, d'une cruauté fantasmagorique. Il en ressort une certaine mauvaise foi, par moments, on voit qu'il n'était pas commode du tout, mais il n'est pas dénué d'une sombre noblesse. Sa parole, c'est sa parole, dans sa discussion avec un hérétique protestant qu'il met plus bas que terre, il lui dit qu'il l'épargne parce qu'il s'y est engagé. Et cette lettre de mise au point sévère lui fut remise sous une reliure de brocart brodée de perles!
Ce qui s'est imposé à moi, comme explication, quand j'ai écrit, c'est le phénomène de l'égrégore. L'égrégore maléfique de l'Opritchnina. Ce Vassili Griaznoï par exemple, c'était l'une des figures de proue de cette organisation sinistre. Or, contre les tatars, malgré l'injuste persiflage du tsar, il s'est conduit comme un héros de la sainte Russie... Il avait peut-être lui aussi quelques bons côtés. Et c'est valable aussi pour les autres, et pour l'ange exterminateur, Fédia Basmanov.
Parfois, dans notre univers contemporain qui n'est peut-être pas moins féroce, mais beaucoup plus laid, beaucoup plus pervers, beaucoup plus désespérant, beaucoup moins noble, mon esprit trouve dans la fréquentation de celui du tsar, et du tsar lui-même, une étrange consolation. Dans l'autre monde, de celui où il vivait ne restera que le meilleur, et je rêve d'une invisible ville de Kitej où toute la beauté profanée de la sainte Russie brillera de feux indestructibles, et où nous nous retrouverons, plus ou moins clairs, plus ou moins dignes d'approcher Dieu, mais mystérieusement sauvés les uns par les autres, dans la mesure où nous aurons gardé une toute petite lumière quelque part dans la lampe de notre âme, et je pourrai lui dire ce que dit l'adolescent Vania, fils de Féodor, dans mon livre:
Mon souverain, mon souverain, chuchota-t-il, ne sois pas triste, mon souverain, il t’a pardonné, nous irons tous le rejoindre, nous emmènerons toute la Russie avec nous, toute la Russie, celle de nos ancêtres, la nôtre et celle de nos enfants, nous irons chanter à jamais dans les champs de narcisses et de lys, sous le passage régulier des anges, et les cloches n’arrêteront pas de sonner, et la brise de rafraîchir notre chair glorieuse… Nous retrouverons papa, et le tsarévitch, et le métropolite, et ils sècheront nos larmes, les nôtres et les tiennes, mon cher souverain, nous te prendrons tous avec nous, je n’irai pas là bas sans toi !


lundi 12 février 2018

Derniers préparatifs

Il a fallu aujourd'hui aller porter Rosie dans sa pension provisoire, chez Olga la dresseuse de chiens. Elle se souvenait de la fois précédente, et bien qu'elle ait de l'affection pour Olga, elle n'a manifesté aucun enthousiasme. Elle a essayé de se défiler, et une fois sur place, m'a jeté un regard lamentable, mais sans doute a-t-elle compris, instruite par l'expérience, que le séjour serait provisoire, je l'espère...
Je me suis résolue à demander à la voisine Violetta de nourrir les chats. Elle ne demandait que ça, et me l'avait proposé plusieurs fois, c'est comme on dit ici, une personne "qui me veut du bien". J'ai eu droit en dix minutes à dix conseils et à dix remarques sur mon comportement, ma façon de vivre, de traiter mes plantes et de négocier avec les artisans.
Je n'ai aucune envie de partir. Je me réjouis de voir mes Français apparentés ou amis, les amandiers en fleurs, mais il fait beau ici, en ce moment, c'est le soleil sur la neige, et même, sans manteau, l'après-midi, je n'avais pas froid, des chatons grossissent sur les branches de bouleaux... J'aimerais choisir mon moment...
Enfin, comme n'a pas manqué de me l'apprendre la voisine Violetta, "dans la vie, on ne fait pas ce qu'on veut." Et qui sait, il sera peut-être providentiel pour moi d'être partie maintenant et pas quinze jours plus tard, nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve...
A l'occasion du transfert de Rosie à Olga, je me suis rendu compte qu'elle habitait à côté d'une maison que j'avais visitée, sous le monastère Goritski. Elle était petite, il fallait prévoir un agrandissement pour une salle de bains, il y avait le gaz, mais pas de commodités, les murs étaient d'une construction légère. Mais quelle vue elle avait sur ce splendide monastère....



Le point de vue reste beau de chez Olga, mais au pied même de ce magnifique ensemble, toutes les jolies isbas anciennes que j'avais dessinées autrefois sont remplacées par des horreurs banales, mastoques, à trois étages, un vrai massacre. De plus, ces horreurs ont des terrains qui escaladent la pente et la coupent en ligne droite de leurs affreuses palissades en tôle métallique. S'il y a un architecte responsable à la municipalité je ne sais pas où il a les yeux. Sans doute sur son compte en banque.
Rouslane est venu s'occuper de son chauffage, enfin du mien, et me faire un peu de bricolage et la conversation. Il voit l'effet de la Providence en toutes choses, même les plus mauvaises, l'invasion mongole a protégé la Russie de l'occident, le communisme aussi, et sans doute n'a-t-il pas tort. Je lui ai dit: "En réalité, votre communisme a été russifié, c'est ce qui l'a rendu supportable, et puis vous savez, toute mauvaise chose a parfois quelques bons effets secondaires, comme les poisons violents quand on les dilue..."
En lisant certains commentaires d'intellectuels russes distingués cet après midi sur Facebook, je me suis fait la réflexion que je préférais amplement discuter avec mon plombier: plus russe, plus original, plus centré sur l'essentiel que nous soyons ou non d'accord, et plus tolérant.
Comme je lui parlais des effets bénéfiques du folklore à tous points de vue, il a résolu de me présenter à l'évêque, qui soutient la cause. "Puisque vous avez choisi notre patrie qui est maintenant la vôtre, il faut que vous réalisiez ce que vous êtes venue y faire et que vous y soyez utile..."
Il se peut que des relations du café français logent plus ou moins chez moi de temps en temps, ce qui tiendra compagnie à mes chats, car je suis malade de les laisser, ces abrutis de chats... et aussi la pauvre Rosie.
Donc, je pars...

dimanche 11 février 2018

Lettre à l'higoumène de saint Cyrille du Lac Blanc

Saint Cyrille du Lac Blanc, photo du site du monastère
Après le canon à l'archange Michel, je découvre la lettre fleuve écrite par Ivan le Terrible à l'higoumène de saint Cyrille du Lac Blanc, Kozma. Dans mon livre, saint Cyrille a un higoumène modèle qui s'appelle Ephrem et pas Kozma, et d'après la lettre du tsar, Kozma aurait des leçons à prendre auprès d'Ephrem. Si le tsar a expédié (selon l'une des versions de sa fin) Feodor Basmanov au lac Blanc, pas sûr qu'il y ait trouvé le réconfort spirituel que je lui donne!
Cette lettre m'intéresse beaucoup, plus que celles que le tsar avait adressées au traître Kourbski, et j'en retire l'impression qu'il devait pouvoir être sympa, oui, je la trouve plaisante, cette lettre, c'était bien un être double, en guerre contre lui-même, et peut-être, ainsi qu'il le pensait, victime du pouvoir.  . Mon intuition que, malgré ses débordements, il avait une nature idéaliste, y trouve sa confirmation. Il m'est revenu ce que disait un psychiatre ami de mes parents, dans mon enfance, à mon propos: "Ce qui est ennuyeux avec les idéalistes, c'est que lorsqu'ils sont déçus, ils basculent dans l'autre sens!" Le tsar basculait dans l'autre sens avec l'ampleur et la générosité du tempérament russe, sans demies mesures.
Il semble que sa religiosité était tout à fait sincère. Il soupirait vraiment après le monachisme, et comme j'en ai eu l'intuition, justement parce que la règle monastique et la clôture lui paraissaient le seul moyen de se mettre à l'abri des passions graves qui le tourmentaient et que le pouvoir ne lui donnait pas d'espoir de refréner. Il plaçait le monachisme et les moines très haut, et c'est avec une douloureuse colère qu'il engueule Kozma au sujet de certains princes et boïars enfermés là bas qui y menaient une vie de sybarites.
Apparemment, il répond à l'higoumène qui lui avait écrit à ce sujet. Autant, semble-t-il, il plaçait haut la gent monastique et exigeait d'elle qu'elle correspondît à ses attentes, autant il méprisait princes et boïars, comme l'antithèse de tout ce qu'il respectait dans la vie. A voir ce qu'il pensait du prince Cheremétiev et de sa famille, on comprend qu'il eût été ensuite furieux contre son fils Ivan, qui avait choisi comme épouse une fille de leur clan.
"La lumière des moines, ce sont les anges, la lumière des laïcs, ce sont les moines. " Ainsi c'est à vous, nos souverains, qu'il convient de nous éclairer, nous autres, égarés dans les ténèbres de l'orgueil, et plongés dans la vanité pécheresse, la gourmandise et la licence. Alors que moi, chien puant, à qui pourrais-je faire la morale, qui enseigner et comment éclairer? Je vis  moi-même constamment dans l'ivrognerie, la luxure, l'adultère, les saletés, les meurtres, les pillages, les enlèvements, la haine, et toutes sortes de méfaits". Voilà qui est dit, au moins, il ne le nie pas!
Cette lettre est extrêmement vivante, presque moderne dans l'expression, malgré un contexte, un vocabulaire et des références médiévaux, elle est naturelle et spontanée, on a l'impression de l'entendre. Il évoque une conversation qu'il avait eue avec des moines dans ce monastère qu'il affectionnait particulièrement:
"Vous vous rappelez bien, pourtant, saints pères, comment il m'arriva un jour de venir dans votre très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille et comment, par la grâce de Dieu, de la très pure Mère de Dieu et les prières du  thaumaturge Cyrille, j'obtins au sein de mes sombres et sinistres pensées une petite éclaircie, aube de la lumière de Dieu, et ordonnai à l'higoumène d'alors, Cyrille, avec quelques uns d'entre vous, mes frères (il y avait alors avec l'higoumène Josaphat,  l'archimandrite de Kamen Serge Kolytchov, toi, Nicodème, toi, Antoine, et d'autres dont je ne me souviens pas), de vous rassembler en secret dans une des cellules, où je vous rejoignis moi-même, quittant l'agitation et le trouble du monde; et dans une longue conversation, je vous découvris mon désir d'être tonsuré et éprouvais votre sainteté, maudit que je suis, avec mes paroles impuissantes. Vous m'aviez décrit la sévère existence des moines. Et quand j'entendis parler de cette vie divine, mon âme maudite et mon coeur immonde se réjouirent aussitôt, car j'avais trouvé la bride de Dieu pour mater mon incontinence et un asile salvateur. Je vous communiquai avec joie ma décision: si Dieu m'accorde en cette vie d'être tonsuré, je le ferai seulement dans ce très vertueux monastère de la très pure Mère de Dieu et du thaumaturge Cyrille; vous aviez alors prié. Et moi, maudit, j'avais incliné ma tête immonde et j'étais tombé aux pieds de votre higoumène d'alors, Cyrille, qui était aussi le mien, demandant sa bénédiction. Il avait posé sur moi sa main et m'avait béni, comme tout homme qui venait prendre l'habit."
Il me semble que le tsar exprime là une nostalgie tout à fait sincère, un souvenir qui lui tenait chaud et qui ne lui paraît pas compatible avec les minables histoires de Cheremetiev et autres Sobakine, qui ont la chance de pouvoir faire ce dont il rêve, se retirer au monastère, et n'en profitent pas, mais recréent là bas, dans son monastère idéal, un monde qui l'écoeure, lui, le tsar, et au sein duquel sa nature et sa fonction ne lui permettent pas de surmonter ses passions.
C'est là ce que je trouve très émouvant chez ce personnage, sa nostalgie de la pureté, de la sainteté, la conscience qu'il a de ses péchés, auxquels il est livré sans défense, car sa seule possibilité de salut serait dans le retrait du monde et l'obéissance consentie. J'ai eu l'intuition de ce trait psychologique: Il n’avait aucune envie de s’enfermer dans un monastère mais comprenait soudain pourquoi le tsar en rêvait, et ce que voulait dire, pour lui, être délivré par l’obéissance et le renoncement au monde. Il avait cru que le monastère était fait pour des héros de la foi capables de se passer de tout, il était surtout destiné aux êtres pourris de passions, convaincus qu’ils ne leur échapperaient jamais sans la protection d’une communauté, d’une règle, et d’un père spirituel attentif. Le tsar savait cela, lui, depuis longtemps.
Le tsar raconte également: "Et quand, dans notre jeunesse, nous sommes venus la première fois au monastère saint Cyrille, nous avons été une fois en retard pour le dîner, car chez vous, à saint Cyrille, on ne peut distinguer l'été le jour de la nuit, et aussi, à cause des habitudes de la jeunesse. Et à ce moment-là, l'aide de l'économe était Isaïe Nemoï. Et voilà que l'un de ceux qui étaient en charge de ma table demanda des sterlets, et Isaïe, à ce moment-là, n'était pas là, il était chez lui, dans sa cellule, et ils eurent du mal à le faire venir, et le responsable de ma table lui demanda des sterlets ou un autre poisson. Et lui répondit: "Je n'ai pas reçu d'ordre dans ce sens; ce qu'on m'a demandé, je l'ai préparé, et maintenant c'est la nuit, pas possible d'en trouver. Je crains le souverain, mais il faut craindre Dieu davantage." Voilà quelle règle vous aviez dans le temps: "Même devant les rois, il n'avait pas peur de dire la vérité", comme disait le prophète. Au nom de la vérité, il est juste de faire des objections aux tsars, mais pas au sujet d'autre chose. Et maintenant, vous avez Cheremétiev qui trône comme un tsar dans sa cellule, tandis que Khabarov et autres moines viennent le voir pour boire et manger comme dans le monde."
Ce passage me touche, j'imagine ce jeune tsar, piégé par les nuits blanches de juin, sans doute était-il dehors, avec sa suite, à profiter de l'interminable crépuscule, et voilà qu'il se faisait ensuite remoucher par le moine Isaïe, qu'on avait arraché à ses prières. C'est drôle, il me semble que je n'ai pas tort de le plaindre, il me semble dans sa lettre qu'il est tout à fait malheureux et écoeuré de sa vie, et qu'il ne sait comment en sortir, ou plutôt, il sait qu'il n'en sortira pas et que, comme dans mon livre, il se damne à la place des autres, avec au coeur deux taches de soleil: son amour conjugal avec Anastasia et son monastère idéal où il ne trouvera pas refuge.

samedi 10 février 2018

Je n'ai rien cherché, c'est moi qu'on a trouvée


 L’expérience de mon amie Alexandrina Viguilianskaïa me paraît digne d’être portée à la connaissance d’un public orthodoxe, ou simplement curieux de l’histoire et de la mentalité russes et des répercussions sur celles-ci des années révolutionnaires, des quêtes semblables à la sienne, à la recherche d’une mémoire perdue, avec les découvertes miraculeuses qui s’ensuivent, comme celles des reliques de saint Alexandre Svirski, ou de saint Séraphim de Sarov.
icône de saint Alexis de Bortsourmani peinte par sa descendante
Alexandrina Viguilianskaïa 




Comment s’est-il produit  que je me sois mise à aimer vagabonder, à me déplacer à travers les villes russes, les villages et les bourgs, à la recherche de la beauté faite et non faite de main d‘homme ? Comment ai-je découvert la plénitude de ces endroits à tel  point que je ne puisse déjà plus maintenant m’en passer ? Comment me suis-je ménagé ce moyen  d’échapper à l’espace étouffant de la mégapole, avec ses rythmes de course à la mort ? J’attendais le week-end, m’asseyait dans la voiture et franchissait simplement le périphérique, vers les endroits où commence la vie, où le passé revient et s’anime, où l’homme acquiert une toute autre perception de soi et du monde environnant. C’est lors de l’un de ces voyages que se produisit la rencontre qui allait changer ma vie, bien qu’alors, je ne pusse même pas le soupçonner.


Viazniki. Visages du passé

Dans la ville de Viazniki, région de Vladimir, en parcourant le merveilleux cimetière de l’église de la Protection de la Mère de Dieu, j’ai aperçu la tombe du diacre Piotr Viguilianski. Depuis la vignette, sur la croix métallique, me regardait un homme au visage magnifique. Sa durée de vie : 1872 – 1932. Je ne savais rien de notre homonyme de Viazniki et me précipitai pour interroger à son sujet le prêtre local. Mais celui-ci se contenta de hausser les épaules.
Depuis ce jour, je ne pus plus trouver de repos. Je savais que Viguilianski est un nom de famille clérical et il était évident que le diacre du gouvernement de Vladimir était d’une manière ou d’une autre lié à notre famille d’ecclésiastiques. Mais comment ? Que représente-t-il pour nous tous, Viguilianski d’aujourd’hui ? Et pourquoi l’ai-je trouvé ? Toutes ces questions me mettaient dans un état entièrement nouveau : je ne parvenais pas à passer devant et à continuer à vivre comme si de rien n’était, je devais absolument trouver la réponse. En moi s’était installé le sentiment précis que le diacre au merveilleux visage m’appelait, me demandait de faire quelques pas en sa direction, parce qu’il voulait que nous apprissions ce qu’il en était de lui.
Bien sûr, je partageais l’énigme avec papa, l’archiprêtre Vladimir Viguilianski, et avec mon frère Nika, le diacre Nicolas. Mais ni papa ni mon frère ne savaient rien sur la tombe, derrière l’autel de l’église de Viazniki. Mon frère se souvenait d’un vieil album de famille avec des photos de nos ancêtres, les prêtres Viguilianski, sur lesquels, à part leurs noms écrits, nous ne savions rien non plus. L’album avait un jour appartenu à la cousine germaine de papa Elena, depuis longtemps défunte, et quelques années auparavant, Nika l’avait par miracle obtenu de nos parents lointains. J’avais, je ne sais pourquoi, complètement laissé filer l’histoire de l’album, et je me précipitai vers mes parents, j’étais impatiente de regarder les visages du passé. L’album commençait par des photographies de la fin du XIX° siècle avec une série de portraits de mon arrière-arrière-grand–père, l’archiprêtre Alexis Viguilianski, un vieillard majestueux avec une superbe barbe blanche. Plus loin se succédaient des photos de sa femme, Anna Viguilianskaïa, mon arrière-arrière-grand-mère, de leur beauté de fille Olga Alexeïevna avec ses enfants et son mari, Dmitri Goubine, et ensuite, déjà les descendants dont le destin nous était plus ou moins connu.
Où vivait mon arrière-arrière-grand–père, le prêtre Alexis ? Dans quelle église officiait-il ? Cette église s’était-elle conservée jusqu’à nos jours ? Comment s’était déroulée sa vie ? Qui étaient ses ancêtres ? En quoi était-il lié au diacre Viguilianski de Viazniki ? Ce n’était pas seulement de la curiosité mais l’appel de notre sang : en fonction d’un sens intérieur jusque là inconnu de moi, je sentais que je devais ressusciter cette mémoire et que cela n’était pas indispensable seulement pour moi. D’une façon mystérieuse, je ressentais déjà la bénédiction des Cieux. C’était la première fois qu’il m’arrivait quelque chose de pareil, c’était le pressentiment du miracle dont on ne peut se détourner. Je me mis à prier, j’inscrivis dans mes dyptiques les noms de tous les Viguilianski qui m’étaient encore inconnus, et il me semblait déjà qu’ils étaient à mes côtés, justement ici, avec moi, et m’aidaient, et que les temps se refermaient.
Je tombai sur un site généalogique, où je trouvai tout un forum sur les prêtres Viguilianski qui avaient officié au XIX° et au  XX° siècle dans le gouvernement de Vladimir. Il s’avéra qu’à Viazniki vivait jusqu’à présent le petit-fils de ce même diacre, l’historien local Lev Valerianovitch Viguilianski. Le samedi suivant, sans même attendre l’aube, je montai dans ma voiture et partis à nouveau pour Viazniki, comptant rendre visite à Lev Valerianovitch dans le musée historique du coin. Mais à l’entrée de Viazniki, je compris que j’arrivai trop tôt, et que le musée serait encore fermé. C’est pourquoi je tournai vers la ville voisine, au joli nom de Mstiora : on avait évoqué sur le forum les prêtres Avrorov, parents des Viguilanski, qui avaient officié à cet endroit.
Lev Valerianovitch Viguilianski
A Mstiora, pas de musée historique local, en revanche, il y a un musée des artisans de Mstiora, ils étaient célèbres pour leurs décorations de coffrets. Le musée n’était pas encore non plus ouvert, en revanche, je tombai, par ce tendre matin de juin, sur la paisible rivière Mstiora, ses nénuphars et les coupoles des églises dans l’aurore estivale. J’errais sur la berge, regardais le reflet des deux monastères de Mstiora, qu’on venait juste de restaurer après leur ruine soviétique, et je priais, même pas pour trouver des parents, mais pour apprendre à remercier. Je sentais tout à fait clairement que le Seigneur était à mes côtés et qu’il se produisait une sorte de grand bouleversement, la résurrection de la mémoire, le passé revient et ce qui est oublié reprend vie.
Je ne passai pas plus de dix minutes au musée de Mstiora et en sortit avec le numéro de téléphone d’un historien local. Une demie heure plus tard, nous étions déjà assis à la table de sa cuisine. Il feuilletait un énorme classeur avec les documents d’archives et l’histoire de la famille « Viguilianski ». Il se trouve que l’octogénaire Lev Valerianovitch Viguilianski avait reconstitué sa généalogie jusqu’au plus petit détail, il avait des renseignements aussi sur des noms proches des Viguilianski, les Skipetrov, les Avrorov, les Kantov, des prêtres qui avaient officié dans le gouvernement de Vladimir, de Mourom à Gorokhovets. Il me montrait des photographies et parlait, parlait, parlait…Des atrocités commises par les bolcheviques sur la terre de Vladimir, des églises ravagées, des exploits de ces prêtres martyrs : aucun d’eux ne survécut à l’année 1937. J’appris la biographie détaillée du diacre Piotr, grand-père de Lev Valerianovitch, dont j’avais trouvé la tombe il y avait un peu moins d’un mois, j’appris le tragique destin des autres Viguilianski « de Vladimir », parmi lesquels se trouvaient aussi des néomartyrs canonisés.
Cependant, Lev Valerianovitch eut beau examiner les photos de notre album de famille, il ne put rien me dire sur elles. Il devint évident qu’ils appartenaient à quelque branche parallèle, et qu’il fallait chercher leurs traces dans un autre gouvernement.
Lev Valerianovitch était assis auprès de moi et pleurait. Il lui semblait que le passé n’intéressait déjà plus personne et mon attention était pour lui un bonheur.

Kourmych. L’église de mon arrière-arrière-grand-père.

En quittant Viazniki, j’écrivis naturellement tout de suite sur ces destins stupéfiants que je découvrais et dans lesquels se reflétait tout notre XX° siècle sanglant, notre faute et notre douleur communes. Et les lettres se mirent à me pleuvoir dessus. Il se produisit que ne trouvant pas de réponses à mes questions, j’en trouvai par hasard et sans m’en douter, aux questions des autres. A travers moi, des gens retrouvaient leurs ancêtres, s’appropriaient leur histoire. Beaucoup, d’après mon récit, s’en allaient trouver Lev Valerianovitch à Viazniki et revenaient avec des réponses.
Cela me stupéfiait : quelqu’un peut, tout en ayant son destin en vue et en étant un instrument entre les mains de Dieu, s’avérer de façon miraculeuse l’artisan du destin d’autres personnes, devenir un chaînon conducteur intermédiaire dans la chaîne commune de la Providence.
Mais j’étais attendue par une nouvelle découverte. Une des lettres était venue de Tcheboksary. Une femme du nom d’Elena Okouneva m’assurait que nous étions parentes : mon arrière-arrière-grand-père,  le prêtre Alexis Viguilianski de la photo de notre album de famille était le frère de son arrière-arrière-grand-mère ; ils vivaient dans la ville de Kourmych, gouvernement de Simbirsk. Il suffit à papa d’entendre ce nom, Kourmych, pour s’écrier : « Oui ! Nous avons trouvé : ce sont eux ! Le lieu de naissance de mon père, Nikolaï Dmitrievitch Viguilianski, c’est la ville de Kourmych ! » Avec Elena Okouneva, je commençai à comparer les prénoms et les dates : elle s’occupait de leur généalogie depuis longtemps  et avait connaissance de mon arrière-arrière-grand-mère, Anna Petrovna Viguilianskaïa, de sa fille Olga, mon arrière-grand-mère, elle pouvait donner les dates approximatives de leurs vies. Tout coïncidait. Il ne pouvait y avoir rien de fortuit : nos ancêtres nous étaient rendus !
Ensuite, nous commençâmes à élucider les détails : j’appris le prénom d’encore un Viguilianski, le prêtre Paul, c’était mon grand-père au troisième degré, au milieu du XIX° siècle, il officiait, comme me le dit Liéna, à l’église de la Dormition du village de Bortsourmani de ce même district de Koumych. C’est lui qui engendra, en plus de six autres enfants, mon arrière-arrière-grand-père aux cheveux blancs Alexis de l’album, et l’arrière-arrière-arrière-grand-mère d’Elena Okounieva, ma cousine au cinquième degré.
En août 2016, c’est-à-dire seulement un mois et demi après la rencontre de Viazniki, j’étais déjà en voiture et filait à 600km de Moscou, dans la région de Nijni Novgorod, sur la terre de l’ancien gouvernement de Simbirsk, vers les endroits dont je n’avais auparavant jamais entendu les noms mystérieux, vers Kourmych et Bortsourmani. Ma cousine retrouvée Elena venait à ma rencontre depuis Tcheboksary.  J’arrivai un jour à l’avance, , le 16 août,  il me restait un jour avant la date fixée de ma rencontre avec Elena et pour cette raison, j’allai d’abord à Kourmych dans l’espoir de retrouver l’église de mon arrière-arrière-grand-père Alexis, consacré, ainsi que j’avais eu le temps de l’apprendre, à la  Nativité de la très sainte Mère de Dieu.
… Je sortis de la voiture et regardai longuement ce qu’il restait de l’église de mon arrière-arrière-grand-père. J’en faisais le tour, touchais les murs de briques et à ma joie se mêlait de la douleur. On avait pratiqué directement dans l’abside de l’autel  une porte avec l’écriteau : « Maison de la Culture de Kourmych ».  La jeunesse commença bientôt à s’y rassembler et de l’église me parvint la musique endiablée d’une discothèque…
Et dans mon fort intérieur se levait une émotion vibrante : leur maison était quelque part ici, mon arrière-arrière-grand-mère  Anna,  rondelette, avec son caractère rétif, active, joyeuse, je la connais d’après les photos, s’occupait du ménage. On sonnait les cloches pour les matines, mon arrière-arrière-grand-père se hâtait pour aller à l’office…
Et tous nous sommes issus d’ici, en dépit de tout ce qui nous sépare dans le temps et l’espace, en dépit des 600 kilomètres de trajet, du XX° siècle dément et de l’enfer actuel de cette discothèque…

Bortsourmani. On m’a trouvée

Le prêtre Alexis Viguilianski, arrière-arrière-grand-
père d'Alexandrina
Et ensuite, je suis allée plus loin et plus profondément, encore une génération de plus, dans un village au nom impénétrable de Bortsourmani : c’est précisément là que naquit mon arrière-arrière-grand-père Alexis. A Bortsourmani avait officié son père, le prêtre Paul, mon grand-père au sixième degré, et l’église de la Dormition, je le savais, avait ressuscité et fonctionnait.
Il me fallut encore parcourir quelques 25 kilomètres pour que le temps fût définitivement aboli. Je tombai sur la terre promise dont nous sommes tous issus. Des étendues vertes, des maisons paysannes, des faubourgs, des chèvres, des coqs et la route, et la colline au loin, et sur la colline l’église immaculée, tout était d’une beauté absolue, impossible. C’était comme si j’étais revenue à la maison après une longue absence, ce sentiment de reconnaissance, on ne peut le confondre avec autre chose. Mais je ne pouvais supposer quel nouveau choc m’attendait là.
J’arrivai à l’église au son des cloches. Il y avait beaucoup de voitures et de gens, joyeux, bien habillés, assemblés ici visiblement pour un cas exceptionnel, c’était pourtant un jour de semaine, un mardi. L’office de l’agrypnie s’achevait, et je me précipitai impatiemment sur la grand-mère qui vendait des cierges pour lui demander quelle était aujourd’hui cette solennité. Il s’avéra que c’était la veille de la fête votive de la Découverte des reliques de saint Alexis de Bortsourmani, prêtre de cette église, ascète, clairvoyant, guérisseur, thaumaturge. Et ces reliques reposent justement là, dans l’église. Je vis la châsse, décorée de fleurs, et m’inclinai sur les reliques du starets inconnu, je n’avais même jamais entendu son nom. Ensuite, j’achetai dans la boutique un petit livre avec sa vie, m’éloignai dans le petit bois à côté afin de m’installer une tente pour passer la nuit : environnée des miracles qui se produisaient, je n’avais déjà plus peur de rien. Je pris la vie du saint avant de dormir et mon regard tomba de lui-même sur des lignes qui me firent battre le cœur : « Neuf ans avant sa mort, le père Alexis pris sa retraite et laissa la place à Paul Viguilianski, marié à sa petite-fille du côté de sa fille aînée Nadejda ». Ainsi en une journée, j’avais récupéré ma généalogie jusqu’à la huitième génération : le prêtre Alexis Gneouchev, saint divin inconnu, dont j’avais honoré la mémoire précisément ce jour, s’avérait être mon grand-père au cinquième degré.
Comment raconter ce que j’éprouvais, couchée avec ma lampe-torche dans la tente obscure, dans la forêt nocturne, à la lisière d’un village perdu ?
Que ce n’est pas moi qui allais, mais moi que l’on conduisait, que ce n’était pas moi qui cherchais, mais qu’on m’avait trouvée ? Devant moi se déployait à nouveau tout un enchaînement de « hasards » sur cette voie, tous ces arrêts intermédiaires et ces haltes, quand on ne pouvait encore voir le pont final, mais qu’on entendait seulement un appel lointain inexplicable, auquel on ne pouvait pas ne pas répondre.  Mon saint grand-père m’avait pris par la main, déjà là bas, dans la lointaine Moscou, et m’avait amenée à lui à travers Viazniki, à travers des trouvailles inattendues et des rencontres, à ne plus pouvoir à présent fermer l’œil, à répéter, couchée dans mon sac de couchage : « Dieu est glorieux dans ses saints ! », « saint père Alexis, prie pour nous » ! « Gloire à Dieu ! » C’était comme une seconde naissance.  Je lisais les miracles du saint, décrits dans sa vie, et je comprenais que l’un d’eux, non décrit dans le livre, était en train de se produire juste maintenant, et de se produire avec moi.
Le jour suivant, le 17 août 2016, je ne l’oublierai jamais. Toute la colline, autour de l’église, était bourrée des gens qui n’étaient pas arrivés à y entrer. On servait la liturgie carrément dehors, dans les rayons du soleil levant. Arriva en hélicoptère à Bortsourmani  monseigneur Georges, métropolite de Nijni-Novgorod et d’Arzamas, quatre évêques et prêtres,venus de tous les coins de l’éparchie,  officièrent avec lui. Il me semblait que j’étais tombée dans un festin d’un Monde Supérieur, que toutes les frontières s’étaient ouvertes. Et qu’il n’y avait déjà plus ni temps ni espace. Je revins à moi-même, à l’état dans lequel, sans doute, doit seulement exister celui qui a connu une expérience de la foi assourdissante : elle n’a pu s’ouvrir avec une telle force et une telle profondeur, dans ma tristesse, qu’à la faveur d’une rencontre avec un miracle authentique, donné par la grâce et l’amour de Dieu, sans mérite, de façon absolument gratuite.
Rencontre d'Alexandrina (à droite) avec ses cousines retrouvées Yelena et Yekaterina
Ma cousine  Liéna me reconnut dans la foule à mon expression de stupéfaction, elle ne pouvait sans doute que la remarquer. Nous nous étreignîmes et j’avais envie de pleurer tant nos émotions étaient pénétrantes et vives.
 Cette rencontre n’échappa non plus aux journalistes de la télévision de Nijni-Novgorod, je racontai mon histoire devant les caméras, pour témoigner du miracle et glorifier Dieu. Après l’office, je m’insinuai jusqu’au métropolite Georges qui connaît mes parents depuis longtemps et est ami avec eux, je ne pouvais naturellement pas ne pas partager avec lui ma nouvelle étourdissante. Il me donna sa bénédiction, posa une main sur mon front et dit : « Eh bien où sont doc papa et maman ?Je les attends pour l’office, ici, à Bortsourmani, au mois d’août, dans un an : maintenant, après la révélation d’un tel miracle, cette fête ne sera pas complète sans eux. Ils seront les bienvenus. »
Mais papa et maman ne savaient rien encore et s’inquiétaient dans la lointaine Moscou, se demandant où j’étais encore passée. Depuis Bortsourmani, je rentrai bien sûr directement chez eux et première chose, nous organisâmes un office d’action de grâce domestique devant l’icône de saint Alexis que j’avais rapporté de ses reliques, avec lecture de l’acathiste et du canon en son honneur. Et ensuite nous eûmes tout le loisir de parler, nous émerveillant de la Providence divine et de ses voies impénétrables… 
De gauche à droite: Olessia Nikolaïeva, poétesse et romancière, mère d'Alexandrina et épouse du père Vladimir Viguilianski, Alexandrina, le métropolite de Nijni Novgorod Gueorgui, le métropolite de Saransk et de Mordovie Zinovi, le père Vladimir Viguilanski, sa petite-fille Lisa.
Le mois d’août prit fin, la vie laborieuse ordinaire de Moscou reprit, mais je sentais qu’elle ne serait plus jamais comme avant. Les récents miracles, qui m’étaient tombés du ciel, avaient retourné mon univers, l’avaient transfiguré d’une lumière qui n’était pas de ce monde, et à cette lumière, on ne pouvait pas s’habituer. Le sentiment d’infinie reconnaissance envers Dieu soulignait et approfondissait celui de ma propre insignifiance, de mon indignité et du caractère absolument immérité de ce miracle qui m’avait secouée, précisément secouée, comme un volcan, un tremblement de terre, la déchirure des cieux. Je comprenais que je devrais désormais servir d’une manière ou d’une autre, me rendre utile et je me mis à prier pour que le Seigneur me montrât de quelle façon précisément, je pouvais lui servir, et pour qu’Il me suggère ce que je devais maintenant faire.

Encore un miracle au sujet de Bortsourmani

Attendant avec impatience les vacances suivantes, je me préparai à un autre voyage lointain, dans la ville d’Oulianovsk, dans l’espoir que dans les archives de Simbirsk, je trouverais des informations sur les prêtres Viguilianski, sur le destin desquels subsistaient encore beaucoup de questions. J’osais déjà compter sur ce que sur cette voie, je me trouverais sous l’aile de Dieu, sous sa protection et sa direction et croyais que  le voyage ne serait pas sans résultat.
Dans les archives de Simbirsk, le temps s’écoula à nouveau d’une autre manière, j’appelai ce mouvement « en avant, dans le passé » : plus profondément je m’enfonçais dans ce qui fut, plus je m’approchais de moi-même, de quelque chose de capital dans ma vie. Une nouvelle joie m’attendait : les actes cléricaux des églises du district de Kourmych s’étaient conservés pour toute la période du XIX° siècle ! Beaucoup pensaient que ces documents avaient brûlé dans un incendie ; de plus, à cause de la transformation du gouvernement en régions et districts s’était produite une confusion, et on ne pouvait pas savoir dans quelles archives chercher les précieuses indications. Mais elles étaient là, je les ai lues !
Les registres  de paroisse sont des manuscrits dans lesquels on inscrivait des enseignements sur les églises et le clergé. En les feuilletant, on trouve immédiatement tous les éclaircissements, les années de la vie d’un prêtre, son lieu de naissance et ses études, des indications sur les autres églises où il a officié, ses récompenses, son bien, la composition complète de sa famille, les dates de naissance de ses enfants, et même la quantité « d’exhortations », les sermons qu’il a prononcés ! C’était une mine d’information : j’ai presque entièrement reconstruit  selon les dates notre arbre généalogique, j’appris les noms des femmes et des enfants de nos ancêtres prêtres, explorai les branches apparentées, je vis même leurs signatures de leurs propres mains, leur écriture, témoignage du souffle vivant du passé. Fluide, inclinée, rapide, celle de mon arrière-arrière-arrière-grand-père : « Je soussigné, prêtre Pavel Ivanov Viguilianski. » Lente, écrite d’une main tremblante, un petit signe de l’année 1838 de la part de saint Alexis : « Prêtre Alexeï Petrov Gneouchev, prêtre de l’église de la Dormition …» Une voix venue de loin, une rencontre ! Et l’empreinte d’une époque tout à fait récente, à la mesure de l’histoire, la signature de l’arrière-arrière-grand-père  de notre album de famille, avec lequel avait commencé mon enquête : quelques mois auparavant, je me demandais encore qui il était et maintenant je regardais les petites lettres indistinctes écrites de sa main et m’étonnai de cette impression de porte grande ouverte…
Enfin s’expliquait aussi le lien mystérieux de notre branche familiale avec les Viguilianski « de Vladimir » : l’arrière-arrière-grand-père Pavel  avait étudié au séminaire de Vladimir et était natif de cette terre, mais après ses études, on l’avait envoyé dans le lointain gouvernment de Simbirsk, à Bortsourmani, où il se maria avec la petite-fille du saint et devint son successeur dans l’église de la Dormition. Ainsi les Viguilinaski s’établirent-ils dans le district de Kourmych pour presque un siècle.
Mais surtout, j’appris où était enterré Pavel Viguilianski. A l’époque soviétique, on avait complètement anéanti le cimetière de l’église. Grâce à la piété populaire ne se conserva qu’une seule tombe, celle du « petit père Alexeï » : il en fut de telle manière que, retrouvant la mémoire du saint thaumaturge et faisant le ménage sur sa tombe, les habitants du village le sauvèrent de la ruine et conservèrent pour nous ses saintes reliques que par la suite, après sa canonisation, l’Eglise Orthodoxe devait découvrir. Mais les autres tombes, malheureusement, furent nivelées et ressusciter leur mémoire ne s’est jusqu’à maintenant pas révélé possible. Je savais à présent d’après les documents d’archives que le père Pavel avait demandé à être enterré derrière l’autel de l’église de la Dormition, à gauche du tombeau de saint Alexis. Cette histoire s’est conservée grâce à un signe qui fut révélé la veille de l’érection de la pierre tombale de Pavel Viguilianski. Un certain fabricant de poele en briques, Guerassim Tchoudakov entendit une voix qui lui ordonnait d’élever le monument non pas juste à côté mais à une certaine distance du tombeau du père Alexis, car le saint devrait dans l’avenir, « sortir sous forme de reliques », et la pierre tombale de son successeur pourrait en souffrir.
Ainsi, il me fut confié de restaurer la tombe de mon arrière-arrière-arrière-grand-père. Je compris alors que j’étais obligée de prendre en mains encore une cause grande et difficile, essayer de reprendre à Kourmych l’église dans laquelle officiait mon arrière-arrière-grand-père Alexeï Pavlovitch pour la rendre à l’Eglise, et ensuite seulement penser à la restaurer.
Je décidai de rentrer à travers Bortsourmani : je ne pouvais manquer l’occasion de m’incliner à nouveau sur les reliques du saint et de lui demander son aide pour mes nouvelles tâches. L’hospitalier père André, recteur de l’église, me donna asile pour la nuit et au matin, nous allâmes ensemble à l’office : je tombai à nouveau dans une fête, c’était celle de l’icône de Notre Dame de Kazan. Après la liturgie, le père André m’ouvrit la châsse où se trouvaient les reliques du saint…
Il m’arriva alors une chose dont je ne pus parler qu’à maman et papa, si intime, profonde et d’un autre monde fut cette expérience. Je me tenais près des reliques et ne savais quels mots choisir pour prier : je saisis exactement cette impression, l’impuissance des mots, leur inexactitude, leur pauvreté pour exprimer l’entière pelote de mes pensées et de mes sentiments, qui allaient de la reconnaissance à la requête que le saint se trouvât toujours auprès de moi.  Et dans cet état d’impuissance verbale, de mutisme j’entrai intentionnellement dans mes profondeurs, là où les mots ne sont pas encore nés, où rien n’est nommé, pour parler avec saint Alexis directement de là bas, pour lui transmettre mon sentiment tel qu’il était, sous cette forme originelle, nouvelle-née, informelle et non déformée. Et le saint me répondit, je l’ai su parce que quelque chose se produisit avec mon corps. Mes larmes se mirent à couler, précisément à couler, en un flot tellement infini et généreux sur ma poitrine que ma veste, mon écharpe et tout ce qu’il y avait dessous  en furent détrempés. Je dirai maintenant une chose étrange : je ne pleurais pas ! Cela ne ressemblait pas du tout à des pleurs habituels, à ce qui se produit quand les sentiments débordent, que les épreuves sont vives, et le cœur touché. Les larmes coulaient d’elles-mêmes, comme une réaction à quelque chose qui n’est pas de ce monde,  d’inaccessible, de jamais vu.  Visiblement, le corps ne connaît pas d’autre réponse, il ne comprend pas comment se conduire, comment se manifester autrement dans cette rencontre avec l’incorporel, l’immatériel, le non terrestre… avec ce qui, probablement, s’appelle la grâce…
Je rentrai chez moi avec un nouveau témoignage de miracle, et fus à nouveau submergée par un sentiment double déjà familier : de la reconnaissance mêlée de crainte, de la conscience aiguë de ma responsabilité et de ma dette, qui réclamait de ma part d’aller à la rencontre du service irrésistible de Dieu. Je craignais que cela fût au dessus de mes forces. En chemin se trouvait Viazniki : ce nom géographique était devenu pour moi symbolique, parlant, reliant toutes choses entre elles, le point de départ de ma nouvelle vie.  Je ne pouvais bien sûr passer sans m’arrêter près de Lev Valerianovitch Viguilianski.  Et nous voici de nouveau assis à la même table, mais nous nous émerveillons désormais ensembles de ces découvertes miraculeuses.
Ensuite, l’hiver est venu, et je vécus de longs mois dans l’attente d’une nouvelle rencontre :  je languissais de Bortsourmani et y retournait mentalement. A la fin avril, dès que la neige eût fondu, j’emmenai enfin là bas ma plus jeune fille Lisa, j’avais eu la chance de trouver une petite maison vide juste en face de l’église : nous nous réveillions le matin, regardions  par la fenêtre et ne pouvions en croire notre bonheur.
 Encore à Moscou, j’avais convenu d’une rencontre avec monseigneur Silouane, évêque de l’éparchie de Lyskovo : mes nouvelles tâches réclamaient sa bénédiction et sa participation.Je savais que le 4 mai, l’évêque Silouane allait servir à Bortsourmani  la liturgie de la fête, et j’espérais le trouver après l’office. Mais le jour même de la fête, il apparut que monseigneur avait déjà consacré, dans son emploi du temps, une heure entière à ue convesration avec moi, dans la maison du père André, avant même le début de l’office. C’était une grande faveur. Je lui racontai tous les détails de la découverte de mes ancêtres, lui montrai l’album de famille, celui-là même qui avait récemment suscité tant de questions et dont je savais à présent tout, je partageai mon chagrin devant le destin de l’église de Kourmych, profanée par les discothèques, lui  parlai du tombeau retrouvé du prêtre Pavel et de notre désir de le restaurer.  L’attention et la bienveillance de monseigneur dépassèrent toutes mes espérances. Il me soutint dans tous mes desseins, me donna sa bénédiction pour toutes les démarches indispensables à la cause de la restitution de notre mémoire.  Et pendant son sermon, après la divine liturgie, il répéta mon histoire depuis l’ambon à tous ses paroissiens et à ses hôtes, et me présenta même comme l’héritière de saint Alexis et le témoin de nouveaux miracles.  Je ressentis à nouveau le caractère immérité de tous ces honneurs et compris à nouveau qu’il m’était donné incomparablement plus que ce que j’avais osé demander. Ce même jour, monseigneur me présenta à la direction du district autonome de Pilnino qui me promit que dans des délais très courts, déjà cette année, l’église de Kourmych serait rendue à sa véritable destination.

Le testament d’un saint

Je savais déjà que chaque nouveau détour de cette histoire m’obligeait à faire un pas de plus, en réponse aux bienfaits reçus. Cela ressemblait à un déplacement en spirale où, à cjaque cercle, avec la découverte de nouvelles hauteurs, on exigeait de moi de nouveaux efforts, une ascension au cercle suivant. Il me restait une question, la plus mystérieuse et intrigante de toutes celles, devant lesquelles je m’étais trouvée jusqu’à ce moment.  D’après la vie du saint, on connaissait l’existence d’un journal qu’il tenait de son vivant et aurait légué à ses héritiers : le journal fut conservé d’abord sous l’autel de l’église de Bortsourmani, puis se transmit de génération en génération d’un prêtre Viguilianski à l’autre. La dernière lectrice du journal, de toute évidence, fut une habitante de Bortsourmani, la propriétaire terrienne Maria Pazoukhina, elle était amie avec l’arrière-petite-fille de saint Alexis, Maria Loutsernovaïa, dans la maison de laquelle étaient conservés ces écrits au début du XX° siècle.  En 1913, Maria Pazoukhina devint l’auteur de la biographie la plus complète et détaillée du starets et édita une brochure « le Prêtre Alexis Gnevouchev , athlète de la foi et de la vertu ». Son contenu est à la base de la vie du saint actuelle. On y trouvait quelques citations de son journal : c’est grâce à elles que nous connaissons les miraculeuses révélations dont le starets fut gratifié dans sa vie, les apparitions du Seigneur et de ses saints.
Le journal fut considéré comme perdu ou brûlé, parce que depuis ce même moment, il avait disparu sans laisser de traces. Mais je caressais l’espoir que ce journal qui nous était légué et destiné, à nous ses descendants, était possiblement vivant et gisait dans quelques archives, attendant son retour. Je cherchai les traces du journal dans la bibliothèque nationale de Moscou et, ,e trouvant rien de ce qui était sur ma liste, commandai le livre de l’archiprêtre Alexis Skala, un recueil de vies de saints de la province de Simbirsk. Il y a aussi dans ce livre un chapitre sur saint Alexis  de Bortsourmani. Qu’est-ce qui m’a poussée à commander un livre qui m’était déjà connu depuis longtemps, je ne sais pas : selon la logique des choses, le relire n’avait aucun sens. Mais je le fis, sans doute pour prendre simplement dans les mains un livre de papier vivant. J’étais assise dans la salle de lecture et suivais lentement des yeux le texte familier. Mais vers la fin, je me pressai : il  y avait dans le livre une photographie d’une page du journal du saint… La photographie n’avait pu surgir que de nos jours, le père Alexis Skala avait peut-être tenu le journal dans ses mains et donc, il s’était tout de même conservé ! Malheureusement, l’auteur n’était déjà plus de ce monde, et éclaircir où il avait précisément trouvé les précieux écrits ne semblait pas possible. En revanche, j’appris que le père Alexis avait vécu à Oulianovsk, et la réponse venait d’elle-même : le journal, très probablement, était conservé dans ces mêmes archives qui m’avaient déjà aidée plus d’une fois.
Obtenant avec difficulté un congé, je filai une fois de plus à Oulianovsk. Il s’avéra sur place que les archives allaient fermer pour cause de déménagement. Je sentis à nouveau que se produisaient des événements que je ne pouvais remettre à plus tard. Je m’installai dans le même hôtel qu’à l’automne, il est à deux minutes à pied de la  salle de lecture, et j’avais juste  à descendre de mon abri provisoire au numéro symbolique de 2017, à traverser la route pour m'enfoncer à nouveau dans la profondeur des siècles, où m’attendait encore une rencontre fatidique.
Le fond n°134, opus n°8, affaire 999, ces chiffres du catalogue d’archives sont devenus pour moi les coordonnées de la découverte la plus énorme et la plus retentissante de toutes mes recherches : on me tendit le dossier inestimable avec le matériel de la recherche que mena le consistoire spirituel de Simbirsk en 1913. «Sur l’élévation au rang des saints du prêtre de l’église du village de Bortsourmani du district de Kourmych, A.P. Gneouchev ». C’est seulement la Première Guerre mondiale, la révolution, et les terribles décennies de pouvoir athée subséquentes qui empêchèrent alors la canonisation du saint. Le matériel de ce travail minutieux a sombré dans l’oubli : en 2000, quand l’affaire de la canonisation du prêtre Alexis Gneouchev fut restaurée, ces précieux documents ne furent pas trouvés. Mais je le tenais à présent dans les mains, ce dossier, caché de tous pendant tout un énorme siècle ! Le journal de saint Alexis était ajouté à tous les autres éléments du dossier, pas seulement un témoignage de sa vie et de ses miracles, mais un objet sacré de toute l’Eglise Orthodoxe.

La dimension de ce qui venait de se produire ne pouvait déjà plus m’entrer dans la conscience : moins d’un an auparavant, j’avais répondu presque sans y penser, sans le vouloir à un appel confus, qui m’était apparu de façon inexplicable d’on ne sait où, soudainement et étrangement, pour maintenant acquérir le journal de saint Alexis, que notre Eglise avait si longtemps attendu.  Je m’appliquai à ces pages précieuses et ne pus à nouveau trouver les mots pour exprimer ma gratitude. Je  me persuadai de mes propres yeux de la nature miraculeuse des événements, envoyés d’en haut, de leur capacité à surgir les uns des autres, à se transfigurer, à s’enrichir de nouvelles significations à chaque détour de la route.
Je recopiais le journal du début à la fin, un mot après l’autre. Je répertoriai tous les matériaux de l’affaire : les témoignages de miracles, accomplis par les prières du saint, ses prophéties et ses guérisons, qui n’étaient jusqu’à présent connues de personne, les dépositions de témoins oculaires, les lettres de sa fille spirituelle, l’higoumène du monastère d’Arzamas, mère Maria Akhmatova… Tous ces matériaux sont maintenant inclus dans une nouvelle vie du saint, un travail que j’ai achevé ; devant moi, il reste la pose d’une croix sur le tombeau de mon grand-père au sixième degré, la restitution de l’église dans laquelle officia mon arrière-arrière-grand-père.  Mais c’est déjà le lot du futur, que je regarde seulement pour l’instant le coeur battant, et des voies impénétrables du Seigneur.

Alexandrina Viguilianskaïa
Traduction Laurence Guillon


mercredi 7 février 2018

Aube froide


Quand je me suis confessée dimanche au père Dmitri, je lui ai dit que j'avais une dépendance au sucre, à Internet et à mon roman. Pour les deux premières, il m'a dit de profiter du carême pour m'en occuper, pour la troisième, il a  objecté que d'être obsédé par son travail, d'autant plus créatif, était une chose normale. "Oui, lui dis-je, mais je pense plus à Ivan le Terrible qu'au Christ.
- Vous écrivez sur Ivan le Terrible?
- Oui, et il me semble que cette âme m'accompagne et me plaint, et j'ai terriblement pitié d'elle, de mon côté, et en même temps, elle a trop de pouvoir sur moi. Je prie pour Ivan le Terrible.
- Eh bien il y a au moins au monde quelqu'un qui le plaint et qui prie pour lui, d'ailleurs du coup je crois que je vais le faire aussi!"
Mon plombier Rouslane me soutient que le communisme a épuré la Russie et permis qu'elle connaisse à présent un renouveau spirituel, et il espère que la société reviendra à une forme de communisme. Il pense que Pierre le Grand avait saccagé la société russe, c'est une opinion que je partage entièrement, il est en grande partie responsable de ce qui s'est passé ensuite, avec son prédécesseur Alexis et le schisme des vieux croyants, et ses successeurs également. Les derniers tsars de cette dynastie, qui ont fait ce qu'ils ont pu avec la situation vicieuse dont ils avaient héritée, étant les seuls qui trouvent vraiment grâce à mes yeux.
Je trouve très cher payée l'épuration que revendique Rouslane, et elle a frappé les meilleurs éléments du pays. Elle a été opérée par des gens qui détestaient la Russie, son génie propre, sa foi, ses traditions, sa culture, à l'exception de cette culture de musée et de conservatoire qui pourrit la cervelle des intellectuels encore aujourd'hui, chez eux comme chez nous, résultat de cet appauvrissement organisé de la culture populaire, au profit de celle des élites passées. Pratiquement tout ce qui pensait et créait est passé par les camps ou par les armes, ainsi que beaucoup de paysans et d'artisans, sans parler évidemment des ecclésiastiques et croyants. Il s'est institué un esclavage d'état qui ne disait pas son nom, avec des quotas d'arrestations pour fournir des travailleurs gratuits corvéables à merci, et un servage d'état pour les paysans, soumis aux instructions absurdes de fonctionnaires déconnectés de la terre et hostiles à la nature. D'innombrables monuments d'une fabuleuse beauté ont été détruits, ce qui permet à certains intellectuels d'affirmer aujourd'hui que les Russes n'ont jamais rien créé de bon ni d'original et de continuer à mépriser ce qui subsiste. Je pense avec Dostoïevski que le bonheur de l'humanité ne vaut pas une larme d'enfant, et du reste, à l'issue de tout cela, n'est pas venu le bonheur mais l'effondrement de la Perestroïka et la mise à sac libérale du pays.
Cette mise à sac libérale, la complicité  de hauts fonctionnaires pourris avec des puissances étrangères avides d'achever le pays et de le dépecer, sont à l'origine de beaucoup de réactions du genre de celle de Rouslane.
Nous sommes tombés d'accord sur le fait que le communisme a eu parfois des effets secondaires bénéfiques, le principal étant d'avoir protégé la Russie du consumérisme occidental et de ses idéologies sociétales délétères jusqu'en 90. Cela a sans doute été providentiel, et d'ailleurs rien n'est jamais totalement négatif...
En l'absence d'un monarque, et face à la formidable et infâme dictature mondialiste qui se met en place, il est actuellement possible que le seul moyen d'échapper à cela, et de retrouver ce sentiment de communauté (sobornost) qui faisait du peuple russe une famille sacrée pénétrée de sa mission chrétienne, une reprise en main collective du pays, accompagnée de l'expulsion de sa pourriture libérale soit la seule solution. Entre une forme de collectivisme réactionnel et le libéralisme mondialiste, mon choix serait tout de suite fait. Et cela d'autant plus que l'ultra capitalisme bancaire nous spolie aussi bien que le communisme, il y a un moment que je l'ai compris, la propriété chez nous est devenue une illusion.
En revanche, je ne peux absolument pas blanchir le communisme du sang versé et des destructions culturelles irrémédiables qui ont été son oeuvre.
Rouslane m'a proposé de faire mon bricolage: "Vous êtes quelqu'un de trop modeste, je vous l'avais proposé, et vous n'en profitez pas."
Je vois arriver mon départ avec une véritable terreur. Rosie sera casée auprès de la dresseuse de chiens. Mais laisser les chats, et la maison en plein hiver... J'aurais préféré partir en mars, mais je n'ai pas le choix.

L'aube, la lune, le lampadaire


Bonnes résolutions...

J'ai proclamé que pendant le carême, j'essaierais de ne publier ou de ne commenter sur Facebook que des nouvelles ou articles ayant trait à l'orthodoxie, à la culture, et même aux chats et aux chiens (mais pas à la maltraitance animale), en fuyant les polémiques sur des sujets sociétaux ou politiques. Mon oncle Henri a déclaré que c'était là un serment d'ivrogne. Mais je ne me suis pas risquée à un serment, tout juste à de bonnes résolutions...
Aussitôt après, sur la page d'une douce artiste peintre à thème religieux, je me suis prise de bec avec une créature qui me traitait de raciste, parce que je voyais dans le fait de faire jouer l'incarnation de la jeune fille russe qu'était, pour Tolstoï, son personnage de Natacha Rostova par une noire. Il est raciste pour cette intellectuelle russe pleine de titres universitaires, trop intelligente pour lire vraiment ce que les gens écrivent ou ce qu'ils disent, et pressée de leur coller une étiquette infamante, de considérer qu'une Natacha noire est un non-sens et même un sacrilège, comme une Jeanne d'Arc, un Achille, un Lancelot ou une Marguerite d'Anjou, ainsi qu'on l'a fait ensuite en Europe. Tant que cela se passait aux USA, je pensais que c'était dû à la connerie et à l'inculture des Américains, mais non, c'est une politique délibérée, l'intellectuelle de broussaille ne voit pas où ça mène, elle est trop intelligente pour cela et m'accuse de me croire supérieure à ses semblables, eh bien peut-être pas supérieure, mais plus lucide et plus honnête, certainement.
Devant sa mauvaise foi péremptoire et agressive, ses arguments spécieux, j'ai ressenti soudain une rage noire: c'est là l'équivalent russe de l'intellectuel français haïssable, tous ces médiocres pompeux et diplômés qui selon le mot de Céline "branlent l'accessoire pour mieux négliger l'essentiel." A l'intérieur de ce qu'on appelle l'intelligentsia, ici ou chez nous, on trouve majoritairement ce genre d'individus et fort peu de créateurs profonds et honnêtes qui ne se laissent pas embarquer par les idées toutes faites, l'air du temps, le snobisme, le convenu politiquement correct, et témoignent de ce qu'ils voient et entendent.
Je lui ai dit que je n'avais pas à me justifier devant elle de ses étiquettes idiotes et pour finir je l'ai envoyée se faire pendre.
La douce artiste peintre a tout supprimé!
Une des objections que j'ai vu passer, c'étaient les adaptations japonaises de Dostoïevski ou Shakespeare par Kurosawa, que des gens si intelligents et si diplômés et si contents d'eux ne fassent pas la différence me laisse profondément perplexe. Car je ne serais pas choquée que des Africains transposent quelque chose de la culture occidentale dans leur contexte, alors que je le suis par une falsification de la culture occidentale opérée par des gens qui ne sont pas africains ni afro-américains du tout.
Je n'ai pas envie de voir Kay et Gerda, de la Reine des Neiges, noirs comme des pruneaux, ils sont couleur de neige, de glace et de ciel bleu, couleur de leur pays. Je n'ai pas envie de voir le blond Achille joué par un noir alors qu'il n'y avait pas le moindre noir en Grèce à l'époque, ou un Alexandre Nevski noir. Et je ne pense pas qu'un Nelson Mandela ou un Martin Luther King ou un Jimmy Hendrix joués par des Suédois emporteraient l'adhésion de ces mêmes tortilleurs de cervelle qui me traitent de raciste pour le seul crime de tenir à nos peuples d'Europe, à leurs traditions, à leur culture, à leur aspect physique, à leur mentalité et à leur foi.
En fait, ce qui a enragé la dame, c'est que j'ai dit de l'opinion d'une autre diplômée apparemment intouchable que c'était un tissu de sophismes tordus destinés à nous faire accepter notre propre disparition. Il y a des gens que, lorsqu'on est un simple mortel, on n'a pas le droit de critiquer, on n'a pas le droit de s'écrier sur leur passage que le roi est nu, cela ne se fait pas. Mais au risque de paraître immodeste, oui, je les trouve quelque peu crétines, les dames en question, crétines mais astucieuses, retorses, fausses ce qui est la marque du diable qui occupe leur esprit. Tellement fausses, comme me le disait une amie, qu'elles ne savent même plus qu'elles le sont et ne savent pas non plus ce qui est vrai. A quoi leur sert leur "intelligence" homologuée, si elles sont d'abord incapables d'écouter et de percevoir ce qu'on exprime sans l'interpréter à travers le filtre de leurs préjugés, et sans stigmatiser aussitôt le contradicteur, et d'autre part d'avoir une vue d'ensemble de ce qui se passe dans le monde et nous mène à notre perte?
Néanmoins, cette altercation m'a tourné les sangs, comme on dit, et ramenée à mes bonnes résolutions du carême: ne pas se laisser entraîner dans des polémiques inutiles et déstabilisantes.
Ce matin, en disant mes prières, je me rendais compte du bien que cela me faisait, et pourtant, il m'est toujours difficile de m'y mettre, pourquoi diable, si j'ose dire?
Toutes les prières ne me font pas un bien équivalent, d'ailleurs, il en est de plus inspirées que d'autres, les meilleures étant à mes yeux les psaumes, et la prière de Jésus. Je priais dans ma cuisine, là où j'ai accroché l'icône donnée par mon amie Olga, une icône naïve ancienne de Sibérie, où la mère de Dieu protège deux moines, peut-être les commanditaires, car ils n'ont ni auréoles ni inscriptions, comme on en ont les saints, d'ordinaire. Cette icône n'est pas canonique, mais elle me semble, malgré ses maladresses, d'une composition équilibrée, avec des lignes fermes, et quelque chose de vibrant, ces anges qu'on devine dans la grisaille, quelque chose de fervent, et de bénéfique qui se dévoilait à mes yeux avec évidence. Au dessus d'elle, j'ai un Christ dans le même style, acheté autrefois à Pereslavl, pas très canonique non plus, et le regardant, je voyais sa ressemblance avec un prêtre russe de village, plein de bonté et de simplicité. Lequel prêtre russe, s'il était saint, pouvait devenir "pareil au Christ" selon la formule consacrée, avec sa bonté, sa simplicité, et sa tête de Russe. Peut-être le peintre naïf a-t-il donné au Christ les traits de ce qu'il connaissait dans le genre, dans sa paroisse ou au monastère voisin. Parfois, ces séances de prière, pas assez régulières ni assez prolongées, me mettent les larmes aux yeux, elles sont traversées de visages connus de moi, et souvent disparus, de présences qui intercèdent ou au contraire, attendent mon humble intercession de pauvre chrétienne ordinaire, flemmarde et encombrée de toutes sortes de petites passions. Je vois tout à coup, intérieurement, mon père Placide, et j'ai la certitude que m'ayant envoyée ici, il reste attentif à mon sort. Je vois maman qui continue à me manquer, et tous ceux que j'ai aimés dans ma vie et qui sont déjà partis. Je vois des gens pas toujours très proches et qui sont dans la détresse. C'est, j'en suis sûre, tout ce monde invisible qui m'empêche de paniquer là où je devrais logiquement le faire, seule ici, ne sachant pas où et comment je serai soignée quand la vieillesse me causera trop d'ennuis.
A côté de ces deux icônes, j'ai des icônes en métal de vieux-croyants, qui m'ont été offerte, et mon désir le plus cher serait la réunion de l'Eglise nikonienne et des vieux-croyants, du moins ceux qui ne sont pas partis dans d'étranges dérives par trop sectaires, car les vieux-croyants ont gardé un héritage que les nikoniens ont renié et qu'il me paraît fort nécessaire de retrouver, qu'ils ont récupéré en partie, d'ailleurs, ces derniers temps.
J'ai aussi deux petits objets, une couronne de tissu et un cœur en pâte à sel qui me viennent d'Anne Frinking, et me rappellent mes orthodoxes de Solan, et tout en haut, une croix de bois achetée au monastère saint Martin de Cantauques, quand j'y suis allée avec Henri.
Quand j'étais à Cavillargues, je priais presque toujours dans la nature en promenant Doggie, et sa splendeur m'apparaissait plus vive. Mais ici, les intempéries me ramènent au coin des icônes, à leur veilleuse et aux deux cierges allumés.
Il est tombé beaucoup de neige, peut-être soixante centimètres. Il fait beau, la lumière est radieuse, la neige scintille, mais entre le froid et mon genou douloureux, j'ai du mal à sortir, à aller tituber dans les congères ou sur la glace...
Rosie le fait volontiers, et curieusement, j'observe chez elle une activité nocturne, comme chez les animaux sauvages.
J'ai publié un extrait de mon livre, celui qui a été édité aux éditions Rod, parce que je suis la seule à pouvoir m'occuper de sa promotion, et le genre de choses que j'écris trouvera difficilement écho dans les cénacles médiatiques et culturels occupés par des individus du genre des intellectuelles dont j'ai parlé plus haut.. Comme disait ma tante, si tu ne souffles pas dans ton trombone personne ne le fera à ta place. Je ne cherche pas la gloire, et je n'aime pas faire ma propre réclame, mais je n'écris pas pour mon tiroir, j'écris pour témoigner. La gloire est premièrement "le linceul éclatant du bonheur" et deuxièmement, quelque chose qu'on doit en vieillissant considérer avec un certain détachement! De toute façon, j'ai toujours eu conscience que si j'avais quelque talent, je n'y étais vraiment pour rien. En revanche, il me revient d'écrire, ce que j'ai trop peu fait, et de publier. J'ai vu dernièrement une série de photos sur une vieille dame qui se donnait pour but de "témoigner de la beauté", avec son exquise maison, son ravissant jardin, et ses dessins, eh bien oui, je me sens la vocation de témoigner de la beauté, de la noblesse, de la tradition, du sacré, dans un monde qui en est de plus en plus dépourvu. C'est le seul sens que je vois à mon existence absurde et solitaire.